Départiciper


(Photographie et écologie)

Texte révisé en septembre 2023

Pour Jean-Luc Mylayne

Nous partons pour ne pas tuer.
– Lorenzo Pestelli1

Comment continuer d’être au monde ? À cette question, longtemps les réponses que j’aie été capable d’apporter ont coulé de source et consolé de tout – en aimant, en écrivant, en voyageant, en photographiant, en lisant, en apprenant, en donnant, en recevant, en écoutant, en ralentissant, en doutant… Ce n’est du reste pas parce que ces réponses étaient évidentes que leur application était aisée. Mais du moins mon combat pour être au monde en inférait-il un sens, une exigence et une honnêteté. Et incidemment, un métier.

Depuis l’été 2022 ce n’est plus vrai. Le métier est en théorie toujours là. L’exigence et l’honnêteté, je l’espère aussi – mais, si ce sont bien elles qui parlent, répétant avec insistance que le sens a disparu. Mes anciennes réponses se heurtent à leurs propres contradictions, devenues flagrantes tant au plan professionnel qu’ontologique. Et toute tentative d’en penser de nouvelles s’englue dans le brouillard ou, pour user d’une métaphore moins anachronique, se consume dans les flammes. J’entame ce texte, comme jadis Le Bruit de fond anonyme du monde2, « sans savoir où il va ». Cette fois pourtant, non pas tant « pour savoir où il va » mais, où qu’il aille, avec l’intention qu’il m’aide à mesurer l’obsolescence de ma situation de photographe et d’humain. Et, si tant est que ma question liminaire ne soit pas insoluble, à tirer de cette compréhension un être-au-monde neuf qui puisse être mis en œuvre.

Il faut préciser le sens que je donne aux termes de cette question. « Comment » signifie selon quelles modalités – pratiques, sociales, économiques, affectives, environnementales, artistiques, publiques, politiques, mobilitaires3… « Continuer » insiste sur le constat du franchissement d’un seuil rendant caduques les modalités pratiquées jusqu’ici, l’été 2022 définissant ce seuil. « Être », c’est simplement être l’humain que j’estime devoir ou espère pouvoir être : le meilleur père, époux, frère, fils, ami, animal social photographiant, possible – mais plus encore, le meilleur être vivant possible. Tout ceci sans rejeter l’éventualité que pour continuer d’être, il puisse falloir ne plus être autant d’êtres à la fois (par exemple ne plus être photographe). « Au monde », enfin, revêt deux aspects : sur la Terre d’abord – en son état actuel et en son devenir, parmi la multiplicité du vivant, agent de l’évolution de cet état et par elle agi et transformé – et, d’autre part, en un lieu spécifique de cette Terre – ce que William Sheller avait nommé jadis « un endroit pour vivre ».

La question est évidemment relative et toute ambition de réponse située, attendu qu’à une minorité d’humains dont je fais partie, le luxe échoit de pouvoir choisir cet endroit et ces modalités et d’en combiner les paramètres à loisir, même si ce choix est limité par mes moyens. Quelque modestes qu’ils soient, c’est donc d’emblée une question, peu ou prou, de nanti. Il m’importe de le reconnaître et tant que faire se peut de l’assumer. Ce qui ne signifie pas, selon l’usage cynique qu’a pris ce verbe en politique, jouir de l’indignation suscitée par nos actes tout en feignant de la comprendre, mais simplement, en dépit de mes privilèges, réfléchir à une conjonction de ces paramètres la plus positive ou, a minima, la moins nocive possible. Car si mes éventuelles solutions ne sont pas uniformément transposables à autrui, on peut toujours espérer que le principe qui en anime la quête dépasse mon propre horizon.

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Cherchant un titre à l’abri duquel suivre l’écriture au fil de cette quête, ce mot est venu : « départiciper ». Probablement pas un néologisme, mais je ne l’avais jamais entendu. Il est sorti tout seul. D’où ? Aucune idée. Avec le recul j’ai pensé à ceci : j’ai toujours trouvé que Chris Marker avait été atteint par le génie en intitulant l’un de ses livres Le Dépays4. « Dépayser » existe, verbe d’ailleurs peu aimable – passif, nonchalant, inclinant vers le délassement, la distraction, ces scories de l’organisation technicienne du monde. Mais le « dépays » restait à inventer. L’ayant fait, Chris Marker l’a rendu instantanément intelligible. Le raccourci « dépays » fabrique un substantif et tout à la fois ouvre un territoire nouveaux, et dans cette dérivation se charge de puissance poétique. « Départiciper » m’est peut-être venu par ce chemin-là. Au premier abord, ce mot m’est apparu bancal. C’est faux : au tout premier abord il m’a séduit. C’est l’instant d’après que je l’ai senti marchant sur trois pattes. Et puis, l’ayant épluché à mon rythme, il m’a semblé qu’il pouvait prendre en charge plusieurs aspects d’une réponse potentielle à la question dont ce texte tire prétexte : comment continuer d’être au monde ?

« Départiciper » contient d’abord le « départ ». Dans sa préface au Long Été de Lorenzo Pestelli, Nicolas Bouvier écrit ceci : « on se débarrasse à bon compte des voyageurs et du voyage en alléguant que presque tous les départs sont des fuites. Peut-être. C’est oublier qu’il y a des choses devant lesquelles on ne peut que fuir : des lieux, des familiers, des “raisons” qui nous chantent une chanson si médiocre qu’il ne reste qu’à prendre ses jambes à son cou »5. Sans doute donc « départiciper », garde-t-il une part de fuite. Mais le départ, c’est aussi celui d’Arthur Rimbaud ayant « assez vu », « assez eu », « assez connu », un « départ dans l’affection et le bruit neufs »6. Fuir donc la saturation par accumulation pour renouveler les affects, c’est-à-dire les liens, le rapport au monde, le sens. Dans « départiciper », transparaît aussi l’expression « faire le départ » qui invite à choisir entre différents possibles, souvent contradictoires, par exemple entre subir et agir. Car enfin, « départiciper » garde de « participer » un geste, une volonté proprement active.

