Photographie et exploration


Par Jörg Colberg

Il n’est pas rare en ce moment de tomber sur des communiqués de presse ou des notes d’intention de photographes où les photographies sont présentées comme étant tantôt une exploration, tantôt une enquête. « Ces photographies explorent… », « ces photographies enquêtent sur… ». Cela me fait chaque fois réagir. Il y a beaucoup de gens sur cette terre qui peuvent se dire explorateurs ou enquêteurs. Mais les photographes (et les artistes en général) n’en font pas partie.

Les photographies n’explorent pas. Elles n’enquêtent pas. Elles ne posent même pas de question. En revanche elles sont des affirmations. Elles rapportent des faits (ou du moins c’est l’impression qu’elles donnent). Vu le fonctionnement du médium, vus l’ensemble des choix et des décisions qui entrent dans la fabrication de toute image, les photographies sont d’abord et avant tout des opinions. Ainsi, quand on regarde un travail photographique, que ce soit dans un livre, sur un mur ou sur Internet, on ne se trouve pas face à une exploration ou à une enquête. Ce sont des conneries. On se trouve face à une opinion clairement affirmée.

Si vous êtes gêné par le concept d’opinion, une autre manière d’aborder un travail photographique est de le considérer comme une proposition. Ici, telles images  (peu importe lesquelles) proposent telle vision du monde, aussi claire ou confuse cette proposition soit-elle. Telles images mettent le lecteur au défi de remettre en question ce en quoi il croit, lui donnant une chance d’apprendre quelque chose, ou de voir le monde d’une manière dont il n’avait pas idée auparavant.

Dans le paragraphe qui précède, notez bien que j’émets une supposition, à savoir que les photographies accomplissent effectivement cela : remettre leurs lecteurs en question. La réalité est que nombre de photographes font le choix de ne pas prendre ce risque, et de produire au contraire des photographies qui confirment chacun dans ce qu’il attend. Un tel travail n’a qu’un très faible mérite artistique, voire aucun. Ce qu’il m’intéresse d’aborder ici, ce sont les photographies qui visent un peu plus haut.

Maintenant, dans toute photographie il y a une part d’enquête ou d’exploration. Quand un photographe travaille sur un projet, il y a de grandes chances pour qu’il doive explorer ou enquêter sur quelque chose. Pour aboutir à une série d’images définitive, il faut en passer par un processus de découverte, un processus de remise en question rigoureuse de soi-même. Faute de quoi les images auront du mal à provoquer chez le lecteur une remise en question similaire.
Ainsi les photographies ne sont-elles ni une exploration ni un enquête. Elles sont le résultat d’une exploration ou d’une enquête.

On peut se demander si ce n’est pas un peu de jouer sur les mots. Mais il n’en est rien. Aussi difficile qu’ait pu être le travail de création photographique, je crois fermement qu’en tant que son résultat final, les photographies doivent être considérées comme une prise de position irrévocable, qui remettra en question le lecteur avec autant de rigueur que possible.

Or ce n’est pas ce qui se produit quand on dit que des images sont une exploration ou une enquête. Dire de ses images qu’elles sont une exploration ou une enquête n’est en fait qu’une tentative de se dérober à toute réaction négative potentielle. Ce n’est pas de l’art. Pour que l’art soit vraiment opérant, il faut qu’il se batte volontairement pour ce qu’il est, quel que soit l’inconfort qui en découle pour le créateur ou le lecteur.

Évidemment, vue la façon dont fonctionne une bonne part du monde de l’art et de la photographie, cela demande un peu de courage. Imaginons que vous obtenez votre diplôme de mastère en beaux-arts, et qu’ensuite vous lisez ici que votre travail consiste à vous mettre à dos les gens mêmes qui pourraient (si vous avez de la chance) vous lancer quelques miettes. C’est un peu facile à exiger de ma part, n’est-ce pas ?

Toutefois, pour commencer, être rigoureux dans son travail n’est pas du tout la même chose que de se mettre les gens à dos. Être rigoureux dans son travail signifie être honnête envers lui. Si certaines personnes se sentent en effet contrariées par votre travail et par la façon dont ils sont remis en question, il faut se demander si c’est bien avec ces personnes-là que vous voulez travailler, et si ce sont bien elles votre public.

Deuxièmement, même si c’est un peu hors sujet : quand on vient de sortir de l’école, où l’on a emmagasiné tellement d’informations sur la manière d’être cet artiste bien formé qui travaille de façon unique, avec son éventail très personnel d’idées, de compétences et de motivations, est-ce qu’on veut vraiment renoncer à tout cela, au moment même où l’on sort de l’école ?

Attendu qu’il y a aujourd’hui en photographie tellement de choses si fades, si superficielles, si bidon, et vu qu’il y a tellement de gens qui se bousculent pour accéder aux maigres possibilités de les montrer, qu’y a-t-il de mal à retourner à ce que le médium fait de mieux ?

On peut la grimer autant qu’on veut sous ce fard d’« exploration », c’est bien d’opinions que la photographie traite. Elle a pour objet d’affirmer des visions personnelles, de mettre les gens mal à l’aise, de les faire aboutir à des conclusions qui peuvent ne pas leur plaire, et toutes autres choses bien plus percutantes et intéressantes que des explorations ou des enquêtes.

Une autre façon de voir serait de dire qu’une exploration ou une enquête est un processus. Les photographies elles-mêmes ne sont pas des processus, quelle que soit la manière dont on les présente. Si tant est que le travail soit bien fait, elles déclencheront alors chez le lecteur un processus identique – voire, idéalement, différent. Elles sont la concrétisation découlant du processus, et en tant que telles, elles sont des opinions. Elles sont largement plus qu’un simple processus.

Et vous, leur auteur, qui êtes parvenu à cette série de photographies au terme d’un processus qui a pu être long et pénible, donnez-leur donc la pertinence qu’elles méritent. Acceptez qu’elles soient vos opinions, et qu’elles peuvent remettre les gens en question. Ne sous-estimez pas la concrétisation de votre travail en le traitant d’« enquête » ou d’« exploration ».

 

 


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en décembre 2016.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 2 octobre 2016 sur Conscientious Photography Magazine.