Territoires du cinématographe I


Journal d’une résidence de création artistique et de médiation culturelle en Ardèche, 2019-2021

Au printemps 2019, avec la Maison de l’image d’Aubenas et l’association Les Écrans de Valence, nous avons soumis une réponse commune à un appel à projet intitulé « Itinérances » émis par le département de l’Ardèche (1). Candidature portant sur une résidence de création photographique et de médiation culturelle visant à mettre en lumière l’ancrage territorial des pratiques cinématographiques dans le département, tant du point de vue des acteurs de la diffusion des films que de leur réception par les publics. Le soutien à ce projet a été approuvé par le département en septembre 2019.

La résidence a débuté en novembre 2019 aux Rencontres des cinémas d’Europe à Aubenas. Elle se poursuit, de festival en séance itinérante, de salle de classe en salle de projection… Initialement prévue pour se clôturer en août 2020 aux États généraux du film documentaire de Lussas, elle a bénéficié d’une prolongation jusqu’à fin 2021 et englobe désormais la Drôme.

Comme souvent désormais lorsque je convoque le langage photographique pour éprouver mon propre rapport au monde ou le mettre au service de la vision d’autrui, il était vraisemblable que l’écriture fût l’un des gestes de cette expérience. De quelle nature serait-il, dans quelle temporalité, je n’en sus rien d’emblée. Ni même si ce serait un geste à partager. Mais j’écrirais.

Ce sera donc un journal, en souvenir sans doute de celui tenu pendant ma résidence à l’Université de Nottingham en 2017 (2). De ce compagnonnage, de ce rendez-vous familier avec l’écriture pendant cette année « d’étrangement » (3), de cette tentative de traduire par les mots les courants favorables autant que les écueils dans le projet d’habiter temporairement un ailleurs, je tirai alors l’essentiel de l’intelligence de mon séjour en Angleterre et de ma capacité à y travailler. Le reste me vint de la sollicitude des Népalais de la ville et de l’amitié de Jean-Xavier Ridon, à qui je dus de vivre cette aventure.

La présente résidence est elle aussi due à une intuition amicale, celle de Philippe Matin, qui dirige la Maison de l’image après avoir longtemps travaillé au Népal où nous nous sommes rencontrés. Intuition à laquelle Mickaël Le Saux des Écrans a bien voulu croire.

Le journal de cette résidence paraît sur ce blog au rythme de mes voyages en Ardèche et en Drôme.

 

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Intention

En préambule, j’aimerais exposer les raisons qui m’ont poussé à accepter ce projet. Dans une note versée à notre dossier de candidature, je les avais développées selon quatre axes : cinéma, photographie, écriture, transmission. J’en reproduis ici un large extrait.

Cinéma

C’est un art du présent qui est une façon de passer… Son avenir est son passé, qui est la photo, et peut-être qu’il y a là une drôle de boucle et d’involution : tout est possible.
– Serge Daney (4)

La première raison est intime – en admettant qu’un tel mobile soit recevable dans une candidature institutionnelle – et concerne mon rapport au cinéma. Né à Bruxelles en 1972, modérément nourri de films et surtout populaires, je suis sorti de l’enfance avec pour paysage principal le cinéma étasunien et le premier Kinépolis (1988), victime assez consentante de l’uniformisation en marche. Cette engouement fit long feu. La ville comptait aussi nombre de petites salles indépendantes dans l’obscurité desquelles je grandis en adolescent du cinéma européen (Krzysztof Kieślowski, Olivier Assayas, Ken Loach…). Plus tard, jeune expatrié arrivé en France en 2001, j’ai découvert à Nyons l’Arlequin de Jean-Claude Georgel, la puissance des médiathèques dans la diffusion de la création, et un sentiment de liberté devant la diversité de l’offre. J’ai appris la Drôme au même rythme que le cinéma de la lenteur : Béla Tarr, Andreï Tarkovski, Robert Bresson, Chantal Akerman, Satjajit Ray… Puis vint Serge Daney, avec son idée que certains films « nous ont regardés grandir » (5) et la révélation de « l’abjection » selon Jacques Rivette (6). C’est dans ce champ-là que je suis devenu photographe. Un champ à la fois esthétique, éthique et critique. Et radical quant à la question du sens. Toutefois, pour avoir pris cette radicalité un peu trop au sérieux, j’ai fini par y perdre une sorte d’aptitude à être spectateur. Adulte absent au cinéma. Ou plus précisément, habitant un cinéma qui « me regarde grandir » si intimement que je ne trouve plus la place pour « être regardé » davantage.

Partant, que le cinéma prenne aujourd’hui le prétexte de la photographie pour me ramener vers lui, en me proposant d’observer comment on montre des films sur un territoire, comment les habitants les reçoivent, et d’en dire quelque chose à partager, voilà qui me plaît et me donne envie de me mettre en « itinérance » sur ce territoire.

Photographie

Ni metteur en scène ni cinéaste. Oublie que tu fais un film.
– Robert Bresson (7)

À l’ère de l’image fluide (8), du brouillage du sens (9) et des injonctions constamment contradictoires de la modernité, j’ai choisi pour défense la lenteur, posture héritée de mon compagnonnage avec l’œuvre de Nicolas Bouvier. Au plan strictement photographique, ma démarche, à la frontière entre photographie documentaire et tentative poétique, trouve sa raison d’être dans la lenteur de la relation à l’autre, la lenteur du geste photographique issu de cette relation, et la lenteur de la diffusion publique du résultat de cette rencontre. Par lenteur du geste, je veux dire simplement la nécessité d’apprendre à ne pas faire l’image tout de suite. D’abord regarder, écouter, respecter, vivre. Ensuite, si tant est qu’affleure une image, la prendre. Mais sinon continuer de regarder, écouter, respecter, vivre. Si je passe mon temps à regarder le monde à l’abri de mon appareil photographique, je ne suis pas présent au monde, je ne le suis qu’à mon appareil. Ayant pourtant fait mon métier du geste consistant à prendre des images de l’autre pour en raconter des histoires, quelque part entre Andreï Tarkovski : « L’artiste n’est pas le maître, mais le serviteur d’une situation » (10), et Anders Petersen : « les photographes sont des esclaves des situations qu’ils traversent » (11), j’ose espérer qu’il existe un champ étroit où les situations seraient modestement à vivre.

Ainsi en va-t-il de ma conception de cette résidence, tout comme des précédentes. S’il s’était agi de remplir mécaniquement le cahier des charges d’une mission de documentation, plus ou moins exhaustive et somme toute assez triviale, avec l’assurance du photographe ne doutant jamais que l’autre a certainement envie d’être documenté par lui, je ne m’y serais pas risqué. Cette résidence, je la pense au contraire très exactement comme une « présence », au sens fort du terme, c’est-à-dire un geste humain d’attention à l’autre. Prendre le temps de rencontrer actrices, acteurs et publics. De me faire accepter par eux. Comprendre, tant lors des événements ponctuant l’année que dans les temps creux, la place du cinéma dans leur quotidien, les liens qu’il instaure, les carences qu’il comble, les débats qu’il suscite, les histoires qu’il invente, le tissu social qu’il ravaude, la façon dont il évolue. Faire oublier l’appareil photographique en tant qu’obstacle à la rencontre. Saisir ces dynamiques dans leur réalité tangible, et tenter d’en suggérer l’invisible par une photographie documentaire certes, mais ouvrant au lecteur un espace de liberté où son imagination puisse suivre son cours.

Écriture

Si un son est le complément obligatoire d’une image, donner la prépondérance soit au son, soit à l’image. À égalité, ils se nuisent ou se tuent.
– Robert Bresson (12)

Confronté pourtant à l’insuffisance de la photographie à fournir un outil de compréhension du monde à elle seule, j’ai eu bientôt besoin de lui donner un contrepoint. Je l’ai trouvé dans l’écriture et grâce au Bec en l’air, maison d’édition de livres de photographie où j’ai le double privilège de voir naître les miens et de travailler comme directeur de collection. En dix ans j’y ai beaucoup appris sur ce qu’est une photographie et ce qu’elle fabrique, en particulier dans le dialogue avec le texte. Dialogue dont nous pensons qu’émerge un sens plus grand que la somme des sens des langages individuels, et plus adapté à dire la complexité du monde. Exactement de la même façon qu’en musique baroque le contrepoint fait évoluer plusieurs lignes mélodiques simultanément mais, selon l’endroit où l’on place son attention, tantôt existant indépendamment, tantôt se répondant en une forme supérieure. Et de la même façon encore que Robert Bresson envisage le rapport entre image et son. (…) Ainsi, à supposer que notre proposition rencontre les faveurs des initiateurs de la résidence, l’écriture fera nécessairement partie de sa restitution.

Transmission

Je pense qu’il enseignait aux gens à être eux-mêmes.
– Anders Petersen, à propos de son maître Christer Strömholm (13)

De cette conception de la prise de parole par l’image et le texte – centrée sur la lenteur, le sens et l’empathie, par opposition à l’édification de soi, la vitesse et le bruit –, transmettre les outils fait depuis longtemps partie de ma pratique. C’en est le pendant nécessaire. La pédagogie et le partage me semblent être de nature à inventer un cercle vertueux entre ma démarche et les publics visés, par lequel notre esprit critique à l’égard des images ne peut que se trouver renforcé.