Ainsi dans mon esprit, « départiciper » ne signifie pas s’abstraire de tout dans un érémitisme de malotru, mais bien plutôt cesser activement de participer – à l’accélération du monde, à son organisation absurde et à la désagrégation de son habitabilité –, tout en restant activement vivant. Cesser pour devenir frein. C’est-à-dire non seulement s’abstenir d’accélérer mais tout autant transmettre du freinage, donc s’employer à ralentir d’une manière qui donne à autrui l’envie de ralentir pareillement. Frein contagieux donc, et surtout du genre joyeux et constructif, à défaut de quoi la contagion a peu de chance de prendre. Un matin de février 2020, au début de mes voyages sur les routes du cinématographe en Ardèche7, j’avais quitté Saint-Agrève avec Isabelle Stengers à la radio parlant de Gilles Deleuze8, et j’avais noté ceci : « Je crois que la perspective qui m’attire chez Deleuze, c’est l’intuition que si je le comprenais, j’en extrairais des armes pour mener mon combat avec le monde avec davantage de liberté. J’ai précédemment fait l’expérience de la liberté, non sans aide – celle d’Arthur Rimbaud à vingt ans, de Nicolas Bouvier à trente et d’Henri Michaux à quarante – mais, imprudent, je l’ai laissée filer. Peut-être parce que l’horizon de cette liberté, chez Rimbaud c’est la mort prématurée, chez Bouvier la mélancolie, et chez Michaux le refus. Tandis que chez Deleuze, de plusieurs lieux me reviennent des indices selon lesquels il y aurait là matière à recouvrer une liberté effectuable en direction d’une action créative, positive et joyeuse9. Et c’est ce que me rappelle vouloir chercher, et en quelque sorte me promet, Isabelle Stengers dans cette émission radiophonique : une liberté joyeuse. Je ne parle pas d’un divertissement sans enjeu. Je parle d’un rapport au monde où l’action contre naît de la joie d’être »10.

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Or au contraire d’une liberté joyeuse, ce que je parviens à effectuer aujourd’hui n’est au mieux qu’une stagnation. Allant en s’aggravant depuis l’été 2022 – les incendies tout proches, la touffeur pérenne, les privations d’eau, l’abandon du potager –, mais remontant au moins au 11 mai 2020, date de levée des restrictions vitales en vigueur en France depuis le 17 mars précédent. Pendant ces cinquante-quatre jours, j’ai cru en quelque chose de totalement neuf, que les vents anabatiques élevaient de la vallée jusqu’à nos altitudes. En date du 28 mars cette année-là, mon journal de résidence cinématographique disait : « La colline a toujours été silencieuse. Mais avec le silence des machines, ce qui change, c’est la qualité du silence. Un silence de cette force, je n’en avais connu que dans les villages du Népal oubliés par les routes. Où l’on découvre que le silence habituel, trahi par la disparition du bruit blanc des moteurs, ne faisait que jouer au silence »11. Et j’ai trouvé tellement juste et bénéfique ce silence que je l’ai pris pour un début de décélération de l’humanité. Et j’en ai conçu une forme d’espoir jusque-là inconnu dans la pérennisation de l’habitabilité de la Terre. Espoir naïf. La frénésie avec laquelle la course du monde a redémarré m’a pris de court et a figé dans la sidération toute possibilité pour longtemps d’un rapport raisonné au sens de mes actes.

Et pourtant, dès la mi-mai 2020, j’ai moi aussi et comme beaucoup repris la route. La mienne était donc celle de la diversité territoriale du cinématographe de part et d’autre du Rhône. Elle était encore longue de milliers de kilomètres et lourde de gaz carbonique en tonnes. J’avais beau déplorer cet asservissement au pétrole, j’avais aussi un engagement à tenir et, comme j’en suis très capable, malgré ma contribution à la recontamination du silence par le bruit des moteur, je l’ai tenu dans la bonne humeur. J’ai protesté pour la forme et pour alimenter mon journal : « La Terre est en feu et sous eau et moi, je photographie toujours le cinéma en Ardèche et en Drôme, parcourant pour cela des centaines de kilomètres dans mon automobile. C’est une belle résidence et je sais gré à mes commanditaires de leur confiance, et j’espère travailler le plus humblement et le plus sincèrement possible. Admettons. Mais tout de même. Une autre partie de moi se demande : à cent vingt grammes de dioxyde de carbone du kilomètre, ce que Frédéric Lecloux pense du cinéma régional est-il encore une question ? »12. Je connais la réponse. Je l’ai refoulée. J’ai ravalé mes considérations sur le coût collectif de mon engagement, au profit de la bonne humeur. Comme d’ailleurs dans tout ce que j’ai réalisé ces dernières années : du Népal aux camps de travailleurs du Qatar, de Nottingham à Chalon-sur-Saône, des Territoires du cinématographe à la Savoie, autour de Nyons, dans ma cave ou à travers la France avec Amnesty : dans la bonne humeur. Heureux d’écrire les notes d’intentions à verser aux demandes de financements, heureux du travail rendu possible par leur octroi, de l’humanité ainsi mise en mouvement, et de ce que cela subvînt raisonnablement à mes besoins. Malgré le carbone, et alors que l’urgence d’en réduire radicalement nos émissions devenait ces mêmes années désormais tout à fait impossible à ignorer.

