Sur les clichés


Par Jörg M. Colberg

Dans une large mesure, la photographie a désormais pour seule préoccupation la production de clichés visuels. Cette évolution concerne tous les genres de la photographie, quelles que puissent être au premier abord leurs différences (au plan visuel ou fonctionnel). L’attrait du cliché, c’est qu’il fournit au lecteur une sensation instantanée de satisfaction, instaurant dès lors un lien entre ce lecteur et l’ensemble des mobiles servis par ce cliché.

Avant de poursuivre, il importe de prendre conscience que la production d’une photographie fondée sur le cliché peut tout à fait exiger une quantité considérable de travail. Il est facile de photographier un coucher de soleil avec un smartphone et d’obtenir par exemple un soleil avec les blancs brûlés et un paysage sombre en arrière-plan. Il est beaucoup plus compliqué de photographier la même scène en évitant chacune des imperfections techniques qui peuvent aisément apparaître sur une telle image.

Les clichés sont toujours rattachés à un but. Le cliché lui-même n’est pas le but. Il ne sert que de connecteur, un peu comme une fiche s’adapte dans la prise correspondante. Nous voyons et manipulons des fiches et des prises, mais ce qui nous intéresse en réalité, c’est l’électricité (invisible) qui y circule. Un cliché photographique agit comme une fiche à laquelle le lecteur fournit la prise : celui-ci doit être capable de reconnaître le cliché pour qu’il fonctionne en tant que tel. Une fois la connexion établie, cette reconnaissance déclenche tout le reste, court-circuitant au moins en partie la capacité du lecteur à une pensée critique. Quand on traite des clichés, il faut se concentrer sur l’ « électricité » sous-jacente et non sur les visuels.

Le mécanisme susmentionné explique pourquoi l’usage des clichés est si répandu. Pourquoi, en fait, travailler avec des clichés en photographie intéresse tant de monde. Prenons par exemple la campagne présidentielle américaine. Du régime visuel que les médias servent au public, il ressort clairement que les candidats ont juste envie d’obtenir les bonnes photographies d’eux-mêmes, et la plupart des photographes jouent le jeu avec plaisir (Voici une discussion au sujet du genre de mécanisme à l’œuvre entre un candidat et un photographe (1)). Cette dynamique ne s’altère généralement que lorsqu’un candidat, pour quelque raison que ce soit, tombe en disgrâce aux yeux du public ou des médias, auquel cas commence la chasse aux images-pièges (qui sont une autre sorte de clichés).

Il est à noter, bien sûr, que tous les clichés ne fonctionnent pas avec la même efficacité sur tous les membres d’un groupe, d’une société ou d’une culture. Le degré de compréhension du langage visuel (c’est-à-dire la conscience de la manière dont une photographie travaille) dépend inévitablement des individus. De plus, la force des clichés varie elle aussi. Ceux rattachés à des pulsions biologiques très basiques sont probablement les plus forts : la pornographie, par exemple, est extrêmement stéréotypée.

Notez également que d’une culture à l’autre, bien souvent les clichés ne fonctionnent pas du tout. Un hebdomadaire allemand a montré récemment une série de photographies « typiquement allemandes » à un groupe de réfugiés érythréens, iraniens, afghans ou syriens en leur demandant leur avis sur ce que les images représentaient. Sans grande surprise, sauf pour les lecteurs familiers de ce qui était montré, les réponses étaient assez réjouissantes (voici le lien (2)). Les clichés ne sont pas universels. Ils ont plutôt tendance à être déroutants, voire complètement absurdes, pour celui qui n’appartient pas au groupe qui les entretient. Mais cette réalité offre une possibilité de regarder au-delà du cliché : il suffit de se forcer à ignorer les symboles évidents qui sont représentés. Telle image est peut-être une photo de Donald Trump, mais c’est aussi une photo d’un vieil homme doté d’un goût plutôt discutable quant à sa propre image.