(…) (Suit une série de propositions d’actions de médiations sur lesquelles je reviendrai à mesure de leur exploitation.)

 

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Première partie : 21e Rencontres des cinémas d’Europe, Aubenas, 16 au 24 novembre 2019

L’envie d’écrire est venue le vendredi, la veille de mon départ, après six jours de festival. Je vais dire dans quelques lignes d’où vint ce sursaut. Disons déjà qu’il fut bref. Assis à une table dans la grande salle du Bournot j’ai eu le temps de prendre une poignée de notes avant que la photographie me rattrape. Et je me suis laissé faire, de plus en plus soucieux que mes cartes mémoires continssent quelque chose de présentable à mesure qu’approchait la fin du festival.

Réveillé par la pluie ce matin-là, je me suis avisé que cette résidence n’avait pas encore de titre. J’ai dit autrefois ce que permet un titre quand il s’agit de cheminer à travers l’inconnu avec la prétention d’en rendre compte : « Un titre est souvent la « ligne de vie » d’une œuvre, comme il en existe sur les navires. Dans le doute face à une image, le photographe peut toujours lui poser la question du titre : soit elle répond qu’elle fait partie de l’histoire, soit elle tombe à l’eau. [Pour le lecteur], un titre est donc à lire avec attention car ce que l’on s’apprête à voir lui doit souvent beaucoup. » (14) Cette sagesse conceptuelle autant que pragmatique n’est d’ailleurs pas une trouvaille personnelle. Je tiens cet outil, parmi bien d’autres, de Lise Sarfati.

Un peu plus tard ce vendredi nous marchions Philippe Martin et moi sous la pluie d’Aubenas, à travers la place du château vers l’entrée arrière du Bournot. Nous parlions de ce titre dont l’absence commençait à m’encombrer. Philippe suggéra : pourquoi pas Notes sur le cinématographe ? Le bref recueil de Robert Bresson (15), je l’ai dit souvent, est un manifeste contre l’illustration, c’est-à-dire contre la désintégration du sens dans la tautologie des langages. Ce livre, que je cite volontiers y compris dans l’exposé qui introduit ce journal, est devenu avec les ans un viatique pour comprendre ce qu’est une image et ce qu’elle fabrique. Il porte un beau titre, qui serait une belle façon d’orienter cette résidence, mais c’est celui de Robert Bresson. Pour trouver la « ligne de vie » de mon voyage ardéchois, encore fallait-il le dériver vers une forme et un sens qui m’appartiennent. C’est en cherchant que l’écriture s’est rappelée à moi et que j’ai compris qu’il était temps de m’y mettre. D’une part car les questions commençaient à parler plus fort que les certitudes, ce qui est toujours bon signe. Et d’autre part, car avec l’envie, ce qui est venu c’est surtout le souvenir d’avoir imaginé écrire pendant cette résidence, et de peu ou prou m’y être engagé. Par quelle imprudence ? L’enthousiasme sans doute, et çà et là des signes dont je me hasarde à déduire qu’écrire ferait partie de la panoplie – littéralement de « l’ensemble des armes » – dont je dispose pour mener mon combat avec le monde.

Hélas, pendant des jours la possibilité d’écrire m’était sortie de la tête. Trop occupé à essayer de me remémorer si j’avais jamais acquis la moindre connaissance théorique ou intime susceptible de m’aider à être au monde un appareil photographique entre moi et lui. « Entre moi et lui » et non l’inverse, puisque c’est moi qui impose l’appareil.

J’aurais aimé pourtant écrire en temps réel et que l’écriture contamine un peu la photographie. Aimé garder une forme spontanée de trace de pensées, de sensations, de l’infini derrière les visages, de l’expérience de prendre des images… Écrire aide à devenir. Mais non. Trop isolant, écrire. Se confondant trop avec la vie et avec le temps. Ici le mien était compté. À Aubenas en vérité, en paraphrasant Nicolas Bouvier je pourrais dire que « si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est que photographier me prenait tout mon temps » (16).

Ainsi ai-je entamé ce texte de retour à la maison. Une fois réglée la question de son titre, j’ai vu assez vite que les fragments d’idées griffonnés au Bournot ne me mèneraient pas bien loin. Il n’y avait là pas même un embryon de journal. Seule la phrase d’ouverture de ce texte, qui s’y trouvait telle quelle, a résisté au processus d’écriture. Le reste s’y diluera sans laisser de trace. Ce journal n’est donc à l’avance qu’un journal a posteriori, retardataire. Une espèce de non-journal, si l’on veut. Du moins est-ce comme cela qu’il commence. Ce qu’il deviendra au fil des Territoires du cinématographe, nous verrons bien. À présent que j’ai résolu, en quelque sorte contre son indocilité, d’en parachever la première livraison qui n’aura qu’une seule entrée sans date, j’ai tâché de rassembler mes souvenirs et mes réflexions, et de les agencer un peu pour le confort du lecteur. Tant qu’à faire je me suis donné pour y parvenir tout le temps nécessaire.

*

Le début d’une résidence est un temps d’adaptation, de questions, de doute. La première question qui s’est posée à Aubenas, à moi comme d’ailleurs à quelques spectateurs des Rencontres, c’est de savoir ce que je faisais là. Plus précisément : ce que je faisais là muni de mon matériel photographique. Où se confirme combien le sentiment d’effraction chez l’humain photographié varie avec le dispositif de prise de vue – au vrai, selon des lois paradoxales. Ce que je fais là ? Si j’avais travaillé au téléphone j’aurais été seul à me poser la question. Mais avec un appareil photographique – comment faut-il le qualifier : classique, normal, professionnel ? – notre condition de photographe à l’ère du soupçon ne tolère nulle esquive. C’est de bonne guerre du reste. Nous l’avons bien cherché. Question piège pourtant, puisque la réponse est indiscutable : je photographie (17). La question sous-jacente étant : les photographié-je elles, les personnes qui me questionnent et, le cas échéant, de quel droit ? Ce qui est interrogé n’est pas tant ma présence ou mon équipement que ma légitimité à en faire usage.

J’ai pris le Leica M9-P et mes deux objectifs : le 35 mm standard, et le 75 mm canadien acquis autrefois pour le prix d’un aller-retour vers Katmandou, si lumineux qu’à pleine ouverture, photographiant un visage et faisant la mise au point sur la pupille, les cils la surplombant sont flous. Par la bêtise de la spéculation je puis aujourd’hui le considérer comme une épargne-retraite. Bon, pas pour l’éternité, mais tout de même, j’en tirerais sans peine quelques mois de subsistance à régime frugal. En attendant je continue de l’utiliser dans ce genre de circonstances, c’est-à-dire quand le 35 mm est trop large pour cadrer la solitude au sein de la foule. Comme tout se passe en intérieur j’ai aussi le trépied. J’aurais dû emporter en complément le compact très sensible que j’utilisais au Qatar dans les camps de travailleurs, car le Leica, médiocre en basse lumière, bruite et sature les ombres de magenta. Oublié. Tant pis. Quoi d’autre ? C’est tout. Un matériel somme toute peu encombrant malgré le trépied, quoique plus qu’un téléphone et assez manifestement pour susciter de temps à autre cette question sur le pourquoi de ma présence.

Je me justifie volontiers, avec d’autant meilleur gré que la question m’est posée en toute bienveillance. L’introduction qui précède ce début de journal est une manière de réponse, au moins s’agissant de ce que j’ai imaginé faire ici avant d’y être. Un peu longue toutefois. Alors dans l’exaltation des échanges, aux personnes qui me l’ont demandé j’ai simplement dit ceci : je suis là pour documenter les activités cinématographiques du département de l’Ardèche. Convaincant, visiblement, puisqu’aucun spectateur ne m’a forcé à l’auto-censure. Désolant pourtant d’avoir dû fournir, non par malice mais par défaut, une réponse aussi insatisfaisante à une question aussi sincère. C’est le terme « documenter » qui me chagrine. J’y ai souvent cherché des substituts. En vain. Déjà lorsque j’avais voulu nommer ma présence auprès des familles de travailleurs migrants népalais au Qatar, j’avais buté sur ce mot. Au moins mes réflexions sur le vocabulaire performatif de notre métier avaient alors eu le mérite de me faire cesser de travailler « sur » autrui. Trop écrasant (18). Ici, pareillement, je me sens mieux « en compagnie » du cinéma et de ceux qui le vivent, que « dessus ». Mais « documenter » résiste, et continue de me déplaire. Car « documenter », c’est produire un « document », dont l’étymologie renvoie à l’idée de « modèle », et les acceptions contemporaines à celle de « preuve », comme dans le cas du « document d’identité », avec éventuellement une notion d’exhaustivité. Le lecteur me voit venir, j’imagine. Dans le document-preuve, l’idée de « témoignage » n’est jamais loin (voire de « vérité », mais ignorons la vérité, qui clôt toute discussion). Navrant malentendu que celui du « témoignage ». Il a cours depuis que l’image photographique existe, jusqu’à ses avatars modernes de photojournalisme ou d’indice et d’index (19), et post-modernes de vidéo-surveillance ou de propagande réticulaire. Aussi sincère soit-elle, l’ambition de témoigner est d’emblée biaisée par le cadre. Et biaisée ensuite par le processus de diffusion de l’image. On ne témoigne jamais que de notre rapport à ce qu’on voit, aussi héroïque ou lâche ce rapport soit-il. Relire La Chute, de Camus. Mais en photographie, par un mystère tenace, on croit encore pouvoir escamoter ce rapport, à la place duquel nous établirions un lien univoque et neutre entre le réel et son échantillon photographique. Foutaise. Et dans le même temps, on a répété au photographe qu’il se devait d’avoir un regard, un angle, une vision, un point de vue, avec une insistance telle que, pour produire un témoignage plus audible que celui de ses concurrents, il a fini par transformer son témoignage au mieux en affirmation tautologique de sa condition d’être photographiant, au pire en marchandise ou en spectacle.