En outre, depuis le tremblement de terre au Népal, ces réalisations ont surtout consisté à creuser les questions des autres, quand bien même fussent-ils des amis et quand bien même creusai-je dans la bonne humeur et avec des outils personnels. Avant le séisme, certes je ne me préoccupais pas outre mesure du dioxyde de carbone – jusqu’à trois allers-retours en avion par an pour Katmandou –, mais le plus souvent mes réponses ne servaient que moi, le Népal pour prétexte. À 11 heures et 56 minutes ce 25 avril 2015, à Panauti, district de Kavré, le fil de mes propres questions et de mon propre langage a rompu. Incapable de le renouer, il est heureux que concomitamment quelques amis aient jugé opportun de me soumettre leurs questions à eux tout en me conviant à être payé pour y réfléchir. Mais cette générosité n’a pas été sans conséquence. Y répondre m’a le plus souvent conduit loin de ma petite ruralité boudée par les transports publics, ne faisant qu’asseoir une dépendance au dioxyde de carbone largement issue de ma relation au Népal, inaugurée par un baptême de l’air sur un vol de la Biman Bangladesh Airlines le 13 mars 1994. Auparavant il était rare que je circule autrement qu’à bicyclette.

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Au moins professionnellement, telles ont donc été jusqu’ici mes réponses à la question de savoir comment continuer d’être au monde : en persévérant dans ce que je sais faire – raconter des histoires avec la photographie –, parce que c’est ce que je sais faire, et que cela me fait subsister. J’avais d’abord écrit : « pour subsister ». J’ai corrigé car la différence n’est pas insignifiante. Pour subsister je sais certainement faire autre chose que raconter des histoires avec la photographie : je pourrais par exemple louer mes compétences de cuisinier, plombier, tailleur d’arbres fruitiers, maçon à pierres sèches, ou redevenir ouvrier, caissier voire employé de bureau. Occupations d’ailleurs potentiellement praticables près de chez soi et, partant, moins carbonées que l’actuelle. Mais il s’est avéré que raconter des histoires avec la photographie, cette nécessité vitale ancienne, un jour m’a permis de gagner ma vie. Ce jour-là j’aurais pu m’accrocher à la formule de Gustave Flaubert – « je ne vois pas le rapport qu’il y a entre une pièce de cinq francs et une idée »13 – ainsi qu’à mon poste d’employé de bureau, et refuser de commercialiser mon langage. J’ai au contraire continué de le monnayer avec enthousiasme et sans doute un peu d’orgueil. Continué encore lorsqu’il s’est agi de raconter les histoires des autres. J’ai ainsi laissé progressivement mon usage de la photographie s’installer dans une raison économique et, sous ces espèces, prendre dans mon quotidien une place telle que je n’y ai plus trouvé le temps ni de songer à faire autre chose pour manger, ni de raconter mes propres histoires fût-ce sans esprit de rentabilité. Et ainsi, d’année en année, commanditaires enchantés, et subsistance assurée.

Eu égard à cette réussite, et à ce qu’en créant j’ai cru nourrir d’imaginaire et de liberté chez autrui, longtemps je me suis satisfait d’estimer les retombées de mon métier suffisamment positives pour pondérer les dommages collatéraux de son équivalent carbone. Estimation arbitraire, ne reposant sur aucun calcul sérieux, et qu’il faut soumettre à un examen critique. Car si chacun brûlait autant de pétrole que moi pour gagner sa vie, le monde deviendrait à brève échéance tellement violent que la question d’y être ne serait plus d’application. Aussi, même si les bénéfices de ma création pour son public supposé étaient ou restent attestés, vu que désormais « chaque geste compte »14, vue la portée assez confidentielle de mes questions photographiques, et vu qu’« au spectacle, nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de dehors »15, il me paraît douteux qu’en 2023 la diffusion de ma parole artistique vaille en liberté son pesant de réchauffement. Je ne doute que pour moi. Mais je doute radicalement – littéralement : « jusqu’à la racine ».

Continué à diffuser pourtant. L’été 2022 n’y a rien changé, quoi que j’en disse à la racine, précisément, de ce texte. J’ai parcouru depuis plusieurs milliers kilomètres en automobile pour mes obligations photographiques et familiales. Et nous sommes ainsi des millions, dans nos vies professionnelles et privées, à sanctuariser nos exceptions petites et grandes aux comportements que nous savons pourtant requis par l’urgence et bien souvent simultanément prônons. Exceptions toujours assorties d’excellentes excuses, la plupart du temps sincères. Cette contradiction est devenue insupportable : je prétends contribuer par mon travail à fabriquer du sens, ou au minimum à proposer des ouvertures vers le sens, mais ce faisant je participe à la destruction des conditions de recevabilité du sens, sinon de sa viabilité.