Il y n’y a aucun problème avec les clichés per se. La prise en compte d’une photographie de ce type doit simplement inclure le contexte dans lequel elle s’inscrit. Celui qui regarde une image pornographique pour satisfaire un besoin sexuel a peu de chance d’être gêné par les clichés ainsi rencontrés. De la même façon, celui à qui un ami montre une photo de son nouveau-né n’en pointera sans doute pas les éventuels défauts (à moins bien sûr d’un sérieux manque de ce genre d’aptitudes sociales élémentaires qui permettent aux sociétés de fonctionner). Mais tous les contextes n’ont pas le même poids. Par conséquent, si l’utilisation des clichés dans certains contextes (comme la photo de famille ou la pornographie) présente peu voire pas de problème, on ne peut pas en dire autant de tous les contextes. Pour qu’un cliché soit, sinon dangereux, au moins nuisible, il faut qu’il présente un enjeu pour un groupe important.

Ce sera peut-être plus clair avec un exemple. Il est assez trivial, et peu risqué, d’affirmer que le journalisme joue un rôle essentiel dans et pour la plupart des sociétés (« Des citoyens informés sont le fondement d’une démocratie dynamique » – Thomas Jefferson). Par vocation, et j’exclus ici sans détour le genre Fox News, le rôle du journalisme est d’offrir au lecteur ou au spectateur une occasion d’accroître son éducation, d’en apprendre davantage sur un sujet. Le journalisme visuel, que soit sous la forme du photojournalisme ou de la photographie documentaire, devrait servir le même but. Lequel, de toute évidence, est incompatible avec le recours au cliché.

La réalité est bien sûr toute différente. Le photojournalisme en particulier est devenu une vaste entreprise de production de clichés (je ne dis pas que le photojournalisme dans son ensemble remplit ce rôle : à mon sens environ 10% de la production photojournalistique y échappe). Emportée par la marchandisation néolibérale, la forme originelle du photojournalisme a été remplacée par une autre où il s’agit de livrer rapidement (et pour un coût faible ou nul) des images spectaculaires, qui fournissent une matière constante idéale aux sites d’information pour leurs galeries des « images du jour ».

Une des raisons pour lesquelles la photographie d’Aylan Kurdi, le bambin syrien trouvé mort sur une plage turque, a choqué et touché tant de gens (y compris l’auteur de ces lignes (3)), est peut-être que cette image n’était pas un cliché. Notre capacité à filtrer ou à classer mentalement l’information reçue est devenue inopérante, et l’image nous a atteint en un endroit d’ordinaire bien gardé. Les clichés nous permettent de nous confronter aux images selon nos propres conditions et nulles autres, en nous laissant au fond décider si nous voulons apprendre quelque chose de gré au lieu de nous le laisser enseigner de force. Une image n’est pas ce qu’elle montre, mais la photographie d’Aylan Kurdi ne présentait pas d’autres conditions que les siennes propres, c’est-à-dire essentiellement les conditions de tous ceux qui fuient tel ou tel coin d’enfer pour tenter de trouver refuge en Europe. Cela suggère le pouvoir que peut encore avoir le photojournalisme, ou pourrait avoir s’il cessait de courir après les clichés faciles et simplistes.

Dans le contexte du journalisme visuel, il est facile de comprendre pourquoi les clichés sont exactement l’inverse de ce qu’on veut. Il n’est que Fox News (ou ses équivalents de gauche) pour concevoir le journalisme comme devant non seulement confirmer, mais en réalité renforcer les idées préconçues du spectateur. Le rôle du vrai journalisme est de couvrir convenablement un sujet, peu importe s’il confirme ou remet en cause les idées pré-existantes. Les clichés, eux, ne remettent rien en cause. Au contraire, ils confirment. Les clichés n’ont donc aucun rôle à jouer dans le journalisme sérieux, sinon comme exemple de ce qu’il est nécessaire d’approfondir, impliquant généralement de le remettre en question. Et on ne peut combattre les clichés avec d’autres clichés. Cela ne marche tout simplement pas.

Il en va de même pour les clichés dans bien d’autres genres photographiques. Plus l’enjeu est grand pour le lecteur, plus le cliché est susceptible de causer du tort.

Dans le champ de la photographie artistique, les clichés ont pour principal effet de transformer la photographie en divertissement. Il n’y a rien de mal au divertissement, qui est clairement une forme d’art. Mais si l’on peut facilement voir tout divertissement comme un art (que son véritable mérite soit important ou non), toute forme artistique n’est pas destinée à être un divertissement. Un artiste choisissant le divertissement gagnerait donc à se demander ce qu’il veut faire en priorité : de l’art ou du divertissement ? A-t-il un but ultime qui n’élude pas le risque de remettre en cause les idées du spectateur, avec ce que cela peut avoir pour conséquences en termes de popularité (concept qui ne joue clairement aucun rôle dans l’art sérieux) ?