*

Notre langage est élimé.
– Rainer Maria Rilke (20)

Mais donc je documente. Soit, je garde le terme. Car documenter peut aussi consister à prendre le temps de faire le détour par le point de vue de l’autre. À s’effacer pour ouvrir un espace d’expression ou de liberté à l’autre, le lecteur ou le photographié. Effacement voué à l’échec – on ne disparaît jamais complètement quand on s’exprime –, mais jusqu’à la limite de cet échec il y a une marge assez habitable qu’il est possible d’explorer avec bonheur pour peu qu’on la considère avec lucidité. Cette dialectique est une clef par exemple du cinéma de Natacha Cyrulnik (21), maillage de documents où ceux qui prennent la parole font advenir des moyens d’habiter des territoires, presque sans le truchement de la réalisatrice. Clef encore pour une lecture comparée de L’Usage du Monde (22) et du Poisson-Scorpion (23) de Nicolas Bouvier, deux documents de son combat avec le monde.

Gardons alors, décidément, ce syntagme de « combat avec le monde ». Combat paradoxal, en tout cas pour le photographe que je suis, qui tout à la fois le livre et l’arbitre. Essayant d’énoncer un propos sur le monde par la photographie, n’en faisant pas moins partie du monde, j’altère le monde en même temps que je le fige, le contamine en même temps que je le distancie, le fausse à mesure que je le commente, et m’évertue à le border d’un cadre que le lecteur est sommé d’abolir. Pour user d’un vocabulaire cinématographique, photographiant le monde j’en suis à la fois acteur, spectateur et réalisateur, voire sous-titreur et traducteur, tour à tour ou simultanément, sans lien de linéarité entre ces rôles dont je déborde sans cesse. Combat donc toujours en devenir, dans un réel toujours inachevé. Un réel qui n’est jamais que mon réel, c’est-à-dire, toujours et avant tout, une fiction. Autrement dit, par Jacques Rancière, « une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable » (24).

Réfléchissant à cette idée de « combat avec le monde », combat dans lequel Franz Kafka nous enjoint à « seconder le monde » (25), je suis tombé sur ce beau texte de l’écrivain Enzo Cormann, « Qu’écrire ? ». Il y rappelle cette autre acception du mot « témoin » qui désigne la personne « que chacun des duellistes sollicite pour l’assister à l’heure de la confrontation » (26). Plus loin, il résume ainsi l’interrogation de Kafka : « De quoi suis-je censé témoigner ? Réponse : de ton duel avec le monde, mais du point de vue du monde. ». Le philosophe Pierre Zaoui, dans une réflexion sur La Discrétion (27), propose de l’aphorisme de Kafka une analyse concomitante avec celle d’Enzo Cormann : « le pire dans un tel combat n’est pas que le monde nous violente et nous brise, mais plutôt que l’on parvienne pour de bon à se soumettre le monde, qu’il n’y ait plus qu’un soi personnel totalement autocentré, c’est-à-dire immonde, au sens propre, dépourvu de monde, et qu’un tel soi se sente triomphant ou misérable ». Si je tire le fil de cette idée et la rapporte à la photographie, ce serait donc le monde, et non ma subjectivité de photographe, qui aurait toujours le dernier mot. Et ainsi photographier ne serait plus ce geste d’appropriation du monde commis afin d’en témoigner subjectivement, mais davantage celui « de se laisser envahir et vaincre par lui – et de lui en donner acte » (28) – à lui, le monde, c’est-à-dire aussi à ses habitants, et donc au lecteur dudit témoignage. C’est très exactement le projet de Nicolas Bouvier dans L’Usage (se laisser envahir) et Le Poisson (se laisser vaincre).

Mutatis mutandis, j’aimerais modestement que mon geste ici soit de cet ordre. Disparaître en tant qu’opérateur photographique. Me laisser envahir par ce qui a lieu, vaincre par ce qui agit. Et assumer le double paradoxe, d’une part d’espérer quand même en dire quelque chose par la photographie, et d’autre part que devant ces représentations figées de fragments de réel, la pensée du lecteur soit mise en mouvement. Paradoxes mis en abyme dans le cadre de cette résidence où le réel qu’il s’agit de transposer consiste à montrer, regarder et penser la fiction. Je ne suis pas ici pour parler des films eux-mêmes, mais de ce triple geste qui tout à la fois rend possible et constitue la rencontre entre les films et leurs spectateurs. En d’autres termes, je suis ici pour écrire une fiction sur le rapport à la fiction. En fait de combat il s’agit donc, sinon d’endosser, à tout le moins de me faire le relais de celui des fabricants de cinéma : les femmes et les hommes qui le réalisent, le jouent, le font exister techniquement, inventent les « agencements collectifs d’énonciation » (29) où le faire vivre publiquement – et bien sûr, les gens venant s’y asseoir.

Je n’ai pas accepté à la légère. Encore fallait-il en effet que le combat du cinéma me touche et qu’il me semble honnête. Et simplement qu’il existe, ou que je m’en convainque. À défaut de quoi je me serais fourvoyé.

Honnête, il l’est et il ne l’est pas. Comme en photographie, il y a le cinéma du bruit et le cinéma du sens. Comment savoir à l’avance de quel côté on se trouve ? Comment savoir si l’on ne s’est pas mis par mégarde au service de la propagande narcissique d’une minorité ayant la parole ? L’intuition, un peu. La confiance en ceux qui sont venus me chercher, beaucoup. Et ce qu’il est convenu de nommer une culture générale. Mais la mienne date… Le ­combat du cinéma pour dire le monde m’est devenu petit à petit étranger. J’ai perdu le fil, ne parvenant plus à regarder une image sans être submergé par un torrent de questions sur ses conditions de production et de dissémination, ses mobiles, sa force ou sa perversité. Autant dire que dans le programme des Rencontres, seul Tim Mendler, spécialiste d’effets spéciaux sur Minuscule, était lié à un film que je connaissais pour avoir été père au bon moment. Mais même avant de perdre le fil, j’ai toujours eu un temps de retard sur le cinéma. J’ai aimé Andreï Tarkovski, Louis Malle, Jean-Pierre Melville, Chris Marker ou Theo Angelópoulos, tous longtemps après s’ils se sont tus. Une facilité peut-être, de n’écouter une parole que quand elle a été sanctionnée par l’approbation commune. C’est pourtant ainsi. J’absorbe lentement.

J’ai regardé par exemple Jeanne Dielman (30) il y a sept ou huit ans. La photographie de ce film m’avait illuminé. J’y avais vu comme une validation de mon propre cadre, de sa périphérie, et de leur adéquation avec ce que je voulais dire. Affaire de forme évidemment, et d’un fond diffus de belgité par lequel, pour avoir appris le pays par les pores de la peau, je m’étais laissé imprégner plus ou moins consciemment. De mélancolie aussi, notamment dans la scène ou Delphine Seyrig lit la lettre qui commence par « Chère Jeanne, cher Sylvain… ». Mais je commence seulement à comprendre à quel autre endroit ce film me parle, compréhension qui s’est éclairée au mois d’août au LaM de Villeneuve d’Ascq à la faveur d’une exposition consacrée à Delphine Seyrig (31). La première fois je pensais « forme » et la forme de ce film m’a aidé à modeler la mienne – et j’ai oublié de regarder le reste. Aujourd’hui je pense « combat » et c’est le combat de ce film qui me nourrit. Reconnaître ce chemin-là aura nécessité des années. C’est lent. Mais c’est fait. Le chemin est ouvert. Et voilà que l’autre jour je découvre la photographe franco-américaine Babette Mangolte par un diptyque sur lequel je dois faire des recherches pour le Bec en l’air, et qui me touche (32). Et aujourd’hui, repensant à Jeanne Dielman, j’apprends que la directrice de la photographie du film c’est elle, Babette Mangolte. Ainsi se tissent les liens de ma présence au cinéma : lentement, en dilettante. Pareil avec Pasolini : ayant vu Salò (33) bien trop tôt, il m’a fallu attendre tout récemment pour m’aviser que le réalisateur, mais aussi l’écrivain et le poète, avaient peut-être quelque chose à me dire. Et encore, leçon venue non de mon instinct, mais de mes discussions avec Antoine d’Agata et de ma lecture de Survivance des Lucioles, de George Didi-Huberman (34). Mais le chemin est ouvert, ici aussi.

