Territoires du cinématographe V


Journal d’une résidence de création artistique et de médiation culturelle en Ardèche

La lectrice ou le lecteur souhaitant connaître la raison d’être de ce journal peut en lire l’introduction, exposée en préambule à sa première livraison1.

Cinquième partie : un été sous les étoiles, en chemin, 6 juillet – 9 août 2020

Résidence en suspens depuis mars, n’était ma conversation avec Patrick Dallet, enregistrée en avril par visioconférence faute de pouvoir le visiter dans son cinéma de Privas, et publiée en juin2. En suspens aussi, la question de savoir de quoi l’été cinématographique en Ardèche serait fait. Les habituelles projections en plein air auraient-elles lieu ? Les États généraux de Lussas ? Nonobstant le désarroi dans lequel leur abandon plongerait leurs organisateurs et leurs publics, la suite de ma résidence aussi en dépend. Sans ces événements, mes « territoires du cinématographe » n’en seraient qu’un parage incomplet.

Initialement annoncée pour mi-juin, la décision du maintien ou non du festival documentaire lussassien a finalement été communiquée le 11 juillet : « il n’y aura malheureusement pas de 32e édition du festival à proprement parler »3. Cet « à proprement parler » euphémisant le projet de ne pas laisser tout à fait vide le paysage ainsi pourtant déserté, et de montrer du « cinéma malgré tout » – tel est le nom d’un programme de ces séances d’été. Elles se donneront selon des modalités et un calendrier se définissant petit à petit4, pour un public restreint, dont j’aurai plaisir à être. Mais avant cela, début juillet, la Maison de l’Image d’Aubenas a présenté son programme de « Cinéma sous les étoiles »5, et Moïse Maigret m’a envoyé celui des projections en plein air d’Écran Village, son association basée à Vernoux-en-Vivarais6.

Quelque chose donc a lieu. Quelque chose d’à la fois tout à fait pareil et tout à fait différent de ce qui était prévu, de ce que j’avais imaginé, de ce que le département, les associations, les femmes et les hommes qui les font vivre avaient imaginé. Quelque chose de réjouissant parce qu’il n’y a pas rien. Mais laissant un goût étrange, parce que ce qu’il y a plutôt que rien a lieu sous un régime insatisfaisant, comme porté par l’obsession du temps perdu, l’incertitude du temps prochain, et générant des questions qui n’ont aucun rapport avec le cinéma et le territoire. Ou alors un rapport tellement vaste et subjuguant que cinéma et territoire s’y dissolvent dès les premières tentatives de réponse.

Ayant depuis début juillet bourlingué de projection en projection dans le paysage de ces montagnes que je ne connaissais pas, ce peu qui a lieu j’ai donc voulu le raconter par l’image et le texte. Mais le raconter comment ? Comme de nouvelles contrées de mes territoires du cinématographe, puisque tel est mon travail ? Ou comme de nouvelles contrées de ces territoires, certes, mais visitées à l’âge de la peur, puisque telle est la réalité ? Autrement dit, dois-je faire semblant de rien et ne parler que de cinéma et de territoire, ou prendre en compte la situation sanitaire en intégrant la manière dont elle transforme l’un et l’autre ?

Le lieu où cette transformation se joue de façon la plus flagrante, c’est le masque facial. Lorsque j’ai pris mes premières photographies de spectateurs masqués arrivant dans une salle, je me suis senti mal à l’aise. Un malaise diffus, imprécis, sans doute agissant autour de l’idée que « ce n’est pas la vie ». Mais pareillement, lorsque j’ai pris des photographies de plusieurs centaines de personnes non-masquées, assises côte à côte face à l’écran sous la Voie lactée, je me suis senti tout aussi mal à l’aise, cette fois me demandant : « ce comportement relève-t-il de l’inconséquence ou de l’exercice d’une forme de liberté ? ». Entre les deux, comment faire le départ entre ce qui est juste, raisonnable, respectueux, pour autrui et pour soi, et ce qui ne l’est pas ? D’ailleurs le faut-il ? Sans doute que non : fondamentalement il ne le faut pas – mais nous n’avons pas le choix, car sauf au prix d’une nonchalance qui paraîtrait à la fois complaisamment aveugle et absurdement docile, il est impossible de ne pas poser cette question. Notre expérience sociale y est ramenée par des rappels quotidiens. Chacun décidera.

Cette situation je peux pour ma part tenter d’en penser quelque chose, je peux plus probablement échouer à en rien penser de cohérent tant elle est complexe, mais en tout état de cause, je dois la photographier. Ce qui, quant au masque lui-même, me pose au moins trois problèmes.

L’un est esthétique : j’ai beau opposer mes facultés de discernement à la tentation d’un jugement péremptoire, s’agissant de cet accessoire c’est raté : ce masque est moche. Il enlaidit l’humain. Personne n’y échappe. Il uniformise les gens dans une laideur clinique. Ce faisant il rend aussi mes images laides, ce dont au demeurant on se moque, mais en vérité qui m’empêche de travailler. Je ne trouve pas de chemin formel pour dépasser cette laideur sans virer hors sujet.

L’autre est sémiologique : on ne voit plus que lui. Ce masque est sur-signifiant. Il anéantit tout autre sens. Face aux spectateurs masqués, je ne trouve pas non plus de chemin formel pour continuer de dire ce que je suis censé dire, en l’occurrence « cinéma et territoire ». Mes photographies ne disent plus que « masque ». C’est plus fort qu’elles. Peut-être est-ce affaire d’incompétence, ce que je suis volontiers prêt à reconnaître, mais cela ne m’aide pas, car c’est bien moi qui ai ces photographies à réaliser.

Ce désastre, de deux choses l’une : soit je le transforme en geste créatif, par exemple en dramatisant la situation, ou en la surjouant, ou en la critiquant, etc. Il y a là un sujet, sans nul doute, et pléthore de photographes sur la place prêts à le traiter avec panache. Certains ont probablement déjà commencé. Mais cela déplacerait la thématique de cette résidence sur un terrain qui non seulement ne m’intéresse pas, mais risque de ne pas davantage intéresser mes commanditaires.