La restitution des Territoires du cinématographe à la Scène nationale de Valence début 2023 a cristallisé cette aporie. Ce fut la plus belle exposition à laquelle mon travail ait donné lieu depuis l’édition inaugurale du festival Photo Kathmandu en octobre 2015. Mes Épiphanies du quotidien avaient alors été accrochées sur un mur du quartier de Daughal à Lalitpur, dans la rue, pour tout le monde. Expérience qui reste le geste le plus juste, le plus humble, le plus généreux et le plus noble que j’aie posé en trente années de photographie. À Valence, j’ai manifestement espéré retrouver un peu de ce souffle. J’ai travaillé, seul ou à deux, des centaines d’heures pour imaginer, scénographier, préparer, fabriquer, imprimer, accrocher, vernir, faire exister et décrocher cette exposition. J’ai travaillé honnêtement, c’est-à-dire avec l’envie sincère d’arriver à un beau résultat. J’ai laissé agir sans la contrarier cette partie de moi qui s’y entend à abattre une masse de travail quotidienne pendant des semaines et sans interruption. Mais l’autre partie, celle obsédée par le sens de mes actes, sournoisement lui est tombée dessus. Je ne l’ai pas vue venir. Et je l’ai laissée faire. Et de façon méthodique, elle m’a barré l’accès à ce que nous étions en train de créer. J’ai ainsi travaillé à la fabrication d’une forme impliquant mes photographies certes, mais malgré moi. Et que, malgré l’intelligence de la scénographie proposée, je n’ai pas comprise. Ou plutôt, que je n’ai pas vécue. Car ce n’est pas sur le plan de la compréhension que s’est exercée mon insuffisance : si j’avais été capable ne serait-ce que de la regarder, sans parler de m’y ouvrir, j’aurais sans ambiguïté compris cette exposition. Mais j’y suis resté extérieur. Ce n’est pas faute d’y avoir passé du temps. Dix trajets en deux mois, me demandant si pour chacun des deux cents kilomètres de ces dix allers-retours en automobile, je n’étais pas en train d’écourter de quelques secondes l’espérance de vie de ma propre fille. La vérité est que mon attention, ma joie, mes doutes, mes rêves, ma vie en somme, étaient ailleurs.

Ce décrochement d’avec le sens de mes engagements artistiques n’est évidemment pas causé par cette exposition particulière. Il découle plus largement de ma persévérance à jouer le jeu du photographe-auteur comme en temps normal – ou plus exactement, comme en temps d’insouciance car, si tant est qu’aucun temps fût jamais normal, voilà longtemps que nous savons que le nôtre ne l’est pas, au minimum quant à notre relation au vivant, laquelle détermine l’ensemble de nos possibles. Je ne vois plus le lien entre l’acharnement mis à disséminer mes réalisations, et ma vie, c’est-à-dire : ce qu’être en vie signifie, ici et maintenant. Je l’ai longtemps vu, senti, nourri ou éprouvé, le plus souvent avec sérénité. Il fut fondateur. Je ne le renie pas, ni le travail accompli en son nom jusqu’ici. Mais aujourd’hui, je ne puis plus être en vie de la même façon qu’hier. M’évertuer à transformer élans intérieurs et sollicitations extérieures en paroles à émettre – de plus en plus de paroles, à émettre de plus en plus vite –, lutter sans répit pour les rendre audibles, et par ce labeur de transformation, d’émission et de lutte, asphyxier mon prochain dans le gaz carbonique… Quel sens y a-t-il encore à cette façon d’occuper mes jours ? Il me reste statistiquement une trentaine d’années à fréquenter cette planète. Et l’on sait combien ce temps passe de plus en plus vite à mesure qu’il passe. Ce qui m’importe est qu’il soit le moins nuisible, le plus libre et le plus joyeux possible, pour moi, pour les miens, et au-delà. Il ne s’agit pas de balayer devant mes pieds pour ne pas risquer d’écraser d’insectes comme les pieux Jaïns s’y emploient. Il ne s’agit pas non plus de cesser à tout prix de créer : si demain la parole revient, très bien, et si c’est le silence, très bien aussi. Il s’agit simplement de prendre acte de ce qu’à l’humanité s’impose une rupture catégorique d’avec notre rapport au monde sensible, et d’y contribuer à ma modeste mesure.

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En extrapolant ces réflexions personnelles, on aboutit à un problème qu’on pourrait nommer  « photographie et écologie », et qui peut sans doute être élargi à celui de la nécessité de l’art, ou à tout le moins de la place laissée à l’art en temps de crise. La presse n’est pas bavarde sur le sujet, sans être muette. J’ai par exemple trouvé un article du New York Times traitant de la prise de conscience du coût écologique des foires internationales par le milieu professionnel de l’art16, un article de Jean-Michel Frodon sur la même question appliquée au cinéma17. Ainsi que, dans la presse photographique grand-public, un article rassemblant des témoignages de photographes sur leur rapport à l’écologie de leur pratique, intitulé « Pour sauver la planète, faut-il arrêter de prendre des photos ? »18. Titre qui malheureusement biaise d’emblée la question, car ce n’est évidemment pas la planète qu’il faut sauver – nos ferveurs obligeantes ou meurtrières lui importent peu –, mais la possibilité d’y vivre. Il a pourtant le mérite de faire exister la question dans la conversation générale de la photographie. Remarquable est aussi ceci, qu’au programme de la quatrième édition du Parlement de la photographie, forum auto-proclamé « d’échange et de dialogue entre tous les acteurs du monde de la photographie », les 8 et 9 juin 2023 à Paris, figurât une thématique intitulée « Éco-responsabilité et transition écologique dans la photographie et les arts visuels »19. Le problème « photographie et écologie » est donc dans l’air du temps.