En temps réel, pour ainsi dire, qui ai-je aimé, suivi, compris ? Hal Hartley, Wim Wenders, un peu, Bruno Dumont, et par-dessus tout Krzysztof Kieślowski. Mais depuis ? Céline Sciama, oui, profondément. Les Dardenne, au début. Béla Tarr, je l’ai dit. Claire Denis, encore qu’avec un temps de retard. Guère plus. Du cinéma, je ne sais pas grand chose d’autre. Et ce que je sais (La Nuit du chasseur, le travelling de Kapo et Resnais), je ne le dois qu’à Serge Daney.

Ce que j’apprendrai d’autre viendra s’il le faut, mais sans préméditation. De toute manière, explorer méthodiquement le flux est hors de portée même des machines. Le débit du flux est tel que les vingt-quatre heures de toutes les journées de toute notre vie ne suffiraient pas à en extraire ne serait-ce que l’information à nos yeux pertinente, sans parler de l’absorber ni de la comprendre. Si l’on s’octroie en outre le temps de respirer, celui de rêver, de travailler, de dormir, d’être un peu libre et de le faire bien, alors il ne reste plus qu’à confier au hasard le soin de faire sourdre du flux l’une ou l’autre lumière qui nous éclairera. En la matière le hasard s’y connaît. Pour lui faire place, pour être disposés à les recevoir, il faut avoir résolument confiance dans le bien-fondé de notre lenteur et résister à notre propre inclination à accélérer.

*

Voilà pour le combat. Une fois son principe accepté, encore fallait-il que l’arme soit la bonne. Que peut dire la photographie du cinéma sans être écrasée par le cinéma ?

De l’image animée elle-même, à ma connaissance pas grand chose de plus que ce qu’en a dit le photographe japonais Hiroshi Sujimoto dans Theaters (1975-2001) (35), où il épuise de façon radicale la question de savoir si l’on peut réduire un film entier à une seule image. Radicale parce que la réponse est identique pour tous les films, mais pas totale parce qu’il s’y est repris à plusieurs fois pour en être certain. C’est bien par une série de photographies qu’Hiroshi Sujimoto examine la réponse à sa question. D’où l’on pourrait déduire que si un film peut être transposé en une seule image, le cinéma ne le peut pas. Autrement, la photographie peut aussi être cinéma. Ou plutôt, le cinéma peut redevenir photographie. On peut prendre à rebours le chemin parcouru finalement assez vite depuis Nicéphore Niépce et Louis Daguerre jusqu’à Étienne-Jules Marey et les Frères Lumière, et mettre à l’arrêt le mouvement. Comme dans La Jetée de Chris Marker (36). Réalisateur qui était d’ailleurs aussi photographe, et à qui l’on doit par exemple les photographies de couverture et la direction de feue la collection « Petite Planète » aux éditions du Seuil (37). Ou à la façon d’Éric Rondepierre. Invités tous deux aux Rencontres photographiques de Lorient de 2011, j’avais découvert son œuvre par une exposition rassemblant plusieurs de ses séries, dont Précis de décomposition et Les 30 étreintes. Je ne sais où il en est aujourd’hui, mais à l’époque il inventait son univers en prélevant des photogrammes de films selon des règles sues de lui seul. Le vertige à l’envers devant ces arrêts forcés du cinéma était beau et poétique. Il en parle dans La Nuit cinéma (38), une sorte d’auto-fiction où, tel Harvey Keitel dans Le regard d’Ulysse (39) cherchant dans Sarajevo assiégée les bobines du premier film des frères Manakis, il doit sauver le cinéma des Balkans. Éric Rondepierre, à la place, le découpe en morceaux.

Bien, voilà des tentatives d’épuisement du rapport de force entre photographie et cinéma. Mais sur le fait d’être montreur ou spectateur de cinéma aujourd’hui ? Que peut dire la photographie sans verser dans l’illustration, la citation, le truisme ou l’abstraction ? Aucune idée. Comment le saurais-à l’avance ? J’imagine volontiers que sur ce plan-là non plus le cinéma ne pourra se réduire à une seule image. C’est pour cela que ma résidence dure un an. Ce que je sais en revanche, c’est que la vie précède la photographie. J’ai donc regardé d’abord du côté de la vie.

*

Pour moi qui ne vais plus au cinéma depuis longtemps, le mouvement ne m’intéresse pas : je n’ai plus accès à lui. Je scrute seulement des images, une suite d’images fixes, la vie du film restant à l’état de souvenirs, dans une mémoire culturelle évoquée à travers un corps livré aux ravages du temps.
– Eric Rondepierre (40)

Je commence à connaître ces situations où en quelques jours il faut apprivoiser l’énergie d’un groupe qui depuis des mois comme un seul corps travaille à faire advenir une réalisation avec une synergie conspirant à l’autarcie. Quelle que soit sa générosité, les interactions ayant cours à l’intérieur du groupe sont toujours surdéterminées par son objectif, parfois au point de tenir à distance l’observateur convié à en dire quelque chose. Ici, sincère est le consentement à être observé – voire le plaisir. Et je suis en territoire ami – et relativement connu, ce sera le seul. Pourtant les forces faisant exister ce festival sont intenses, de sorte que même bienvenu j’y suis d’abord extérieur. Si je veux prendre des images, il m’appartient donc d’y entrer. Pour ce faire je ne connais qu’un outil : me mettre au centre du mouvement, y disparaître derrière mon petit boîtier fiché sur mon trépied trop évidents pour être remarqués, et photographier « ce qui subsiste indépendamment de ce qui a lieu » (Ludwig Wittgenstein) (41). Au moins autant que les fluctuations de leurs réactions lorsqu’ils le remarquent, paradoxale est l’aisance avec laquelle la majorité des gens oublient mon appareil photographique – ou la bienveillance avec laquelle ils en font semblant. C’est flagrant dans ce lieu central, le bar du Bournot, avec sa grande salle, ses tables et ses bancs pliants, sa femme d’ouvrage du matin, ses équipes de bénévoles… À l’heure du café-croissant, au déjeuner, durant les conférences, je m’installe au milieu du monde et m’absente à sa quiétude ou à son agitation, pour vivre les miennes. Ne pas manquer les retours des projections du soir et les discussions qui s’en suivent. Admirable dans ces Rencontres, la disposition du public à être mis en question. D’ordinaire on ne se rend pas compte des interrogations avec lesquelles les gens ressortent d’une salle de cinéma. Les débats qui se tiennent dans ce bar sont imaginés pour qu’elles puissent être formulées. La salle est pleine à chaque fois. On n’ose pas toujours parler en public. Beaucoup de questions resteront inouïes. Mais certains se lancent. On participe au festival autant pour voir les films que pour interpeller ceux qui les ont faits. Et les réponses, données avec générosité, reçoivent toute écoute. Moi aussi j’écoute, mais surtout je regarde. Dans ce genre de foule tendue par une cohérence involontaire arrive toujours ce moment où je trouve tout le monde beau. Alors sur certains visages, je lis la certitude que derrière, l’être que simultanément il abrite et extériorise connaît les réponses aux questions que depuis quarante ans je me pose. Et c’est forcément faux vu qu’elles sont sans réponse, et c’est forcément beau d’y croire en le sachant. Je finirai bien par lire un jour Emmanuel Lévinas. Pour ne pas me perdre en attendant, je fais plutôt des photographies. Là et ailleurs, dans les files d’attente et les ateliers, au Palace, au Navire, au couvent Saint-Régis, je n’ai rien fait d’autre de la semaine, rencontrant peu de résistance manifeste, n’étaient les miennes. Et comme ça, en une semaine j’ai pris quinze cents images, parlant peu de cinéma, mais parlant j’espère un peu de la vie qu’il engendre ou qu’il accompagne.

Quant aux salles elles-mêmes, toujours afin de ne rien manquer de ce qui se passait en dehors, je ne m’y serai guère assis que pour la projection de Cléo de 5 à 7 (42). Mon second Vadra après Sans Toit ni loi (43), et le premier au cinéma. Je l’ai regardé avec plaisir. J’ai aimé le travail sur le temps, beaucoup. Mais je n’ai pas été emporté par la forme du film, comme j’ai pu l’être lorsque j’ai vu tardivement mettons Ascenseur pour l’échafaud (44). À défaut d’être emporté j’ai parfois été surpris, notamment par la modernité de Bob, le personnage joué par Michel Legrand, et par la manière brutale dont le médecin annonce à Cléo les résultats médicaux qu’elle attend depuis le début du film, scène que j’ai trouvée magistrale. Pour le reste, un peu d’ennui. Ainsi pendant toute la séance n’ai-je cessé de me demander quel était le contexte de 1962 dans lequel ce film a tant marqué le public et la critique. Il existe au moins une thèse de doctorat sur le sujet (45). Ne reste qu’à la lire pour savoir. Mais en attendant, je me demande à côté de quoi je suis passé, et quels sont les outils qui me font défaut pour entrer pleinement dans ce film. Peut-être un peu de légèreté ou de naïveté ? Ou de culture générale ? Je ne sais. Mais plaisant, ça oui, comme une photographie d’Édouard Boubat ou de Willy Ronis. C’est peut-être cela : dans cette bande de copains-là, je me sens plus à l’aise avec le vieux Brihat. Voilà une question : la Nouvelle Vague a-t-elle eu son Denis Brihat ?

