L’empathie, malgré la photographie


Sur le travail népalais de Philip Blenkinsop

Philip Blenkinsop est un photographe qui montre peu. Des livres ? Je n’en connais que deux : Cars that Ate Bangkok, une rareté de 1996 réservée aux collectionneurs, et Extrême Asie, paru en 2001 dans la collection Photo Poche de Robert Delpire. Trois si l’on ajoute un travail sur l’eau publié en 2009 dans l’ultime livraison de Dispatches, la revue fondée par Gary Knight, qui était plus proche du livre que du magazine. Des expositions ? Il y en eut certainement. Internet ? On retrouve toujours les quelques mêmes images. La presse ? son travail y fut abondamment publié, mais vue la vitesse à laquelle une image y remplace une autre, qui s’en souvient ?

Pour quelqu’un dont l’œuvre est si importante, et si inspirante, c’est peu.

On peut alors estimer que relève du miracle la chance qui nous fut offerte, lors de la première édition de Photo Kathmandu en 2015, de voir une large sélection du travail népalais de Philip Blenkinsop, depuis la guerre civile maoïste jusqu’à la naissance de la république – et de le voir physiquement, imprimé sur du vrai papier ! C’est une première.

Ce que nous enseignent les photographies de Philip tient en ceci : comment rester un être humain, même muni d’un appareil photographique. Ses images sont celles de quelqu’un qui n’essaie ni de se séduire lui-même, ni de nous séduire nous, lecteurs. Nul bavardage, nul remplissage. Elles ne sont pas l’œuvre d’un photojournaliste uniquement préoccupé de reproduire ce qu’il sait déjà, dans la forme attendue, sans prendre aucun risque – je ne parle pas du risque de la guerre ou du conflit, mais du risque de remettre en question ses certitudes.

Ces images sont à l’exact opposé de ce que Jörg Colberg définit comme un cliché : « Un cliché photographique agit comme une fiche à laquelle le lecteur fournit la prise : celui-ci doit être capable de reconnaître le cliché pour qu’il fonctionne en tant que tel. Une fois la connexion établie, cette reconnaissance déclenche tout le reste, court-circuitant au moins en partie la capacité du lecteur à une pensée critique. »

Le photojournalisme repose aujourd’hui en bonne partie sur les clichés, où les photographies cessent d’être des photographies au même rythme que les événements qu’elles représentent cessent d’être des événements. Parce que les photographies de Philip ne sont pas des clichés, elles restent des photographies. Elles restent en vie. Leur portée dépasse largement le projet de documenter le monde, en l’occurrence l’histoire contemporaine du Népal. Elles parlent de l’histoire des êtres humains aux pries avec leur besoin de liberté, que ce besoin se manifeste par la colère ou par l’ingéniosité à manipuler cette colère. En tant que telles, elles restent dès lors, et plus que jamais, nécessaires.

Bien sûr elles témoignent aussi de la proximité, de la symbiose presque, entre le photographe et son sujet. Elles sont brutes, dures et complexes à la fois. Voire inconfortables. Mais elles sont surtout empathiques. Elles nous donnent matière à penser autant que matière à aimer. Là se trouve peut-être l’essence du travail de Philip blenkinsop : dans la tension entre violence et tendresse, entre animalité et compassion.

En regardant avec attention les photographies du Népal prises par Philip, je me suis dit qu’elles venaient d’un autre temps. Certes elles datent pour la plupart du début des années 2000. C’est long. Mais c’est à un autre « autre temps » que je pense ici : un autre temps dans la vie de cet étrange et jeune médium qu’est la photographie. Un temps où, de retour de la zone de conflit, il fallait développer ses films dans les toilettes d’un hôtel désert dans une capitale sous couvre-feu, sans garantie aucune qu’elles atteindraient jamais la rédaction du magazine qui les avait commandées, sans parler de l’atteindre dans les délais.

Aucune nostalgie dans cette pensée, ni quant au geste de prendre une image ni quant aux mutations techniques du médium. Quel que soit l’appareil, ce n’est jamais qu’un outil, au service d’un mobile : dire quelque chose sur le monde. Et en 2015, peut-être même plus que naguère, on peut toujours mourir de prendre la parole, avec ou sans appareil photographique.

Donc pas la moindre nostalgie, mais une question de vitesse de quantité. Dans ce siècle où tout, tout le temps, sans échappatoire, bien plus que nous n’en demandons et n’en pouvons absorber, faisant de nous des illettrés par saturation – où tout nous est « donné à voir », ces images ne portent-elles pas un espoir ? Par leur rareté, leur temporalité et le lieu de leur monstration – Katmandou, six mois après le tremblement de terre – ne sont-elles pas un acte de résistance ? Et peut-être alors, une piste de réponse à la question de savoir ce que l’acte de montrer des images peut encore bien signifier ?

 

 


Photographie : Philip Blenkinsop, sur le toit du Nana Guest House, Katmandou, Népal, avril 2008.


Fait à Katmandou, octobre 2015, pour le blog de Photo Kathmandu. Traduit de l’anglais par Frédéric Lecloux en août 2016.