C’est que, pour les photographes, à certaines exceptions près, travailler oblige à se déplacer, souvent dans des lieux éloignés de leur domicile, souvent en recourant aux énergies fossiles. Travailler exige aussi, sauf dans quelques pratiques marginales, l’usage tantôt de substances chimiques à la toxicité variable20, tantôt d’outils techniques aux fins de captation, d’archivage et de dissémination des images. Outils dont la fabrication requiert profusion d’eau et de matières rares et, obéissant au principe de l’obsolescence programmée, un remplacement fréquent. Le métier de photographe est ainsi un émetteur de gaz à effet de serre, certes parmi d’autres, y compris d’ailleurs lorsque son exercice a vocation à dénoncer les conséquences de ces émissions. Évidemment, les photographes et les artistes ne sont pas les plus gros émetteurs. Tous les champs des activités humaines sont concernés, certains bien davantage que le nôtre. Il serait ainsi facile de s’abriter derrière une problématique d’échelle. Il me semble au contraire que ce n’est pas une raison pour s’abstenir de penser le cas particulier de notre métier. Car à part quelques centaines de détenteurs d’inimaginables amoncellements de capital privé, de « “gestionnaires” et de “responsables” qui soutiennent les projets les plus ravageurs des industriels du fossile »21, personne n’est le plus gros émetteur. Ce sont pourtant ceux-là qui gouvernent impudemment nos destinées et, « avec une brutalité post-politique et post-démocratique »22, criminalisent toute contestation à leur endroit. Il faut donc bien se débrouiller sans eux. Nous ne pouvons pas les attendre en nous cachant derrière notre besoin de subsistance.

Car, soit j’ai mal lu le dernier rapport du Giec23 soit, si l’on veut qu’être en vie demeure une occupation viable, l’urgence absolue est de cesser maintenant et sans condition d’émettre du dioxyde de carbone. D’autres urgences en découlent mais, si la première n’est pas traitée, qui deviennent caduques. Et si je lis bien, cette première urgence surpasse toutes les autres, y compris donc celle de créer lorsque créer et diffuser cette création émet du gaz à effet de serre. Or en temps d’urgence les autorités de la majorité des pays du monde ont récemment démontré avoir les moyens d’imposer la cessation de la plupart des activités des sociétés humaines sur l’ensemble de la planète. Dans le même esprit pourrait-on, ne serait-ce que temporairement, remettre en question le mode opératoire de la création et de sa diffusion lorsqu’elles contribuent à l’aggravation du dérèglement climatique, au même titre, fût-ce dans des proportions bien moindres, que d’autres activités, elles critiquables ? Pour mon propre cas, j’ai donné ma position. Mais au-delà ? Ce n’est pas à un citoyen quelconque de le dire. Il n’y a certainement aucune raison pour que la photographie, ou l’art en général, soient les seuls secteurs économiques à faire des efforts. Mais j’aurais tendance à penser que nous pouvons peut-être jouer un rôle en contribuant à montrer l’exemple. Je manque pourtant d’outils théoriques et méthodologiques pour aller au bout de cette pensée. N’étant pas philosophe, je peine à convoquer aucun concept existant, ni à en former de propres, qui seraient de nature à mettre en travail de la façon la moins dogmatique possible un cheminement, depuis mon interrogation personnelle sur l’équilibre coût-bénéfice de mon métier pour la collectivité, vers un comportement généralement applicable. Je ne suis pas latourien – je découvre Bruno Latour avec ce Mémo sur la nouvelle classe écologique co-écrit avec Nokolaj Schultz –, mais je puis par exemple être d’accord avec eux quand ils y affirment être « capital de reconnaître un état de guerre généralisé »24 contre le dérèglement climatique. Toutefois, comment étendre cet accord individuel à des milliards d’accords, et en inférer une action collective ? Eux-mêmes ne savent pas : « il faut admettre que, pour l’instant, il est difficile de tracer des fronts bien nets entre les amis et les ennemis. Sur d’innombrables sujets, nous sommes nous-mêmes partagés, à la foi victimes et complices »25. Et l’anthropologie ? Cette manière de lecture du monde a-t-elle façonné des outils permettant de penser la place de l’art dans une organisation sociale en fonction de tel ou tel facteur, et le rôle qu’il peut jouer en période de chaos ? Et les historiens ? C’est peut-être un peu tôt pour être de l’histoire, mais je me souviens du débat français au printemps 2020 sur l’intégration ou non des librairies dans la liste des commerces de première nécessité. J’y vois une piste de réflexion. Car si la nécessité d’une chose en vient à être mesurée au bilan carbone de la mise à disposition de cette chose auprès de la population, il n’est pas certain que le livre s’en sorte à bon compte tant, sans même parler de leur fabrication, les sociétés de distribution de livres sont consommatrices de kilomètres en camion à travers tout le pays pour atteindre les quelques milliers de librairies indépendantes et « points de ventes » de livres en France. Le livre est pourtant un vecteur essentiel de pensée, d’ouverture hors de soi et de reconnaissance, pour les photographes et bien d’autres. Mais plus largement, dans quelle sorte d’organisation sociale vit-on quand l’art est sinon interdit du moins régulé ? L’histoire a sans doute des réponses à cette question. Et quand tout autour de nous soit brûle, soit sombre ? Personne ne sait, c’est la première fois que cela nous arrive. Comment faire entrer des termes aussi disparates dans une même équation ? Les sciences humaines ont peut-être, là aussi, des idées sur la question.