J’ai aussi assisté à un bout de la leçon de cinéma de Charlie Van Damme, qui dirigea la photographie chez Agnès Varda parmi tant d’autres. Dans cette conférence comme dans les moments plus informels, l’homme m’a semblé fascinant et ambigu à la fois. Une partie de son personnage évolue dans un temps cinématographique qui n’est déjà presque plus accessible à nous qui sommes entrés dans la « maison cinéma » (46) trop récemment, c’est-à-dire grosso modo après la chute du mur de Berlin – ou, pour prendre un de ses propres repères, après l’apparition du format 16/9. C’est donc le temps d’Agnès Varda mais aussi d’André Delvaux et de Pierre Granier-Deferre. Celui d’un rapport fusionnel au réalisateur ou à la réalisatrice, nourri par une profonde compréhension du cadre. Le temps d’une intelligence de la lumière très physique, matérielle, davantage particule qu’onde, où il fallait plier la technique à ses envies par des tactiques et des savoir-faire. Devenue un paramètre aux possibilités d’ajustement infinies et intangibles, la lumière semble l’intéresser moins, ou le rendre un peu triste, voire alimenter une colère qui n’éclatera pas. Ce que Charlie Van Damme aimerait nous dire, me semble-t-il, c’est que les films qu’il a contribué à fabriquer dans ce temps-là, le furent dans une qualité de rapports humains et de liberté artistique qui non seulement l’ont bouleversé, mais qui en outre ont disparu. Or les films ne transportent pas nécessairement l’esprit de leurs conditions de fabrication. Ils transportent d’autres choses, leur intemporalité ou non, leur place dans l’histoire, l’universalité de leur geste. Mais sur la complicité d’une équipe de tournage, leur écume est muette. Ainsi Charlie Van Damme, ses fantômes pour témoins, semble vouloir nous faire accéder au souvenir de cet esprit par-delà l’insuffisance des films, et au passage nous mettre en garde contre l’uniformisation du monde. Je le suis volontiers. Même quand ce faisant il se perd en route gentiment. De digression en digression, de fantôme en fantôme, il perd aussi un peu Cathy Géry, la programmatrice du festival, qui avait pourtant préparé avec soin cette entrevue. On aurait tort cela dit de le réduire à un passéiste. Certes il ne nous facilite pas la tâche. Mais j’ai eu la sensation que Charlie Van Damme a suffisamment de malice pour faire semblant de perdre le fil de ce qu’il dit. En vérité il sait fort bien où il est. C’est le versant tout à fait moderne de son personnage. Il m’a ému par la fausse cécité dont il fait montre quant à sa compréhension du rapport à l’image du monde contemporain. Et par son faux anachronisme. Il a par exemple un téléphone intelligent qu’il rend bête, non pas en neutralisant les mouchards dont il est truffé, mais en ne l’allumant strictement jamais. Contre-emploi très situationniste. Pour quoi faire alors, cet outil inutile ? On aurait dit, uniquement pour pouvoir répliquer à la diatribe de Tim Mendler contre l’ingérence des multinationales du numérique dans nos vies, que, lui au moins, son téléphone ne sait absolument rien de lui. Ébahi par le soin dédié à rendre inattaquable une vérité aussi drue, Tim ne pouvait qu’acquiescer, ce qu’il fit respectueusement.

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Une parenthèse récente, postérieure au festival mais éclairant la photographie. L’autre jour j’étais en Ardèche à nouveau pour une soirée Olivier de Serres à la Petite Ourse de Saint-Montan. Lecture commentée des textes de l’agronome par Émilie Valantin et Jean Sclavis. Projection des images réalisées avec Anne-Lore Mesnage, mettant en scène les personnages du Théâtre d’agriculture créés par Émilie. Sur le trajet retour, à la radio c’est l’heure de Matières à penser (47). Invitée de Frédéric Worms, la philosophe Catherine Chalier parle de l’amour. Et particulièrement de cet amour de la forme la plus haute et la plus altruiste qui existe, celui donné sans qu’il soit rien attendu en retour. Absolument rien. Une idée à laquelle j’ai déjà réfléchi aux plans intime et spirituel, mais jamais au plan artistique. Et pour tout dire je n’y pense pas tous les jours. Eh bien dans cette automobile, seul, tard le soir, par un brouillard d’automne façon Thiérache, roulant à petite allure pour éviter le fossé, dans les mots de cette femme j’ai reçu comme une illumination. J’ai compris cette chose toute simple : photographier, c’est toujours attendre quelque chose de l’autre. Ne serait-ce que son assentiment, ou que l’image que nous en prenons réponde à nos attentes et remplisse le but que nous lui avions assigné, ou à l’inverse que cette image lui plaise. Photographier ne peut donc être un acte d’amour. Je n’avais jamais pensé à cela. Ce n’est pas une raison pour cesser de le faire. Mais désormais, le faisant je saurai ce que je ne fais pas. Je ne sais si toute l’étendue de ma question sur la photographie est contenue dans cette découverte, mais dans un premier temps quelques malentendus s’aplanissent. Notamment le malaise que j’ai ressenti en rentrant du Qatar, incapable de garder le lien avec les Népalais restés dans leurs camps et de continuer à les aimer comme j’aurais voulu malgré la distance.

Pendant le festival, donc avant cette émission, j’ai parlé de cela avec Alberto Campi, le photographe qui expose à la librairie des Rencontres. Son travail est consacré aux réfugiés cherchant à gagner l’Europe, et à la façon dont ils s’arrangent avec les lieux traversés. Il s’intitule Au-delà des murs. Alberto précise d’emblée qu’il s’agit d’une série assez ancienne et qu’il a cessé de traiter ce sujet. Il ne veut plus. Il s’est épuisé. Plus la force d’assumer l’écart entre ses attentes – ramener des images – et les leurs – rester en vie et se projeter dans un avenir. Venu pour les photographier depuis l’intérieur du continent où eux cherchent à entrer, il est perçu comme pouvant les aider. Ce malentendu est violent. C’est honnête de sa part de s’être regardé en face et de s’en être rendu compte. Mais cela crée pour le spectateur un rapport étrange à ses images : faut-il les regarder comme une affirmation ou une abjuration ?

Documenter le monde n’est pas un geste d’amour. Mais alors, quoi ? Et écrire, d’ailleurs, est-ce différent ?

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Reste néanmoins une question : ces images, elles sont faites pour dire quoi et à qui ?

Dans ce qu’on nomme le « travail personnel », qui resterait à définir, cette question soit je me la pose avec tant d’insistance que je ne fais plus les images, soit je ne me la pose plus parce que ce sont les images qui me font (48). Auquel cas, il m’arrive de ne découvrir ou de n’inventer le propos qu’elles servent que des années plus tard. Ainsi par exemple de mon livre Brumes à venir (49). Pour dire quoi et à qui ai-je entrepris ces voyages et constitué cet ensemble de textes et de diapositives ? Pour dire « Belgique » au lecteur que son sort navre, avais-je expliqué à l’époque. Monnaie de singe à la valeur de laquelle j’ai cru, et leurré par laquelle j’ai longtemps fait semblant de comprendre ce livre. Pourtant ce dont il parle, je ne le sais que depuis peu. Et la vérité est que cela ne regarde pas grand-monde. À qui s’adresse-t-il en revanche, je ne le saurai sans doute jamais, sauf quand un lecteur prend la peine de me l’écrire. Fallait-il alors mettre ces images et ces mots sur la place publique ? Voire. Assuré d’une tribune, on confond vite le confort de faire et la nécessité de dire. Certes, lorsqu’une question, une forme, une obsession, un obstacle, une lumière, que sais-je, nous occupent l’esprit avec un air de ne pas vouloir s’en aller, il faut bien un jour les regarder en face et leur opposer une résistance ou un pacte, mais une sorte d’action. C’est notre liberté qui est en jeu. Si l’on y réussit, le résultat de cette action peut alors nous sembler pertinent eu égard à la question initiale. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faille en imprimer un livre ou en saturer les terminaux de par le monde. Ce n’est en tout cas pas ce que je recommande à mes stagiaires, ni ce que je réponds aux photographes qui soumettent leur manuscrit au Bec en l’air. Au contraire je leur demande : « à qui s’adresse ton projet ? ». C’est-à-dire : à qui, au-delà de toi ? Et s’ils n’en savent rien, j’en tire un alibi pour les renvoyer travailler. Qu’ils reviennent quand ils sauront. Travailler signifiant précisément : continuer de photographier, ou s’en abstenir d’ailleurs, mais jusqu’à ce qu’on sache. Pas forcément d’un savoir précis, mais qu’au moins apparaisse un point à l’horizon. Ou un mot, quoi que ce soit, mais centrifuge. Alors la photographie dira le besoin qu’elle apaise, et si ce besoin est suffisamment impérieux et honnête pour que la parole qu’il engendre exige d’être partagée. Même si ce n’est que pour dire « beauté » à qui veut bien l’entendre, c’est un premier pas. Un peu vague, car la beauté, nul ne sait ce que c’est. Mais ce petit pas, c’est déjà un chemin hors de soi. Alors d’autres problèmes commencent, car même si quelqu’un « veut bien l’entendre », il n’est pas sûr que son bon-vouloir suffise à ce que notre message l’atteigne et lui soit effectivement perceptible. La question de savoir à qui nous aimerions parler se heurte en effet au problème de l’audibilité de notre parole dans le flux (50). Faut-il se taire dès lors que tout message est devenu inaudible, ou parler malgré tout, ne serait-ce que par souci de salubrité intérieure ? Je n’en sais toujours rien.