Soit je décide que c’est comme ça et qu’il n’y a pas le choix. Cette année, les spectateurs arrivent-ils masqués dans les lieux clos ? Très bien : je photographie le réel tel qu’il se présente, sans me poser davantage de questions. Même si pour moi mes images disent « masque », ce ne sera pas nécessairement le cas pour leurs destinataires, que ce masque ne perturbe peut-être pas plus qu’un chapeau ou une chemise. Et je pourrais alors me convaincre – puisque toutes les images de tous les sujets tôt ou tard diront « masque » avant de dire ce qu’elles devraient dire – que viendra un temps où l’on s’y sera habitué, et ne le voyant plus, où l’on recommencera naturellement à lire le sens derrière le masque. Plus tard viendra sans doute aussi un temps où ce masque reprendra sa place en tant que symbole de la période actuelle – et le pas sur les autres sens : dans l’hypothèse optimiste et purement théorique où dans vingt ans tout ceci fasse partie de l’Histoire, devant de telles images sans doute se dira-t-on : « Oh ! c’était la première année de l’épidémie ! Rappelle-toi, c’était en quelle année déjà ? ils portent tous des masques ! ». En attendant, en opérant de cette façon je ferais mon travail sans prêter à ce masque plus d’attention qu’à un autre signe. En bref, je le photographierais comme normal.

Cette réponse à le mérite de la simplicité. Mais elle introduit enfin un problème d’ordre éthique : photographier le masque comme normal, sans nul biais critique ou artistique, c’est reconnaître cette normalité comme ayant été acceptée, donc comme acceptable. Est-ce que je veux réellement dire cela avec ma photographie ? Est-ce que je veux participer par mon langage, quelque modeste qu’il puisse être, à inscrire dans le temps le fait qu’en 2020 l’humain a basculé dans ce nouveau rapport à autrui, et s’en accommode ? Est-ce même mon travail ?

J’en suis incapable. Je ne peux pas considérer cet objet et ce qu’il signifie de façon neutre. Ni me borner à l’ « interroger ». Dans un texte de Jörg Colberg que j’avais traduit autrefois7, il se moquait des photographes qui, invités à dire un mot de leur pratique, affirment « interroger » telle ou telle question. Non : vous n’interrogez pas ! disait Colberg : photographier, c’est prendre position. Prenons. Il peut être utile, en ces temps binaires, de rappeler que prendre position ne signifie pas automatiquement diviser le Monde entre gentils et méchants et se mettre du côté des uns ou des autres. Prendre position implique de poser un acte de pensée face à la complexité du Monde. La vie n’est que rarement booléenne.

Alors ma position, la voici. Ce masque conteste notre humanité. Peut-être même la nie-t-il. Ou plutôt, il la détériore. Ou la blesse. Et l’amoindrit. Je n’ai pas le mot juste. Je le porte quand je sors, parce que sanitairement c’est mieux que rien. Je pourrais ajouter que je me plie à cette contrainte parce que si je veux sortir je n’ai pas le choix, mais ce serait faux. Car bien entendu, j’ai le choix. Nous l’avons tous. Cette situation nous oblige en effet, entre autres choses, à reconsidérer notre rapport à l’obéissance et à la transgression, tant il est pris de décisions sans notre accord pour notre bien et notre sécurité. Je pourrais souhaiter entreprendre de désobéir à cet endroit précis. Mais en l’espèce, la forme de résistance qui consiste à sortir non masqué en façon de pied-de-nez à l’autorité ne m’intéresse pas et ne me semble productive de rien, sans compter que c’est une bête manière d’engraisser le Trésor public. En vérité à mon avis, la question n’est pas là. Le dilemme ne se situe pas entre porter ou non un masque mais bien entre sortir ou pas. Le problème n’est pas sanitaire mais anthropologique. Ce qui est choquant n’est pas que nous acceptions sans résistance l’ordre donné, c’est que nous semblions avoir si vite incorporé ce nouveau lexème à notre vocabulaire collectif. Notons que pour le moment il est majoritairement en usage dans nos activités consommatrices, puisque rares sont les occupations en intérieur accueillant du public qui ne le soient pas8. Ce détail deviendra peut-être signifiant avec le temps. À l’épicerie, au supermarché, au garage, chez le libraire, au cinéma, au café associatif du village d’à-côté où je tenais le bar l’autre jour, l’expérience sociale est devenue intimement dérangeante et triste. Sortant masqués, nous sommes en train de renoncer, avec une tolérance inouïe, à quelque chose qui nous constitue. La rencontre avec autrui se trouve appauvrie d’une part de son sens, de sa potentialité d’imprévu, par la disparition de son lieu premier, le visage.

« Je finirai bien par lire un jour Emmanuel Lévinas », m’étais-je avancé dans la première livraison de ce journal. En faisant naguère des recherches sur son idée du « visage » afin de savoir qu’en lire et comment, j’étais tombé sur cet avertissement, parmi d’autres de la même veine : « Le mot “visage” tel que Lévinas l’utilise rompt avec les usages courants de la langue. Il ne renvoie pas ou pas seulement à une forme visible et reconnaissable. »9 Et je m’étais dit : bon, si un visage n’est pas un visage, alors tant pis : je n’y comprendrai rien avant d’avoir lu cent autres livres qui me mèneront éventuellement un jour à ce concept de visage, mais que je ne lirai pas. Et mon quotidien de photographe m’avait rattrapé.

Entretemps, de feu ma tante qui, en classes de poésie et de rhétorique (la première et la terminale belges), me faisait réviser aussi bien Tite-Live et Salluste que Rilke et Verlaine, j’ai hérité d’un exemplaire de Totalité et infini10. Et l’autre jour en voyant ces spectateurs masqués arriver à la séance, j’ai repensé à Emmanuel Lévinas et à son histoire de visage. Désormais c’est donc chose faite : j’ai lu Lévinas. Ou plutôt je l’ai approché – je ne voudrais pas passer pour maîtrisant ce que je ne maîtrise pas. Je n’ai pas le moindre début du bagage théorique nécessaire à une lecture constructive et intelligente de Totalité et infini. En essayant d’entrer dans les chapitres « Visage et sensibilité », et « Visage et éthique », j’ai pour ainsi dire trouvé porte close. C’est comme vouloir passer de Cat Stevens à Meredith Monk sans s’être arrêté à Brian Eno ou John Cage. Et encore. À mon niveau, j’ai plutôt l’impression de venir tout droit de Duran Duran.