Quoi qu’il en soit, il y a urgence. Depuis que nous possédons la puissance de nous « réduire à néant », selon Günther Anders, « nous sommes l’Infini »26. On aurait pu croire qu’un seul instrument d’omnipotence nous suffirait, mais non : c’est qu’il reste possible de ne pas y recourir. Nous en avons créé un deuxième qui désormais se recourt à lui-même en s’auto-alimentant : le dérèglement incontrôlable de notre espace vital. Infini exponentiel. Partant, je ne comprends pas pourquoi aucune réponse coercitive de même ampleur qu’en mars 2020 n’est imposée au niveau mondial pour freiner ce dérèglement. La quantité de souffrance et de désolation qui en résulte directement depuis des années déjà, et va s’accélérant, semblerait le justifier. Règne au contraire le business-as-usual déploré par Andreas Malm27. Évidemment, aucune partie de moi ne souhaite revivre en régime coercitif, surtout après avoir goûté le degré d’incompétence et d’absurdité avec lequel les autorités françaises s’y sont essayé dès mars 2020. C’est pourquoi je préfère freiner de moi-même et maintenant, avant qu’on ne nous l’impose par toutes espèces d’accréditations dont nous ne connaissons que trop la bassesse. « Il est temps de choisir son camp, écrit le maraîcher Mathieu Yon : “les vivants ou les machines”. Le choix n’a jamais été aussi clair »28.

Cela dit, aussi incompréhensible que puisse être à mes yeux cette absence d’action coercitive face au chaos, elle est facilement explicable : les dévots de l’illimitisme, « les forcenés du profit »29 et leurs « conseillers perfides »30 n’en veulent pas. Tant que croît leur fortune (et, soit dit en passant, tant que les femmes restent à la place qu’ils leur assignent pour la faire croître31), ils combattront toute tentative d’entrave. Même au prix de l’avènement d’une ère où « ce à quoi il n’est plus possible de croire est à nouveau idolâtré »32 – à savoir la primauté mortifère de l’idéologie de quelques-uns sur la vie de toutes et tous. On peut espérer que « ces gens-là seront, sous peu, passibles de juridictions pénales internationales »33 devant lesquelles ils devront répondre de leur culot. Mais d’ici à ce que ce « sous peu » advienne, il est à craindre qu’il fasse chaud. Car non seulement « ces gens-là » ne tolèrent nulle contrainte mais, tant que la catastrophe ne nous tue pas directement, ni moi ni personne n’en tolérons davantage. Nous avons trop à y perdre au quotidien. Ne serait-ce que la possibilité de partir un peu en congé de nos vies professionnelles. Pourtant, si nous sommes huit milliards à justifier chacune de nos exceptions par huit milliards d’excuses, fût-ce au nom de la liberté de création ou du besoin de vacances, même à court terme nous n’irons plus très loin.

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Au regard de cette urgence collective, ce que je pense du cinéma rural en l’occurrence, mais tout aussi bien du Népal ou de la Belgique, me semble secondaire. « Ne devrais-je alors pas me demander si je crois encore en la photographie comme outil de questionnement du monde ? Pourquoi pas. Mais est-il encore seulement temps de questionner le monde, tant les réponses sont connues et l’urgence imprescriptible ? Face à l’ampleur des périls, le geste de questionner n’est-il pas désormais dépassé par sa frivolité ? Ne faut-il pas lui suppléer soit l’action, soit une forme de silence ou de retrait ? »34. Ces lignes datent d’octobre 2021, déjà. Depuis, j’ai continué de travailler comme à mon habitude. Je n’ai ni agi pour en changer, ni ne me suis retiré, ni ne me suis tu.

Le vieux Denis Brihat, lui, a fait les trois. Certes c’était en 1958 mais tout de même : Paris-Bonnieux aller simple, retrait dans le silence de son laboratoire, et mise en action d’une œuvre magistrale intégralement née des oignons, coquelicots, poires et tulipes de son jardin. Et d’une intime nécessité. Non sans s’être fait, selon ses mots, « décrasser la tuyauterie » par des décennies de manipulations d’adjuvants exotiques. Mais cela le regarde et chacun entretient sa plomberie comme il l’entend. Une œuvre, surtout, qui s’adresse à ce que l’on a de meilleur en soi : peu de photographies vous élèvent à ce point vers votre humble humanité. C’est son œuvre à lui, et les temps ont changé. Mais la puissance de son geste demeure intacte. Denis Brihat prouve que le retrait et le silence peuvent constituer un cadre favorable à une action créative et joyeuse, exécutée alentour de chez soi mais dirigée hors de soi, lentement, obstinément, et à bas bruit. Tout en permettant de manger un peu : « quoi de meilleur que de cueillir une tomate encore couverte de rosée le matin en se levant ? Hein ? C’est ça, le luxe ! », dit-il à Michel Tournier venu l’interroger en 1965 pour l’émission « Chambre noire » de l’ORTF35 (car la télévision française publique, dans les années 1960, proposait une émission sur la photographie). Évidemment, son épouse Solange n’est pas pour rien dans le fait que cette action connût quelque notoriété et qu’en proportion leur quotidien s’en améliorât. Mais d’abord il ne s’agit pas de le nier, et en outre il n’est écrit nulle part que si le retrait s’impose, il doive s’effectuer seul. Même si, à Michel Tournier encore, Denis Brihat affirme ne pas songer à accueillir une femme dans sa vie, quelques temps avant que Solange n’y entre.