En commande ou en résidence, c’est différent. Travaillant avec de l’argent public et un délai de production, la question de savoir pour dire quoi et à qui je photographie se pose avec la même acuité que dans un expérience personnelle, mais la réponse exige davantage de clarté. Quand bien même cet argent serait octroyé dans un esprit de recherche pure et sans contrainte de restitution. D’abord, une fois la résidence acceptée, je peux garder pour moi mes états d’âme sur la pertinence du geste photographique. Si je dis oui, c’est pour photographier. Et puis je ne réponds pas seul. L’institution baillant les fonds a souvent sa propre idée sur le sujet, à laquelle selon les cas je dois me conformer ou j’ai la liberté de m’ajuster. Mais surtout, s’ajoute ici la question du « comment ». Comment atteindre le public à qui j’espère m’adresser ? Pour mon travail personnel la réponse est invariablement : par le livre. Et si je ne parviens pas à le publier, eh bien tant pis, les images resteront invisibles. Mais en résidence ?

En 2016, lorsque le Centre national des arts plastiques m’avait permis de rencontrer les familles de travailleurs népalais au Qatar, je photographiais pour dire « absence », « Népal » « migration » et « travail forcé ». À qui allais-je apporter cette parole et par quel canal, au début je n’en savais rien. Porter aux familles de chaque côté de l’absence le message qu’un inconnu pensait à eux, c’était un projet qui pour modeste qu’il fût déjà me suffisait. Plus tard, en croisant mon travail avec les préoccupations d’Amnesty International, nous avons compris que ce message pouvait toucher les amateurs de trekking et de football et infléchir un peu leur regard sur leurs loisirs. Aujourd’hui nous allons les chercher en organisant des conférences où je projette les images en racontant les parcours de vie des familles. Bon, c’est lent, et mené à petite échelle. Mais ça fonctionne.

Ici en Ardèche la demande est assez claire. Il s’agit de dire un lien entre « cinéma » et « territoire ». C’est vaste. Une année ne sera pas de trop. Et il s’agit de le dire au plus grand nombre de cinéphiles et d’Ardéchois, et si possible au plus grand nombre d’autres. C’est vaste encore. Comment les atteindre, ces publics ? Avec la Maison de l’image et Les Écrans nous avons bien quelques idées. Pour y fair le tri et en réaliser certaines, une année ne sera pas de trop non plus, mais pas celle-ci. Pour ne pas diluer le travail de création dans l’entreprise de sa restitution, nous avons décidé de restituer plus tard, dans une seconde phase, l’année prochaine. Avec le risque de ne pas y parvenir, puisque cette seconde phase n’est pas encore financée. Mais avec la possibilité d’une expérience plus dense et plus intègre si nous y arrivons. Nous verrons bien. Pour l’heure il m’a semblé qu’être là au milieu des spectateurs avec mon appareil, les photographier, leur expliquer cette résidence et ses mobiles, leur montrer ce faisant que leur expérience de cinéphile faisait l’objet d’un regard extérieur, que tout cela était peut-être déjà une manière de m’adresser à eux, et donc déjà une forme rudimentaire de restitution.

Une chose encore à ce sujet. Une fois cernée une intention, créé un résultat et attiré un public pour le lui présenter, le plus beau reste à venir : la rencontre des trois, et donc la production d’un sens qui nous échappe. Car il ne faut pas oublier ceci : celles et ceux à qui nous destinons notre message, en le recevant l’altèreront, littéralement « le feront autre ». Toute parole émise ne devient réellement effectuée, ne devient réellement parole, que dès lors qu’elle est prise dans le geste d’écoute lui donnant vie. Nos intentions sont nécessaires pour produire du sens, mais non suffisantes. Photographier pour dire quoi et à qui ? Ce n’est pas qu’à nous d’en décider. Le lecteur d’une photographie contribue à la fabriquer, à en faire une photographie, c’est-à-dire une unité de sens. Sans lui (fût-il le photographe lui-même), la photographie n’agit pas. Mais avec lui, elle agit désormais chargée ce ce qu’il est, donc par lui modifiée. Nous n’y pouvons rien et c’est très bien comme ça.

*

Vendredi toujours, une rencontre scolaire avait lieu au couvent Saint-Régis, consacrée au cinéma comme espace de construction communautaire. C’était l’occasion de m’instruire. Arrivé en avance, dans une salle occupée par un groupe précédent. Cathy Géry faisait réagir un trentaine de collégiens sur les films qu’ils avaient vus. La programmatrice du festival en pleine action éducative, j’ai trouvé que cela faisait une photographie sensée. L’enseignante qui accompagnait les adolescents, moins. Elle accepta du bout des lèvres, à condition qu’on ne reconnaisse personne. Où les moyens du « quoi » et du « comment » entrent en conflit. Dire « cinéma » et « territoire », cela signifie forcément qu’on va prendre des images de spectateurs, images qu’on peut supposer être un jour montrées. Si ces spectateurs sont des élèves des écoles, c’est désormais quasi impossible. Les enseignants y veillent, qui y engagent leur responsabilité envers les parents. L’enjeu : le « droit à l’image ». Concept fourre-tout dans lequel on retrouve les peurs, contradictions et malentendus ayant cours à l’ère post-industrielle. L’on ne s’étonnera pas que la page qu’y consacre l’encyclopédie en ligne Wikipédia précise en avertissement : « Le fond de cet article juridique est à vérifier (mai 2016). » (51). À question imprécise, réponse bornée : le refus. Il y a sans doute moyen de dépasser ce stade. Ce n’est pas ici l’enjeu. Néanmoins le lecteur que cette question intéresse trouvera matière à la défricher dans Controverses (52), un recueil de jurisprudence illustré qui en délimite tant que faire se peut le champ d’application. Pour ma part, en 2017, je fus associé à la résidence de la compagnie Antiquarks dans le cadre d’un contrat territorial d’éducation artistique et culturelle (CTEAC) sur le territoire de la Communauté de communes des Baronnies en Drôme provençale. Entre autres choses, cette résidence a donné lieu à pléthore d’ateliers scolaires pour tous les âges. Photographier ces ateliers constituait une part de ma mission que le département nommait « valorisation » de la résidence. Mais faute d’autorisation, tout ce pan de mon travail n’a jamais été montré. Ainsi éteintes, je ne sais ce que ces photographies peuvent encore valoriser. Ce qu’elles dévalorisent en revanche ne laisse pas place au doute : mes droits d’auteur ayant été payés par l’impôt, c’est le bien public. J’aimerais ne pas reproduire cette gabegie. Dans cet esprit, je m’efforce ici d’anonymiser les foules par des temps de pause à rallonge. Photographe contraint de tuer l’image en la faisant : je ne serais pas surpris que la psychanalyse dispose d’un concept apte à prédire les séquelles d’une telle impasse. Mais passons, c’est le jeu. J’ai essayé pour ces collégiens, avec bonne volonté. Pas ouf, qu’ils diraient. Je ne parviens pas à effacer tout le monde. D’abord j’ai gâché les dix dernières minutes de cet échange pour une jeune fille au moins qui les a passées le visage enfoui dans ses mains. Et puis il y a toujours bien un rêveur qui ne bouge pas pendant quatre ou six secondes et reste parfaitement net. Pareil dans les files à l’entrée des salles. L’autre jour je présentais mes premières images albenassiennes aux professionnels du cinéma de Drôme et d’Ardèche au Teil. Une personne s’est reconnue sur une image et me l’a fait remarquer. Gentiment et avec humour, mais tout de même.

Vint l’heure de la rencontre à laquelle je voulais assister. Lui, c’est Benjamin Cocquenet, historien du cinéma, normalien reconverti en éducateur aux images, et intervenant au sein de l’association Les Ateliers de la rétine à Grenoble. Eux, ce sont les élèves de l’option cinéma du lycée Marcel Gimond d’Aubenas, et deux de leurs enseignants. Aucune restriction à les photographier. Les enseignants confirment. Question résolue en moins de dix secondes. Il y a deux ans, avec une classe de cette option nous avions parlé de voyage et de photographie au milieu des images de L’Usure du Monde exposées dans la librairie des Rencontres. Une heure d’écoute attentive suivie d’une demi-heure de questions intelligentes. J’avais apprécié. Écoute excellente ici à nouveau. Benjamin Cocquenet s’appuie sur des scènes du Village de Manoj Nelliyattu Shyamalan (53), des Princes de Toni Gatlif (54) et du générique du Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder (55). Signe après signe, il déconstruit les plans pour montrer comment le réalisateur y fait et défait la communauté. Et si possible, pour que les lycéens le montrent eux-mêmes. Lesquels voient très bien de quoi il parle et s’impliquent volontiers. À 17 ans ils connaissent par cœur le vocabulaire, les concepts et les références du cinéma. Ils en ont envie. Certains plus que d’autres, mais tous sont présents.