Et puis j’ai trouvé sur un site Internet de la radiophonie publique une explication de texte11 où l’on peut lire de Lévinas lui-même : « La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. »12 Et ça, ça va. Je comprends. Il y a le visage de l’autre tel que je le perçois ou le reçois, et ce visage ouvre sur quelque chose d’un autre ordre, qu’Emmanuel Lévinas nomme aussi « visage ». S’en suit un cours sur cette affaire tout en pédagogie et subtilité. Reprenant alors les chapitres qui m’avaient résisté, plusieurs passages se sont éclaircis. Eh oui ! Car je n’ai jamais rien vu d’autre dans un visage. Dans un visage, je ne regarde jamais une forme, ni même une beauté. J’ai toujours vu d’abord une porte ouverte vers l’infini – et parfois, à mes dépens d’ailleurs, vers une réponse à l’infini. Je ne regarde pas un visage. J’y entre à petits pas, pour autant qu’il me semble en avoir reçu l’autorisation par je ne sais quel signe, encore qu’avec précaution tant il y a là de fragilité. Je voudrais ne rien heurter. Mais je n’enregistre aucun des signes tangibles que je perçois. Je suis par exemple incapable de dire la couleur des yeux de mes proches : mère, père, sœur, épouse, fille, amies et amis… Je n’en sais rien. Les cheveux, je dois réfléchir. Les formes ? Comment pourrais-je les décrire ? Aucune idée. Donc ce que je reçois quand je rencontre un visage, ce ne sont jamais ses traits, mais c’est toujours une porte. Ouverte ou fermée, mais une porte. Et si elle est ouverte, c’est vers l’infini de la fragilité, ou des réponses à la fragilité, d’autrui.

Or ce qui m’est ravi en ces temps masqués, c’est exactement cela : la possibilité d’autrui. En me dissimulant son visage, autrui rompt l’invitation à dialoguer avec sa singularité de personne unique, irremplaçable. À sa singularité fait place la multitude des mêmes masqués. Certes ce sont des « presque mêmes », car il reste les yeux, les rides au bord des yeux, le front et la chevelure qui distinguent chacun de son voisin et, à bien y regarder, un sourire d’une moue. Mais c’est un pis-aller. Emmanuel Lévinas nous dit que le « visage » d’autrui ne se limite pas à ses traits physiques, et qu’il est au contraire le lieu où autrui s’expose à nous, absolument lui-même, dans sa nudité13, donc dans sa vulnérabilité. Et par cette vulnérabilité mise à nu, le visage d’autrui nous invite à assumer notre responsabilité en entrant avec lui dans une relation éthique, c’est-à-dire en entrant en dialogue plutôt qu’en cédant à la tentation de profiter de cette vulnérabilité. En la masquant derrière ce heaume inexorable, quand bien même nous le faisons pour contrer la menace sanitaire et mortelle dont autrui est désormais potentiellement porteur ou pour le protéger de celle que nous représentons, nous masquons ce qui nous rend humain, et dénions à quiconque la principale possibilité de nous considérer humain.

Ainsi, les autres masqués sont réduits par ce masque à un flux d’objets mouvants, sans expression et sans socialité. Dans ces conditions, devoir photographier ce qui a lieu revient pour moi à devoir photographier des robots. J’y échoue. Peut-être faudrait-il l’intelligence d’un Vincent Fournier pour y parvenir ? Dans sa série Man Machine, le photographe met en scène le lien entre robots et humains en s’inspirant, dit-il, de « la théorie scientifique “la vallée de l’étrange” du roboticien japonais Masahiro Mori, selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. »14. Man Machine n’est pas tout à fait comparable à notre présent car chez Vincent Fournier le sujet reste la dialectique humain/machine, mais ce qui se joue avec ce masque est peut-être un peu de cet ordre – avec Soi dans le rôle de l’humain, Autrui dans celui de la machine. Nous sentant nous-mêmes inchangés en tant qu’humains car nous ne nous voyons pas masqué, privés du visage d’autrui, donc à présent seuls avec notre humanité, nous évoluons dans un monde où les autres humains sont devenus des corps similaires à des humains mais sans visage, évitant d’autres corps similaires à des humains mais sans visage. Des robots évoluant vers leur tâche, le plus vite possible car l’espace public est devenu un impossible non-lieu. L’ « imperfection » du « robot-autre », c’est ce masque, cet artifice universel, cette différence-similitude infranchissable, qui nous le rend monstrueux malgré notre proximité apparente.

*

« Pour sûr, le réel tue, de même que le déni du réel ;
mais au moins, quand le réel pose ses mains sur moi, je le sens. »
– William T. VOLLMANN15

 

Pour ma part je préférerais ne pas avoir à manœuvrer dans un monde sans sourire, sans regard, sans visage, amputé de cette partie du sensible. Mais je ne veux pas davantage être dans un monde où les gens se moquent de contaminer ou d’être contaminés. Cette aporie est insupportable. Alors quoi ? Rester tant que faire se peut hors du monde pour avoir le moins souvent possible à se confronter à ce qu’il nous offre désormais comme alternative ? Le phantasme hypocrite de l’autarcie n’est pas loin, qui à mon avis est une des facettes de la mort – quitte à choisir la mienne, j’en choisirais une autre. On peut sinon espérer que cette situation soit temporaire et que bientôt l’on revivra non-masqués. Rien n’est moins sûr pourtant. Et parfois je ne l’espère même pas, tant est atterrante la frénésie avec laquelle nous avons repris nos habitudes nocives dès que nous en avons reçu l’autorisation – mais cela est un autre débat.

Comment faire maintenant pour poursuivre cette résidence ? Commenter cette situation n’est pas ce qu’on m’a demandé. J’aurais aimé que les choses fussent ce qu’elles auraient dû être et de cette résidence, ne dire que « cinéma et territoire ». Mais elles ne le sont pas. Alors quoi ? Sans doute pour l’instant la seule attitude documentaire acceptable est-elle de ne pas photographier de robots, et de me taire à cet endroit-là, tout en continuant à photographier le reste.