Je ne sais si j’aurai un jour quelque chose à dire qui soit réalisable depuis le jardin. Nous verrons bien. J’ai le temps. Aujourd’hui l’urgence n’est pas d’avoir quelque chose à exprimer. Ni même de savoir « si je crois encore en la photographie comme outil de questionnement du monde ». La question, à cet égard, serait plutôt de savoir si j’habite encore en photographie. Pendant vingt ans j’ai répété que la photographie était mon lien au monde et mon langage. Ma langue. Depuis que je connais ce livre de Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, je suis ému et troublé par cette phrase qui presque l’inaugure : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne »36. Cette langue, c’est le français. Le français n’est pas sa langue car aucune langue n’est nôtre : on ne possède pas une langue. Il ne parvient pas non plus à « appeler le français “[s]a langue maternelle” » car, eu égard à l’histoire de sa famille, il ressent le français comme imposé de l’extérieur. Malgré tout il l’a, cette langue française, même s’il ne la possède pas, et l’ayant, il peut y inventer la sienne, la deridienne. Il peut y habiter. C’est l’histoire de ce livre : on peut habiter une autre langue que sa langue maternelle. Pour ma part, ayant le français de Belgique pour langue maternelle, je ne la possède ni ne la maîtrise, mais je l’habite. Il me semble que c’est ce qui se produit entre cette langue et moi. Pendant vingt ans en outre, je crois bien avoir simultanément habité quelque part comme dans la langue photographique. Aujourd’hui je m’en sens en exil. J’écris ceci avec prudence, car il est délicat de comparer un sentiment à une expérience que l’on n’a pas vécue, a fortiori aussi déchirante. Aucune autorité ne m’a banni de ma patrie, ni n’ai-je dû la fuir sous je ne sais quelle menace politique ou climatique. La photographie non plus, personne ne m’en a rejeté. Pour décrire l’écartement que je ressens d’avec elle, c’est pourtant le terme d’exil qui me vient. Être en exil de la photographie, ce n’est pas comme avoir perdu une langue faute de la pratiquer : je serais incapable de prononcer à l’instant plus de deux ou trois banalités en russe ou en persan restées à fleur de mémoire malgré le temps. Mais si j’avais une raison d’en reprendre l’étude, les rudiments acquis autrefois m’en reviendraient sans peine. En photographie c’est différent : j’en maîtrise encore le lexique, la grammaire et la syntaxe, mais cette langue m’est devenue impraticable. J’ai été chez moi en langue photographique et je n’y suis plus. Intimement plus. Je ne puis plus penser en elle. J’avais une langue, et ce n’est plus la mienne. Est-ce, elle, de s’être abîmée dans le flux de l’image réticulaire, ou moi, d’avoir confondu mon langage et ma subsistance ? Ou d’être resté coincé au siècle dernier ? Je ne sais. Peut-être est-ce aussi que la photographie invite trop ostensiblement ses utilisateurs à « se séduire eux-mêmes », pour parler comme parlait Pierre Duba – invitation à laquelle j’ai amplement répondu.

Alors dans cet exil, comme jadis au sortir des voyages, sans doute me faut-il reprendre au mot Lautréamont et reconnaître que « le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal »37. Reprendre le gouvernail de moi-même le temps d’accoster, te saluer, « vieil Océan ! », avant que tu ne me noies, et depuis un nouveau lieu de la terre fidèle, tâcher d’inventer un usage moins abstrait et moins destructeur à ce corps et aux forces qu’il abrite. Et tant pis si les hommes ont le tempérament aussi brutal que l’aspect : j’apprendrai la diplomatie. Et si c’est le désespoir, au moins que ce soit « un désespoir lumineux »38.

*

La première mission que j’avais confiée à ce texte – « qu’il m’aide à mesurer l’obsolescence de ma situation de photographe et d’humain » –, à ce stade il me semble qu’il s’en acquitte exemplairement : il est peu de dire que je mesure. Sans doute est-il alors temps d’examiner si je parviens à « tirer de cette compréhension un être-au-monde neuf qui puisse être mis en œuvre », ambition que j’avais fait découler de la précédente. Il s’agirait en quelque sorte de tracer un cadre dans lequel passer d’un constat à un moyen d’en dépasser les conséquences. Comment m’y prendre et par où commencer pour « cesser de participer à la désagrégation de l’habitabilité du monde tout en restant activement vivant », et ce faisant devenir « frein contagieux, créatif et joyeux » ? Inventer quel « usage moins abstrait et moins destructeur à ce corps et aux forces qu’il abrite », tout en produisant les moyens de ma subsistance ?

« Pour savoir, il faut prendre position », explique Georges Didi-Huberman : « Prendre position, c’est désirer, c’est exiger quelque chose, c’est se situer dans le présent et viser un futur. Mais tout cela n’existe que sur le fond d’une temporalité qui nous précède, nous englobe, en appelle à notre mémoire jusque dans nos tentatives d’oubli, de rupture, de nouveauté absolue. Pour savoir, il faut savoir ce qu’on veut, mais il faut, aussi, savoir où se situe notre non-savoir, nos peurs latentes, nos désirs inconscients »39.

Pour savoir selon « quelles modalités » continuer, puisque tel était le sens donné à ma question initiale, je dois sans doute d’abord prendre position en tant que vivant. Et résolument choisir ce que, dans son interprétation de Spinoza, Baptiste Morizot nomme l’« éthique diplomatique »40. Il y a un tri à opérer dans les désirs. Faire le départ entre ceux que je veux nourrir car ils contribuent à ma « puissance d’agir » et les autres : les désirs tristes et affaiblissants, les contraintes déguisées en désirs…

Ainsi équipé, il me faut prendre position sur au moins trois territoires se recoupant partiellement : géographique, alimentaire, et créatif.