J’ai attrapé quelques idées à la volée… Communauté fondée par le territoire chez Shyamalan… La communauté, c’est le champ.… L’absence au cinéma n’existe pas… Le cinéma a pour fonction de faire du lien… L’image fait lien, puis elle fait communauté… La communauté a une limite, et à partir du moment où il y a une limite il y a tentation de la franchir, donc d’exclusion, donc possibilité de fracture… Le cinéma fait communauté puis défait la communauté en individus, chez Gatlif… Lien entre communauté des morts à la guerre et communauté de l’équipe de tournage dans la disposition typographique du générique chez Fassbinder… La dernière phrase que j’ai notée : « l’image sabote le réel pour donner du pouvoir… » Vous me ferez dix pages là-dessus ! Je retournerai voir Benjamin à Grenoble.

*

Vendredi intense, décidément. Après m’être fait rattraper par l’écriture, après cette leçon d’image et après Charlie Van Damme, c’était l’heure de la première conférence du Focus des Rencontres, qui a pour thème cette année « l’Illusion identitaire ». Titre emprunté à un livre important de Jean-François Bayart (56), fidèle compagnon du festival et orateur de ce soir. Sa conférence, ponctuée par la musique du duo Melkem, s’intitule « Remue-méninges : Nuire à la bêtise identitaire ». Un projet de salubrité publique.

Que nous n’avons pas d’identité, je le ressens intimement, mais je n’ai pas le bagage socio-anthropologique pour le prouver. Par exemple, je suis toujours un peu marri lorsqu’ici en France on me dit : « j’aime la Belgique » ou « j’aime les Belges ». C’est gentil, c’est fréquent, mais c’est imprécis, et sans doute faux. À creuser, il s’avère que souvent cette déclaration d’amour naît du sentiment d’avoir passé un bon week-end à Bruxelles où la bière est bonne et certains cafés accueillants. Pas sûr que le même sentiment naîtrait d’un séjour à Relax Meuse (province de Namur) ou à Doel (province d’Anvers). Ce qui est aimé ici n’est donc pas tant « les Belges » que ceux par qui l’on a été accueilli, ni tant « la Belgique » que l’expérience d’un weekend passé en Belgique certes, mais dans un périmètre minuscule et dans un contexte où l’accueil est une profession. L’identité n’a rien à y voir. Et pourtant, c’est par le raccourci de l’identité culturelle qu’on le résume. Il y a quelques années pareillement, au terme d’un séjour en famille dans un village du Pays de Galles, les propriétaires du gîte nous avaient invités à prendre un verre chez eux. La dame, ravie d’ajouter des étrangers à sa collection de visiteurs charmés par « sa » région, termina la conversation en disant : « I’m so proud to be Welsh ». Le whisky était bon mais il passa mal. C’était comme si elle m’avait enfoncé une aiguille dans le cerveau, ou m’avait mis face à un problème genre conjecture de Taniyama-Weil ou trisection de l’angle. Comment peut-on réduire son expérience à une chimère aussi insaisissable que l’appartenance à un peuple ? Pourquoi se fermer des portes aussi hermétiquement ? Pour accéder à quoi, cette auto-mutilation ?

Me concernant je puis avancer différents faits : je porte la nationalité belge et la nationalité française, je parle népalais, anglais, flamand, j’ai grandi à Bruxelles, j’ai vécu à Katmandou, j’habite dans la Drôme, j’ai passé des années sur les routes d’Asie, j’écris et je photographie, je suis marié, je suis père, frère, oncle, fils de parents nés en Wallonie, je coupe mon bois pour l’hiver dans la forêt de mes amis, j’ai une orientation sexuelle, une collection de disques microsillon et des préférences politiques. Mais dans aucune de ces expériences ni de leurs combinaisons je n’ai jamais été capable de voir une identité. Dès que j’essaie, elle se dissout dans une autre, et ainsi de suite jusqu’à disparaître. Sur ces expériences je ne puis raisonnablement affirmer que ceci : elles sont une construction en devenir, elles contribuent à me constituer en tant qu’être humain singulier mais poreux, et j’en partage indubitablement une ou plusieurs avec d’autres personnes. Et comme c’est pareil pour tout le monde, socialement certes cela nous dote d’éléments de langage communs nous permettant d’en discuter ou de les prolonger ensemble – si, quand et aussi longtemps que nous le souhaitons –, mais cela ne nous « identifie » pas les uns aux autres, puisque notre rapport à ces expériences est toujours devenant, et qu’il restera toujours des expériences que nous ne partagerons pas.

On pourrait néanmoins m’objecter que rien n’étaye ces affirmations, qui peuvent fort bien n’être que le symptôme d’une perception subjective et politiquement située. La force du livre de Jean-François Bayart, et de sa conférence qui en épouse la trame, c’est de dépasser ce risque d’une posture critique isolée, et d’établir « l’illusion identitaire » en toute clarté, par la diversité et la profusion des exemples rassemblés au service de sa démonstration, soutenus par de puissants outils théoriques. En Afrique, en Inde, en France, en Iran, en Europe centrale et ailleurs, cas après cas, il se livre à une déconstruction patiente de ce qui n’est précisément que constructions : les traditions tenues pour immémoriales alors que leur invention date d’avant-hier, les cultures considérées comme un corpus de représentations figées alors qu’elles ne cessent de s’adapter, corpus avec lequel chacun entretiendrait un rapport exclusif alors qu’on ne cesse d’interagir avec le divers, mais aussi la correspondance censément bijective entre identité culturelle et identité politique, le folklore du camembert, le culte français du vin… Ce faisant Jean-François Bayart éclaire au contraire la complexité de ces constructions, leurs intrications, les « tactiques » et « stratégies » (57) élaborées pour répondre aux sursauts de l’Histoire, formulant au passage une critique sévère du débat public actuel en France. En une heure, les respirations musicales pour adoucir les chocs, les certitudes tombent les unes après les autres. À la fin il ne reste d’identité qu’humaine, puisque les humains interagissent, interagissant ils empruntent, et empruntant ils évoluent. « Convergence potentielle d’énergie » : qui peut avec honnêteté se définir plus précisément que cela ? Convergence complexe, si l’on veut, énergie chargée d’émotion, certes, mais en toute hypothèse je ne vois rien d’autre.

Bon, je me demande quand même s’il y existe une identité cinéma. Non, c’est une provocation. La réponse est non. Néanmoins il y a ici quelque chose de spécifique à tenter de nommer. Si je pense à Serge Daney et à La Maison cinéma et le monde (58), j’ai le sentiment qu’il se trouve des gens qui habitent réellement cette maison cinéma, et qui sont essentiellement présents au monde à partir d’elle. Des gens : pas dix personnes, n’est-ce pas, mais des milliers, dans tous les pays. Et qui y vivent une expérience plus forte que dans d’autres domaines et qui transcende les autres constructions. Je ne sais si je reçois Le Salon de Musique (59) de la même manière qu’un habitant de Calcutta ou de Montevideo, mais en aimant ce film il me semble que nous entrons tous trois dans une même maison cinéma. J’ai au moins un ami qui n’en sort pratiquement que pour aller à l’école exercer son métier de professeur, et encore, il s’arrange dès que possible pour embarquer ses élèves et y retourner avec eux. J’en ai rencontré ici aussi, qui à la première image de n’importe quelle scène savent où ils sont et se sentent chez eux, d’autres qui parlent de scènes de films comme de scènes de leur propre vie. Peut-être me trompé-je, et peut-être est-ce tout aussi vrai des philatélistes ou des passionnés de voitures thermiques radiocommandées ?

À la fin de la conférence Jean-François, qui aime le mélange et l’improvisation, m’a fait l’amitié de m’inviter sur scène pour lire un extrait de Ne plus voyager, roman inédit où deux personnages marchent sans se croiser dans un ailleurs montagneux :

« Je suis né dans une campagne triste et mauve dont je me suis senti tôt passager clandestin. Âpre terroir raclé par un vent d’acier où l’on pense pierre, arbre, fruit, et d’où l’on part si peu qu’on ne va jamais inventer bien loin l’étranger. Le voisin suffit.

Je ne connais pas le nom des fleurs. Je n’ai jamais cru en l’identité, qui est entrave et fabrication de toute angoisse. Certes je vois bien que pour moi quasi rien n’est pareil que pour les habitants du pays où je suis venu marcher, mais nommer ce nonpareil identité me terrifie. Bien sûr, nul prêtre assis sur un tapis de roses mortes n’a prononcé pour ma naissance un horoscope tiré d’un rouleau de daphné paraphé de son sang mêlé de lait de dri. Bon, mais de là à y voir une identité. Et cette manie de plier toute vie pour lui faire confirmer des taxinomies ? Quelques artifices, quelques us assortis à ceux du voisin, un ancêtre en commun, et il n’en faut pas davantage : identité. Mais qui peut y croire ? Il n’est que de la questionner dans la nudité du cœur des hommes pour en mesurer la supercherie : dépouillée de la pompe, l’identité se disloque. Elle devient milliards. Giboulée de rêves individuels cherchant une issue dans la nuit du monde, en compétition avec le rêve de l’autre.