Aubenas et Thueyts, lundi 6 juillet

Arrivé vers midi à Aubenas, je vais déjeuner avec Philippe. En rentrant vers la Maison de l’Image, on visite le garage où est entreposé le camion de l’association, chargé du matériel de projection pour les cinquante-et-une dates du cycle de « Cinéma sous les étoiles » prévues cet été. L’idée est de photographier le véhicule, tout beau avec ses lettrages refaits. Il est garé à côté d’une Renault 25 GTS comme neuve, couleur champagne.

Hormis la 2CV que m’a léguée mon père, ainsi qu’un vague phantasme de Facel-Vega contracté dans La Voiture immergée de Maurice Tillieux16 et auquel je n’ai associé Albert Camus que bien plus tard, les automobiles m’intéressent peu. Mais ne pouvant photographier le camion seul à cause de la disposition du hangar, il m’a fallu intégrer cette jeune ancêtre à mon cadre. J’ai vu le résultat depuis, qui peine à dire davantage que ce qu’il dit. Mais au moins cela m’a-t-il permis de repenser à cette époque. Quand ce modèle de voiture est entré en production, en 1984, lorsque j’allais au cinéma c’était à l’Eldorado, place De Brouckère, et plus rarement à l’Acropole de la porte de Namur. Ce n’est que plus tard que je découvrirai les petites salles de quartiers : le Styx, l’Actor’s Studio, l’Aremberg – où pendant l’été 1990 j’absorbai pour ainsi dire corps et âme et deux par deux l’intégralité du Décalogue de Krzysztof Kieslowski17 –, et le Musée du cinéma, à la porte duquel un distributeur, tel ceux qui, ailleurs et pour d’autres, délivraient bonbons ou préservatifs, vous éjectait le programme du mois contre une pièce de vingt francs belges. C’était une feuille de papier pliée en seize, lettrée serrée, livrée dans un étui en carton, épais comme Le Soir du weekend mais à peine plus grand qu’une boîte d’allumettes. Je me souviens y avoir vu des documentaires polonais sur les grèves de mineurs et les origines de Solidarność, et l’intégrale de Marcel Carné, à cinquante francs belges la séance, ce qui à Bruxelles est resté longtemps le prix d’une bière. Mais revenons à l’ancêtre : quand Renault a cessé de commercialiser la R25 en 1992, le cinéma, comme tant d’autres champs de nos vies sociales, avait changé de monde. L’Eldorado s’appelait dorénavant l’UGC De Brouckère et l’Acropole deviendrait bientôt l’UGC Toison d’or. La musique avait suivi la même pente. Un jour de décembre 1989 j’avais pris le bus depuis Bruxelles pour aller voir U2 et BB King au Palais Omnisports de Paris-Bercy. La salle parisienne résistera plus longtemps que les cinémas de Bruxelles à l’uniformisation, mais fut finalement renommée elle aussi, en Accor Hotel Arena. Essayez d’imaginer Jacques Higelin accueillant son public en disant : « Accor Hotel Arena, celui qui va chanter te salue ».

Et comme ça, de souvenir en souvenir, le petit fourgon de cinéma itinérant artisanal, avec sa R25 veillant sur lui comme pour qu’il le reste, me réjouissent par leur modestie tenace.

Dans ce hangar je reçois par ailleurs confirmation que mon Leica est en train de prendre ses distances d’avec l’idée que je me faisais d’un outil utilisable. C’est un M9-P de huit ans d’âge, ce qui n’est pas rien, mais insuffisant eu égard à la perfection que son fabricant prétend vendre. Un M6 ne faiblit pas à ce rythme, qui fonctionne même sans pile pour peu que l’œil sache se substituer à la cellule. Dommage que je n’aie pas osé entreprendre cette résidence en argentique. À l’ère électronique, Leica vend un boîtier certes excellent quand il fonctionne, mais sujet aux mêmes sautes d’humeur que les autres tas de silicium, et suprêmement idiot quand il ne veut pas fonctionner. Sur le mien, une frange verte dégradée apparaît sur le bord supérieur des images du camion, à côté de la fenêtre du garage derrière le véhicule. C’est la seconde fois en quelques semaines, à nouveau sur des photographies intérieures où une fenêtre ouvrant vers dehors crée un contraste important avec le dedans. En appelant la boutique qui me vendit jadis ce boîtier, j’apprends qu’en outre son capteur finira probablement par rouiller. J’en déduis qu’il va falloir me réintéresser sous peu au matériel. C’est l’aspect de mon métier que j’apprécie le moins : identifier l’outil. Quand c’est fait, quel qu’il soit, lorsque je l’acquiers je suis soulagé. Ce que j’ai l’impression d’acheter c’est le luxe de ne plus devoir y penser. Raté en l’occurrence. Ce n’est pas bien grave, mais pas anodin non plus. Le rapport à l’outil est consubstantiel du langage, dans le champ photographique comme dans d’autres de la parole humaine. Je me demande si en cinéma cette question se pose de la même façon et si le matériel devient aussi vite caduc ou obsolète.

Un bout d’après-midi à la Maison de l’Image, que je n’avais jamais photographiée. Je tourne autour de la villa dans le parc pour lui trouver un angle qui lui aille bien entre la vigueur du soleil et l’ombre des frondaisons. Je tourne longtemps dedans aussi, à regarder de vieux projecteurs et des bandelettes de rushes accrochés ça et là.