L’art peut divertir, mais le divertissement devrait être une sorte de bonus, une conséquence éventuellement imprévue, plutôt que le but principal. On objectera qu’exclure les clichés de la photographie artistique relève désormais de la gageure, puisque « tout a déjà été photographié ». Je pense souvent, quand j’entends un artiste argumenter en ce sens, que cela en dit sans doute davantage sur l’endroit où en est cet artiste dans sa propre pratique, que sur la photographie elle-même.

Non que les clichés peuvent ou doivent être évités. Vue la quantité d’images dans le monde, et vue la disparité de la reconnaissance visuelle des tropes, les clichés peuvent jouer un rôle important dans l’art : ils désamorcent, créant une ouverture pour un message (ce qui suppose que le photographe souhaite transmettre un message, ce qui n’est pas garanti). Les clichés, utilisés avec précaution, peuvent transformer les artistes en agents secrets. La clef ici étant qu’ils soient « utilisés avec précaution ».

On est toujours tenté de céder aux clichés parce qu’ils sont si séduisants à tellement de niveaux. Lorsqu’on fait une image cliché, il y a ce frisson de satisfaction instantanée, car on sait bien qu’on est en train de miner un territoire très couru, auquel le public accédera facilement. Nombre d’entre nous – l’auteur de ce lignes y compris (voir le « magnifique » exemple illustrant [la version anglaise de] cet article, pris d’un avion avec un téléphone) –, prennent des clichés au quotidien, et c’est très bien comme ça.

Mais à nouveau, c’est le contexte qui importe. Dès que notre ambition relève du champ de l’art, nous sommes dans une situation problématique dont on ne sortira peut-être que partiellement. Dans l’art, les clichés fonctionnent comme l’urine de chat : il est très difficile de se débarrasser de l’odeur nauséabonde une fois qu’elle s’est fixée au mauvais endroit. Les clichés peuvent fonctionner dans l’art. Mais si on ne les active pas avec vigilance, non seulement on sort de ce à quoi aspire l’art, mais généralement on finit sur le territoire du mauvais divertissement.

En fin de compte, puisqu’il est si facile de verser dans le cliché et si difficile de les éviter, ce que ceux-ci réclament du photographe c’est d’avoir conscience de ce territoire. Quel que soit le contexte dans lequel on évolue, c’est une tâche ardue. Il faut comprendre son propre travail, être capable d’y repérer les clichés – qui se laissent pas tous identifier avec la même facilité. Cela se passe au moment de l’éditing, ou en regardant son travail (comme si l’éditing n’était pas déjà assez compliqué !) – ou celui des autres. Mais en ces temps où les photographies sont si répandues, et partant, utilisées par tellement de gens de façon si spécifique, les photographes doivent s’attacher à comprendre plus profondément l’histoire de leur médium, ainsi que le sens, le fonctionnement et les mobiles d’une photographie.

Les photographies ne sont pas seulement faites pour être vues, écrivait récemment Francis Hodgson (4), elles sont faites pour être pensées. Cette image est-elle une bonne photographie ? Si oui, pourquoi, comment ? Les clichés, par la satisfaction et la reconnaissance immédiate qu’ils engendrent à un tel degré, nous incitent à les prendre pour de bonnes images. Ils le sont peut-être. Mais souvent ils ne le sont pas. Nous devons en voir plus. La photographie peut mieux faire, et nous devons l’y inciter.

 

 


(1) Texte en anglais seulement. (Ndt)
(2) Texte en allemand seulement. (Ndt)
(3) L’opinion exposée dans ce paragraphe est celle de Jörg M. Colberg. Mon rôle de traducteur est de la rendre accessible au lecteur francophone, non de la mettre en débat, ce qui pourra en revanche faire l’objet d’un prochain article personnel. (Ndt)
(4) Texte en anglais seulement. (Ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en octobre 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 5 octobre 2015 sur Conscientious Photography Magazine.