Moi je voudrais juste voir deux ou trois variantes dans l’art modeste d’habiter le vent, et s’il faut un abri, qu’il soit éphémère. Tout le reste est vétille. »

Lors de l’échange avec le public à l’issue de la conférence, une dame a rappelé l’existence d’une distinction identitaire en Ardèche, entre Pagels, les « gens d’en haut », et Rayols, les « gens d’en bas » (60). Et de conclure qu’elle se sentait appartenir davantage aux uns qu’aux autres, j’ai oublié lesquels.

Et je me suis dit que tout était à recommencer.

 

 


(1) Conseil départemental de l’Ardèche. « Appel à projets Itinérances » [en ligne], 11 mars 2019. Disponible sur : http://www.ardeche.fr/TPL_CODE/TPL_GUIDEDESAIDESFICHE/PAR_TPL_IDENTIFIANT/626/45-guide-des-aides.htm
(2) Frédéric Lecloux. « Figures with absent landscapes, Diary of an artist in residence », Aux Bords du cadre [en ligne], 2017. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/en/category/figures-with-absent-landscapes/.
(3) Jean-Xavier Ridon, L’Étrangement du voyageur, Paris, éditions Kimé, 2018.
(4) Serge Daney, Persévérance, Paris, éditions P.O.L, 1994, p. 165.
(5) op. cit., p. 20.
(6) op. cit., p. 15.
(7) Robert Bresson. Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 44.
(8) Frédéric Lecloux, « Avoir photographié », op. cit., 18 juin 2019. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/avoir-photographie/.
(9) Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », op. cit., 17 juin 2018. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/le-bruit-de-fond-anonyme-du-monde/.
(10) Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, éditions Philippe Rey, 2014.
(11) Anders Petersen (par) Christian Caujolle, Marseille, André Frère éditions, 2013, p. 12.
(12) Robert Bresson, op. cit., p. 63.
(13) Anders Petersen (par) Christian Caujolle, op. cit., p. 20.
(14) Frédéric Lecloux, « Voyages en Banlieu », op. Cit., 15 février 2015. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/voyage-en-banlieues/.
(15) Robert Bresson, op. cit.
(16) Texte original : « Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps ». Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde [1963], Genève, Droz, 1999, p. 44.
(17) Philippe Corentin, C’est à quel sujet, Paris, Rivages, 1984.
(18) Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », op. cit., 17 juin 2018. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/le-bruit-de-fond-anonyme-du-monde/.
(19) Lire à ce sujet : Henri Van Lier, « Le non-acte photographique », in Les Cahiers de la Photographie, n°8, 1983. Disponible en ligne sur : http://www.anthropogenie.com/anthropogenie_locale/semiotique/non_acte_photographique.htm.
(20) Rainer Maria Rilke, Les Enfants du soir, in Poésie. Œuvres II, Paris, éditions du Seuil, 1972.
(21) Par exemple : Natacha Cyrulnik (réal.), Les Ouvriers, la zermi et la médiathèque [film documentaire], La compagnie des Embruns (prod.), 55 min., 2013. La filmographie complète de la réalisatrice est disponible sur : http://www.lacompagniedesembruns.com/index.php/docu-realisations/films-docu.
(22) Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde, op.cit.
(23) Nicolas Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Gallimard, 1985.
(24) Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 84. Cité par : Enzo Cormann, « Qu’écrire ? De la représentation à la contamination ». Contribution au colloque « Écrire avec son temps », ISAD/ENSATT, Tunis, 17 et 18 avril 2014. Disponible en ligne sur : https://www.cormann.net/images/telecharger/articles-non-dispo/quecrire.pdf
(25) « Dans ton combat entre toi et le monde, seconde le monde ». Texte original : « Im Kampf zwischen dir und der Welt, sekundiere der Welt ». Franz Kafka, Journal, 8 décembre 1917, in Œuvres complètes, vol. 3, trad. Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe Robert et Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1984, p. 456. Bizarrement, mon édition du Journal de Kafka (Franz Kafka, Journal, trad. Marthe Robert, Paris, Grasset, 1954), pourtant annoncée en texte intégral, s’arrête pour l’année 1917 à la date du 10 novembre.
(26) Enzo Cormann, op.cit. p. 2.
(27) Pierre Zaoui, La Discrétion, Paris, éditions Autrement, coll. Les Grand Mots, Paris, 2013, p. 21.
(28) Enzo Cormann, op.cit. p. 3.
(29) Enzo Cormann, op.cit. p. 5. Expression utilisée par l’auteur pour désigner l’assemblée des acteurs et du public d’une pièce de théâtre, que je me permets d’appliquer ici au cinéma pour désigner les salles, festivals, séances de projections en plein air, etc.
(30) Chantal Akerman (réal.), Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles [film], Paradise Films (prod.), 201 min., 1975.
(31) Nataša Petrešin-Bachelez (commissaire), Les Muses Insoumises. Delphine Seyrig [exposition], LaM, Villeneuve-d’Ascq, du 5 juillet au 22 septembre 2019.
(32) Babette Mangolte, Woman Walking Down the Ladder with Trisha Brown’s images staged by Trisha Brown in February 25, 1973 [Diptyque de photographies]. Disponible en ligne sur : https://www.photo.rmn.fr/archive/19-545784-2C6NU0AH1MYRB.html.
(33) Pier Paolo Pasolini (réal.), Salò ou les 120 Journées de Sodome [film], Alberto De Stefanis, Antonio Girasante, Alberto Grimaldi (prod.), 117 min, 1976.
(34) George Didi-Huberman, Survivance des Lucioles, Paris, éditions de Minuit, 2009.
(35) David Elliot, Kerry Brougher, Hiroshi Sujimoto, Berlin, Hatje Cantz, 2012, p. 76 sq. La série est également présentée, accompagnée de quelques images, sur le site Internet du photographe à l’adresse : https://www.sugimotohiroshi.com/new-page-7.
(36) Chris Marker (réal.), La Jetée [film], Argos films (prod.), 28 min., 1962.
(37) Lire à ce sujet : Nicolas Geneix, « La collection “Petite Planète” (Seuil), “sous la direction de” Chris Marker, 1954-1964 » [en ligne], Fabula, 29 janvier 2014. Disponible sur : https://www.fabula.org/atelier.php?La_collection_Petite_Planete
(38) Éric Rondepierre, La Nuit cinéma, Paris, éditions du Seuil, coll. Fiction et cie, 2005.
(39) Theo Angelópoulos (réal.), Le Regard d’Ulysse [film], Paradis Films, La Sept Cinéma (prod.), 176 min., 1995.
(40) Éric Rondepierre, op.cit., p. 26.
(41) Agnès Vadra (réal.), Cléo de 5 à 7 [film], Rome-Paris Films (prod.), 90 min., 1962.
(42) Agnès Vadra (réal.), Sans Toit ni loi [film], Ciné Tamaris, Films A2, Ministère de la Culture (prod.), 105 min., 1985.
(43) Louis Malle (réal.), Ascenseur pour l’échafaud [film], Nouvelles Éditions de Films (prod.), 91 min., 1958.
(44) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1924], Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, § 2.024, p. 36.
(45) Bernard Bastide, Genèse et réception de Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, thèse de doctorat en Études cinématographiques et audiovisuelles, sous la direction de Michel Marie, soutenue en 2006 à l’université de Paris 3.
(46) Serge Daney, La maison cinéma et le monde, 4 vol. Paris, P.O.L., 2001-2015.
(47) Frédéric Worms, « Et nos amours ? (3/5) L’amour qui commande », Matières à penser [émission radiophonique], France Culture, 11 décembre 2019, première diffusion le 19 juin 2019. Disponible en ligne sur : https://www.franceculture.fr/philosophie/matieres-a-penser-et-nos-amours-par-frederic-worms.
(48) Frédéric Lecloux, « Une photographie », op. cit., 4 janvier 2015. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/une-photographie/.
(49) Frédéric Lecloux, Brumes à venir, Marseille, Le Bec en l’air, 2012.
(50) Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », op. Cit.
(51) Wikipédia, « Droit à l’image » [en ligne]. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_%C3%A0_l%27image. Consulté le 28 décembre 2019.
(52) Daniel Girardin, Christian Pirker, Controverses : une histoire juridique et éthique de la photographie, Arles, Actes-Sud, 2008.
(53) M. Night Shyamalan (réal.), Le village [film], Touchstone Pictures, Blinding Edge Pictures (prod.), 103 min., 2004.
(54) Tony Gatlif (réal.), Les Princes [film], Ken Legargeant, Romaine Legargeant (prod.), 100 min., 1983.
(55) Rainer Werner Fassbinder (réal.), Le Mariage de Maria Braun [film], Albatros Produktion (prod.), 120 min. 1979.
(56) Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire [1996], Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. Pluriel, 2018.
(57) Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. arts de faire [1979], Gallimard, coll. Folio essais, 1990, pp. 57 sq.
(58) Serge Daney, La maison cinéma et le monde, op. cit.
(59) Satyajit Ray (réal.), Le Salon de musique [film], Satyajit Ray (prod.), 100 min., 1958.
(60) Wikipédia, « Pagels et Rayols » [en ligne]. Disponible en ligne sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pagels_et_Rayols.


Photographie : 21e Rencontres des cinémas d’Europe, Aubenas, 17 novembre 2019