Puis nous partons vers Thueyts avec Philippe et Julien Poujade. Deux événements ce soir. D’abord la réouverture de La Vesprade, le petit cinéma du bourg exploité par la Maison de l’image. On y donne à cette occasion un film pour les enfants, qui sont au rendez-vous dans une ambiance joyeuse. Les gamins excités par mon appareil me rappellent la bizarrerie de mon rôle. Et à la tombée de la nuit, projection sous les étoiles dans la cour du château de Blou. C’est le film de Nicolas Bedos, La Belle époque18. La projection est offerte par la municipalité. Le maire est présent. Philippe, qui accueille le public derrière sa table garnie de l’attirail sanitaire de rigueur pendant que Julien règle le projecteur depuis le camion, surjoue avec bonhommie son rôle de directeur de la structure portant cette soirée. À chaque entrée il reprend : « Mesdames et messieurs bienvenue, non vous ne me devez rien, c’est gratuit, vous pouvez remercier Monsieur le maire ici présent, qui offre ce soir la séance ». Monsieur le maire ne sait plus sur quel pied danser. Sur aucun, en fait : il n’est pas là pour danser, mais pour être maire. Il se réjouit statiquement de la bonne fréquentation de sa séance. Un groupe d’une dizaine d’adolescentes s’installent sur les marches du château avec pique-nique, couvertures, oreillers, affalées les unes sur les autres, l’air d’être au bon endroit. Je ne serais pas étonné d’y trouver ma fille. Le public est nombreux. Le lieu magique. Les étoiles innombrables. Et le film, un pensum néo-libéral. Un entre-soi anachronique. Fanny Ardant et Daniel Auteuil, en tant qu’acteurs, m’y font penser au personnage d’Isabelle Huppert dans White Material de Claire Denis19, qui ne veut pas comprendre que le monde dans et pour lequel elle a vécu et auquel tout ce qu’elle pense et croit se rapporte, est en train de disparaître, ou a déjà disparu. Bon sang de bon dieu, Bedos fils, avec le père que vous venez de perdre, n’avez-vous rien de plus positivement prolétaire à raconter ?

Au bout du pensum le public s’en va, non sans participer gaiement à l’entassement dans un coin de la cour des bancs qui leur ont servi de fauteuil. Je découvre que démonter le cinéma ambulant prend une demi-heure. Nous sommes de retour à Aubenas vers une heure après quoi l’amitié prend le relais et le sommeil du retard.

Château de Crussol, Saint-Péray, mercredi 22 juillet

J’ai commencé de chercher un nouveau boîtier. Je ne peux pas laisser le mien partir en réparation en Allemagne pour des semaines et rester sans outil de travail. Un photographe avec qui j’ai échangé à ce propos m’a appris le lancement récent d’un nouveau concept photographique – nouveau à la fois aux plans technique et commercial – et à mon sens philosophique : la société Silbersalz Film, à Stuttgart, naviguant sur la vague argentique dont j’ai dit un mot autrefois20 mais allant bien plus loin, propose des films négatifs couleurs basés sur une pellicule Kodak nécessitant un développement spécifique selon le procédé True Cinefilm ECN-2. Le prix de vingt euros pour un film de trente-six vues inclut le développement en question, la numérisation des négatifs et le transfert par Internet des fichiers haute-définition non compressés des images. Mais pas le retour des négatifs, facturé cinq euros supplémentaires – peu ou prou le prix de la poste. Il est normal de payer la poste, mais ce qui est singulier ici, c’est que récupérer ses négatifs soit conçu comme une option. Silbersalz s’engage à ce que les négatifs non réclamés soient détruits après un délai de deux mois. Fascinante est la quantité de problèmes soulevés par cette proposition à première lecture – c’est-à-dire sans préjuger de ceux qui pourrait émerger d’une analyse plus approfondie de ses implications –, au minimum dans les champs de la sociologie des techniques et de la philosophie de la création. Sous couvert de modernité cool, s’y trouve récusé ou altéré à peu près tout ce que je croyais savoir de l’exercice de la photographie et de son mode opératoire. La longévité du négatif par rapport au support numérique, la notion d’ « original » d’une photographie, les notions de propriété matérielle et intellectuelle, la confiance accordée à la firme, promettant d’effectivement détruire les négatifs abandonnés et ne pas les garder pour elle en se constituant des archives mirobolantes. Sans parler des enjeux écologiques de ce projet, renonçant par principe à aucune forme de frugalité numérique puisque son modèle repose sur le transfert de milliers de gigaoctets de données, et taisant les problèmes chimiques liés au développement des films, ce qui n’est pas nouveau, ou à la destruction à grande échelle des négatifs, ce qui l’est plus.

Ce soir c’est Écran Village qui projette Bohemian Rhapsody21 au château de Crussol, à Saint-Péray. Moïse m’avait suggéré de faire le déplacement pour la beauté du lieu. Il avait raison. Merci ! C’est un cirque au bord duquel est installé une scène imposante, et sur ses pentes, des gradins façon théâtre antique, tout en bois, surplombé par une colline occupée par les ruines du château. En contrebas, la ville de Valence. Les gens arrivent tôt. Ils déballent des pique-niques, débouchent des bouteilles, s’installent petit à petit. Des enfants jouent dans le sable sur l’esplanade entre la scène et les gradins. Ambiance de fête. Le cinéma comme occasion de se retrouver. Moïse et Ali, son acolyte de ce soir, tendent l’écran sur sa structure en métal, le lèvent à la poulie et haubanent le tout à des piquets fichés dans le sol. L’écran semble petit tant le lieu est grandiose. Au trente-cinq millimètres, en grimpant en haut des gradins sur un muret, il est tout juste possible de cadrer la ville à gauche, l’écran au centre, le public à l’avant-plan et les ruines à droite. J’ai une photographie. Quand l’obscurité est suffisante Moïse lance le film. En version française, langue presque drôle dans la bouche des acteurs de ce film profondément anglais. Derrière l’écran dans la nuit, les lumières de Valence brillent. La musique monte. La scène est prenante. Cela faisait longtemps que je n’avais pas écouté Queen, mis à part « Thirty-nine », qui est un peu à Queen ce que « Anyone for Tennis » est à Cream : une chanson qui s’est comme trompée de groupe. Je me demande pourquoi cette musique ne me touche plus autant qu’avant. Perte de naïveté ? D’une ancienne capacité à se laisser porter par une énergie brute ? Je ne sais pas. Ou est-ce simplement de vieillir ? Je repense à cette vidéo regardée l’autre jour, une interprétation de « Bohemian Rhapsody » à la guitare classique par Ben Pila22, techniquement éblouissante. À la fin de la première écoute je me suis dit ce qu’on dit dans ces cas-là : à jouer, ça doit être grisant. La seconde fois, je suis entré dedans. Cela fonctionne parce qu’on chante en même temps. Enfin, c’est façon de parler : le cerveau récite quelque chose en silence. Mais est-ce le destin du rock de se calcifier avec le temps ? J’aurai appris au moins une chose : que Freddie Mercury était le nom de scène de Farrokh Bulsara, d’origine parsie, ce qui me ramène au voyage, aux tours du silence des zoroastriens près de Yazd en Iran et aux funérailles célestes des Tibétains.

Salle polyvalente du Montfol, Le Béage, samedi 25 juillet

Le Béage, depuis Nyons, ça commence à faire loin. Deux heures trente de voiture. C’est presque la Haute-Loire. Toute la montée depuis Privas, et singulièrement les derniers kilomètres depuis Lachamp-Raphaël, sont magnifiques. La route semble flotter sur les ondulations du plateau. Je me serais cru sur les hauteurs de Gatlang au Népal, à l’asphalte près. Paysage quasi désertique. Un hameau, une ferme çà et là. De l’herbe. Rien d’autre. On a changé de dimension horizontale. D’altitude aussi, via un col à plus de treize cents mètres. Il faisait trente-cinq degrés à Nyons en partant, il n’en fait plus que vingt à l’arrivée, vers dix-neuf heures. Et comme on en annonce au mieux quatorze en début de nuit, le public risque d’avoir froid. La projection en plein air, prévue sur le terrain de football municipal, a donc été installée dans la salle polyvalente adjacente. Déçu un instant, car ce terrain au milieu de nulle part était photographiquement prometteur. Mais avec Julien, à la technique ce soir en compagnie de Damien, nous nous faisons la réflexion que c’est dans ce type de salle que l’association projette toute l’année, et que c’est l’occasion de faire des images que je n’ai pas pu faire au printemps. C’est vrai. Et tant nous sommes là, pourquoi ne pas faire les deux ? Nous descendons le camion sur le terrain de football, en sortons le flight-case de l’écran gonflable le temps d’une rapide mise en scène d’un fragment de réel qui aurait pu avoir lieu si la météo l’avait permis. Puis je me concentre sur la salle moderne, neutre et fonctionnelle.

Le film de ce soir, c’est Les Vétos23. Public nombreux. Tout le monde se connaît. Je pense à ce que disait Patrick Dallet : les spectateurs ont envie que le cinéma leur parle d’eux24. C’est ce que fait ce film, dirait-on. Le Morvan n’est pas l’Ardèche, mais d’un monde rural à l’autre, les réalités se rejoignent et les questions se recoupent au moins en partie.

Les spectateurs arrivent masqués, et le restent le temps d’entrer et de payer leur place. Ils peuvent retirer leur accessoire une fois assis dans la salle, parce les organisateurs n’en ont pas décidé autrement, et parce que les chaises ont été disposées de manière à respecter les distances considérées comme de sécurité, c’est-à-dire avec l’équivalent d’un siège vide entre deux personnes25. Quoi qu’on en pense du point de vue sanitaire, même si c’est plus agréable de se sentir entouré d’humains que de robots, avec cette distance disparaît une fonction de la salle de cinéma sans doute aussi ancienne que le cinéma lui-même – celle de refuge pour amoureuses et amoureux. Sur une photographie prise au début de cette résidence avant une séance scolaire, on voit deux adolescentes s’embrasser. Sur les photographies précédente et suivante, elles se regardent, l’une puis l’autre, comme si elles regardaient l’infini. Une histoire de visages encore – reconnaissables d’ailleurs, raison pour laquelle je ne montrerai pas ces images. Masquées, ou à un siège l’une de l’autre, comment auraient-elles fait ?

Que ces deux spectatrices soient reconnaissables dans une situation potentiellement embarrassante montre d’ailleurs que photographier une foule reste problématique. Je ne m’étendrai pas ici sur les questions juridiques soulevées par ce type de situation. Celles et ceux souhaitant explorer la complexité de ce champ des interactions humaines peuvent, si ce n’est déjà fait, lire le blog de l’avocate Joëlle Verbrugge26, ainsi que le livre Controverses27, cité au début de ce journal dans une première réflexion sur ce sujet28. Rappelons simplement que, photographe, j’ai le droit de photographier qui je veux dans l’espace public, de même que celui de diffuser ces photographies comme je l’entends, à la réserve cependant de ne porter atteinte à la dignité ni à la vie privée de personne. Sur l’appréciation de cette réserve la jurisprudence m’est plutôt favorable. Du point de vue du public c’est moins clair. L’argument du droit à l’image est souvent brandi pour refuser d’être photographié, par des personnes y voyant une intrusion – ce qui est compréhensible –, mais ne sachant pas toujours ce que dit le droit. Si je m’abstiens de prendre une image dans l’espace public car une personne se trouvant dans mon champ pourrait se sentir agressée, ce n’est pas au nom de la loi mais du bon sens et de la cordialité. Ici, dire que le cinéma est pratiqué par des humains habitant et fréquentant le territoire me semble aller de soi. D’autant que je travaille pour des institutions souhaitant valoriser cette pratique. Et pourtant, ma réticence l’emporte souvent face à la foule. Parce que si je ne risque pas de poursuites, je m’expose certainement à des discussions pénibles. J’ai tendance à éviter d’offrir aux plus pugnaces le bâton avec lequel me battre – et battre du même coup mes commanditaires, car je ne suis pas seul responsable de mes images. Pour répondre néanmoins à la demande qui m’est faite, j’use d’un subterfuge dont j’ai déjà eu l’occasion de faire état : j’anonymise les visages dans le flou de poses longues. Mais d’une part, comme le prouvent les deux amoureuses, cela ne suffit pas toujours – la capacité des humains à l’immobilité est surprenante – et d’autre part c’est un biais qui esthétiquement a ses limites, les images finissant par se ressembler toutes.

Un homme à côté de qui j’ai posé mon trépied pour photographier la salle engage la conversation, aimable, et tout à fait chez lui. On le dirait passé sans transition de ses activités agricoles à la salle. Il est vêtu d’un short, de tongs et d’un maillot de corps bleu (deux mots anglais pour trois vêtements, c’est beaucoup. J’aurais bien utilisé « chanklettes » pour les sandales, mais est-ce en usage en Ardèche ? En Belgique on disait des « slaches »). Il me fait penser à mon ami Gérard, oléiculteur, qui fut témoin de mon mariage vêtu de même, tout juste revenu de son champ d’oliviers. Après les questions d’usage sur ce que je fais là – et surtout après mes réponses –, point une inquiétude sur mon origine :

– Vous habitez où ?
– À Nyons.
– Ah ! un faux Ardéchois !
– Du tout ! Un non-Ardéchois, tout simplement. Je ne fais que passer.

Tentative de rattrapage : « C’est beau la Drôme, je suis allé en vacances à Nyons. Et puis, beaucoup d’administrations administrent les deux côtés du Rhône, etc. ». À la faveur de quoi ma présence est validée. Tant mieux car si je cherche « le paradis sur terre, c’est Le Béage ». Je ne suis pas allé jusqu’au village, je me suis arrêté à la salle des fêtes, mais vue la grandeur du paysage traversé jusqu’ici et la beauté des hameaux, je le crois sur parole.

Rentré dans la nuit. À la radio, une émission consacrée à Franck Descollonges et à son label Heavenly Sweetness29. Une heure avec Blundetto, David Walters, du bon son des Antilles et des rééditions de Blue Note, les fenêtres de l’automobile ouvertes, les étoiles au-dessus, le tout en harmonie…

Villeneuve-de-Berg, jeudi 6 août

Quand j’arrive, Philippe et Magali ont déjà gonflé l’écran. Ce soir c’est projection sous les platanes, sur une place étroite dans le quartier du Petit Tournon, un peu à l’extérieur du centre de Villeneuve-de-Berg. J’ai le temps de regarder les détails, les maisons de la place, les balcons, les empilements de chaises, les objets qui traînent, et de donner un coup de main pour l’installation… Tout est assez vite prêt. Nous en sommes à terminer notre pique-nique quand les premiers spectateurs arrivent. La place est rapidement comble. Toute la soirée j’ai regardé le ciel étoilé. Je l’ai beaucoup photographié. J’ai trouvé un M10 d’occasion, comme neuf, arrivé vendredi dernier par la poste. C’est la première fois que je l’utilise en production. Outre que le capteur se comporte comme prévu – il enregistre des fragments de réel sans y ajouter de dégradés à sa sauce verte –, dans l’expérience de travail se passe exactement ce que j’espérais : le rapport intime au réel avec l’appareil entre nous est identique au M9, dont les défauts devenus gênants à la longue sont corrigés. Assez de technique. Cette page est tournée, j’espère pour des années. Et j’ai terminé le film de l’appareil jetable que j’avais confié pour quelques jours à Naresh Kumar Mandal dans un camp de travailleur au Qatar en 2016, et qu’il m’avait rendu à moitié exposé.

Ceci m’avait surpris à Thueyts : la vitesse à laquelle les gens s’en vont à la fin du film. Pareil ici. Je me demande pourquoi cela me marque, car cela se comprend aisément. Il est minuit et il n’y a rien de prévu ensuite : aucun bal musette, aucune rave party, aucun gros son, aucun barbecue géant, aucune séance de dégustation de bières trappistes, aucun feu de camp. Donc les gens rentrent chez eux. C’est tout simple. C’est très bien. C’est peut-être juste que cela va très vite.

J’allais oublier le film. En rentrant je me suis souvenu du titre d’un article de Luc Honorez dans Le Soir de Bruxelles, il y a bien longtemps, à propos d’un film intitulé Tout doit disparaître30 : « Tout doit disparaître, y compris ce film de Philippe Muyl »31. Pareil pour ce Rocketman32 : Que cet homme-fusée atteigne promptement les confins extragalactiques, et n’en revienne pas.

Antraigues-sur-Volane, dimanche 9 août

Je suis arrivé ici sans savoir. Sans savoir où j’arrivais. Ce n’est pas faute d’avoir regardé toute une soirée, en compagnie des parents lors d’une visite en Belgique l’année dernière, un reportage télévisé dont ce village était le sujet principal. J’aurais pu le reconnaître. Une fois sur place, impossible de faire semblant.

Le jour de la mort de Jean Ferrat, le 13 mars 2010, la veille du soixante-sixième anniversaire de mon père qui est devenu adulte à la lumière de ses chansons, comme souvent j’étais à Katmandou. J’avais écrit au paternel depuis un cybercafé de Thamel pour lui faire part de mes pensées en cette occasion douloureuse – mais, puisqu’il reste les chansons, porteuse d’espoir. Il m’avait répondu ceci : « On attend aujourd’hui plus de cinq mille personnes dans son village pour son enterrement. C’est énorme, et probablement dû au fait qu’il a été vraiment près des gens par ses attirances communistes et son message systématiquement dérangeant à l’époque, tout en faisant de cela des tubes. C’était novateur, osé, même risqué en pleine période yéyé. Finalement, pour avoir adhéré à ce type de contestation, je crois que je suis un gros bourgeois, mais communiste ! ». C’était hier, mais en fait il y a dix ans. Le père, communiste ? « À voir », comme dirait Bruno Boudjelal. Mais pour ce soir, gageons que les communistes ne sont plus nombreux parmi les bourgeois attablés dans les restaurants qui cernent la fontaine de la place de la Résistance surmontée de sa statue – le Manneken-Pis d’Antraigues, m’a fait justement remarquer Jérôme, qui projette ce soir avec Magali pour la Maison de l’image. Pour prendre des photographies, je me suis tenu à l’entrée de la place, non loin d’un vieillard assis sur les marches d’un escalier, qui ne disait rien et regardait la foule moderne du haut de son âge, l’air de savoir ce que cela avait été de prendre l’apéro avec le vieux Ferrat à l’une de ces terrasses, ou assis sur la margelle de la fontaine.

Je ne savais pas où j’allais, mais étrangement c’est ce soir que j’ai emporté l’Agfa Isolette du père, qui date de sa première communion et qu’il m’a offert lors d’un Noël déjà ancien, en pleurant discrètement. Il me restait de la pellicule 120 dans le frigo.

Le film commence. La vie continue dans les restaurants de la place. L’une et l’autre se mêlent naturellement.

 

 


1 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe I », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 17 février 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-i/. Consulté le 12 août 2020.
2 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe IV », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 6 juin 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-iv/. Consulté le 12 août 2020.
3 États généraux du film documentaire, « Communiqué sur la 32e édition » [en ligne], 11 juillet 2020. Disponible sur http://lussasdoc.org/etats_generaux_2020_communique_sur_la_32e_edition,910.html. Consulté le 12 août 2020.
4 États généraux du film documentaire, « Rencontres professionnelles 2020 > sélection Expériences du Regard » [en ligne]. Disponible sur http://www.lussasdoc.org/rencontres_professionnelles_2020_selection_experiences_du_regard,916.html. Pascale Paulat, Christophe Postic, « Les États généraux du film documentaire 2020. Éditorial » [en ligne]. Disponible sur http://lussasdoc.org/etats-generaux,2020,714.html. États généraux du film documentaire, « États généraux 2020 > billetterie et catalogue » [en ligne]. Disponible sur http://lussasdoc.org/etats_generaux_2020_billetterie_et_catalogue,919.html. Consultés le 12 août 2020.
5 La Maison de l’Image, « Cinéma sous les étoiles », juillet-août 2020. Disponible en ligne sur https://www.maisonimage.eu/cinema-etoiles/. Consulté le 12 août 2020.
6 La programmation de l’association est consultable toute l’année sur son site https://ecranvillage.net/. Consulté le 12 août 2020.
7 Jörg M. Colberg « Photography and exploration », Conscientious Photography Magazine [en ligne], 2 octobre 2016. Disponible sur https://cphmag.com/exploration/. Traduit par Frédéric Lecloux, « Photographie et exploration », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 31 décembre 2016. Disponible en ligne sur : https://www.fredericlecloux.com/photographie-et-exploration/. Consultés le 12 août 2020.
8 Au temps d’écriture, les règles sanitaires en France imposaient le port du masque facial uniquement dans les lieux fermés accueillant du public.
9 Pierre Delain, « Emmanuel Lévinas nomme “visage” la vulnérabilité et la nudité d’un tout autre qui m’excède infiniment », Idixa [en ligne]. Disponible sur https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0508261134.html. Consulté le 12 août 2020.
10 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1996.
11 Adèle Van Reeth (prod.), Bac Philo 2015, 2ème session (2/4). Explication : Emmanuel Levinas, “Ethique et infini”, Les nouveaux Chemins de la connaissance [émission radiophonique], France Culture, 26 mai 2015, 54 min. Disponible en ligne sur : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/bac-philo-2015-2eme-session-24-explication. Consulté le 12 août 2020.
12 Emmanuel Lévinas, Éthique et infini : dialogues avec Philippe Nemo, Fayard, 1982.
13 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 218.
14 Vincent Fournier, « Man Machine ». Disponible en ligne sur https://www.vincentfournier.co.uk/www/portfolio/the-man-machine-textes-words/. Consulté le 12 août 2020.
15 William T. Vollmann, Le grand Partout, Actes Sud, 2011, p. 20.
16 Maurice Tillieux, La Voiture immergée, Dupuis, 1960.
17 Krzysztof Kieślowski (réal.), Le Décalogue [série de films], Telewizja Polska (prod.), 590 min., 1988.
18 Nicolas Bedos (réal.), La Belle époque [film], Les Films du kiosque (prod.), 110 min., 2019.
19 Claire Denis (réal.), White Material [film], Why Not Productions (prod.), 102 min., 2009.
20 Frédéric Lecloux, « Commercial, pneus et mécanique », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 9 septembre 2015. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/commercial-pneus-et-mecanique-et-phalanstere/. Consulté le 15 août 2020.
21 Brian Singer (réal.), Bohemian Rhapsody [film], GK Films (prod.), 134 min., 2018.
22 Freddie Mercury, Bohemia Rhapsody [45 tours], EMI, 1975, interprété et arrangée pour guitare classique par Ben Pila, 2017. Disponible en ligne sur https://www.youtube.com/watch?v=PyF5tfiBnvE. Consulté le 15 août 2020.
23 Julie Manoukian (réal.), Les Vétos [film], Les films du 24 (prod.), 90 min., 2019.
24 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe IV », op.cit.
25 Ministère de la santé, Décret n° 2020-860 du 10 juillet 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans les territoires sortis de l’état d’urgence sanitaire et dans ceux où il a été prorogé, article 45, Journal officiel, n°0170, 11 juillet 2020. Disponible en ligne sur https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2020/7/10/SSAZ2018110A/jo/texte.
26 Joëlle Verbrugge, avocate au Barreau de Bayonne, publie depuis de nombreuses années sur Internet un blog intitulé Droit et photographie, qui fait référence en la matière. Accessible en ligne sur https://blog.droit-et-photographie.com/. Consulté le 15 août 2020.
27 Daniel Girardin, Christian Pirker, Controverses : une histoire juridique et éthique de la photographie, Arles, Actes-Sud, 2008.
28 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe I », op.cit.
29 Matthieu Conquet (prod.), Heavenly Sweetness, avec Franck Descollonges, Labels: l’esprit indépendant, 25 juillet 2020, 55 min. Disponible en ligne sur https://www.franceinter.fr/emissions/labels-l-esprit-independant/labels-l-esprit-independant-25-juillet-2020. Consulté le 16 août 2020.
30 Philippe Muyl (réal.), Tout doit disparaître [film], Christian Fechner (prod.), 88 min, 1996.
31 Luc honorez, « “Tout doit disparaitre” y compris ce film de Philippe Muyl », Le Soir, 22 janvier 1997. Disponible en ligne sur https://plus.lesoir.be/art/d-19970122-w32xlr. Consulté le 15 août 2020.
32 Dexter Fletcher (réal.), Rocketman [film], New Republic Pictures, Marv Films et Rocket Pictures (prod.), 121 min., 2019.


Photographie : Projection en plein air organisée par la Maison de l’Image d’Aubenas, Villeneuve-de-Berg, 6 août 2020