Prendre position géographiquement. Le départ est en cours vers un ailleurs qui sera, au sens d’Illich, « convivial », c’est-à-dire que l’humain y contrôlera l’outil. La maison, comme celle du Québecois Urbain Desbois, « travaillera plus que nous »41, en effectuant un haut degré de passivité énergétique et hydrique. En vingt ans dans la Drôme j’aurai aussi appris que « chez moi » ne peut plus être en ville, où mon espérance de vie n’excède plus quelques jours, mais doit être situé dans un territoire vert, calme et reculé. Notre prochaine situation géographique répond à ces critères, et va donc continuer de surdéterminer bien des choix. Cependant, un facteur nouveau s’ajoute à notre équation mobilitaire : une gare à douze kilomètres, atteignable à bicyclette, relativisant notre isolement. Je pourrai donc enfin tenter sérieusement d’abjurer l’automobile.

Le territoire alimentaire est à reconstruire presque entièrement. Le bien nommé « travail alimentaire » sert d’abord à dégager des moyens de subsistance : il n’est pas exclu de s’y épanouir, mais ce n’est pas sa vocation première. Or avec une peu de terre, d’eau et de désir, on peut créer ces moyens soi-même. Ici, nous ne l’avons pas fait : pas d’eau, pas de potager. Ailleurs le potager ne se fera pas en un an mais, le temps d’apprendre de nos erreurs, se fera. L’autre jour, descendu depuis le causse jusqu’à Florac pour visiter la Berlue, j’ai vu un homme en bleu de travail biner son lopin avec des gestes posés, et en quelque sorte, en lui je me suis reconnu. L’animal que je suis aurait voulu être trois ou quatre ans plus vieux pour vérifier que c’était bien moi. Prendre position les deux pieds dans la terre permettra de progressivement réduire la part indirecte et trop carbonée du travail alimentaire, et de n’en garder que la part qui nourrit l’esprit d’une manière saine, tout en la rapatriant à distance écologiquement raisonnable. Et ainsi, je remplacerai petit à petit le travail alimentaire par la production de notre propre alimentation. Et si j’y échoue, je me formerai localement à de nouvelles compétences : ce ne sont pas les envies qui manquent. Toutes manuelles d’ailleurs. Cela réglé, il restera les frais fixes et quelques bricoles à financer. Et nous avons de la marge encore dans la réduction de nos besoins, même si la liste est longue des futilités auxquelles nous avons renoncé depuis vingt ans.

Dans le territoire créatif, je me sens en exil de la photographie, ai-je risqué. Peut-être ce sentiment s’avérera-t-il trompeur à la longue, ou peut-être en guérirai-je et pourrai-je un jour habiter à nouveau ce langage. Nous verrons bien. J’ai le temps, je l’ai dit, et pas par antiphrase. Si malgré tout je devais un jour encore utiliser la photographie pour extérioriser mes questions, vue la position prise dans le territoire géographique, le territoire créatif s’y superposera nécessairement : c’est à partir du jardin qu’il me faudra chercher les moyens de les formuler. Ou à la rigueur dans ses parages accessibles « convivialement », pour parler encore comme Illich, c’est-à-dire à distance cyclable. La raison n’en est pas uniquement écologique, mais au moins autant anthropologique : j’ai aussi besoin de retrouver le sens des distances. Illich toujours : « même si les avions et les autobus fonctionnaient comme services publics sans polluer l’air et le silence et sans épuiser les ressources en énergie, leur vitesse inhumaine n’en dégraderait pas moins la mobilité naturelle de l’homme »42. Et quand je dis que mes envies d’apprendre sont manuelles, c’est aussi pour des raisons anthropologiques, car ce qui me manque à ne fabriquer de l’à-voir derrière des écrans depuis tant d’années, c’est le toucher. Le toucher est à reconquérir, que nous a escamoté « le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable »43. Faire du jardin un lieu de retrouvailles avec une dimension humaine de l’espace, du temps et du toucher, et en sortir une forme qui me dépasse… C’est presque un programme !

Du reste, il n’y a pas que la photographie qui permette de sortir de soi. Car dans mon esprit, départiciper ne signifie pas arrêter de créer, mais arrêter de créer au gaz carbonique, arrêter de créer vite, arrêter de créer en étant payé quand j’ai envie de créer gratuitement, arrêter de créer gratuitement quand j’ai besoin d’être payé, arrêter de devoir créer des si mal nommés « espaces personnels » en ligne pour pouvoir créer, arrêter d’essayer de faire entrer mon envie de créer dans les innombrables moules subventionnels à l’usage des vingt-cinq mille photographes de France, arrêter de « souscrire à cette société qui découpe notre temps en imposant que nous acceptions le jeu de la production »44… Et arrêter de m’assécher à tenter de faire savoir que je crée, sur un « marché qui ne fait que prendre nos vies pour les détruire »45, tentative d’ailleurs vaine tant je suis piètre crieur public. « Personne ne sait ce que tu fais, me disent des personnes chères, tu devrais te mettre sur les réseaux, ce n’est pas si long, une fois par semaine suffit… ». Une fois par semaine ! Toutes les cent-soixante huit heures de ma vie, penser à promouvoir mes réalisations par des faire-part instantanément évaporés ? J’ai répondu à cette question en 2018 : « je préfère consacrer plus de temps à écrire qu’à répandre la nouvelle que j’ai écrit »46. Départiciper ne signifie pas ne rien créer, mais créer à mon rythme, et où je veux. Et s’il faut que ce soient des images et que je n’en trouve pas dans le jardin – je ne vais en tout cas pas photographier mes oignons quand j’en aurai, fût-ce par révérence – je pourrai toujours créer en remployant des images existantes. Par exemple en exploitant le flux des images de la dévastation du système-Terre contre laquelle Bruno Latour appelle à une « guerre généralisée » qui finira bien par éclater. Il y a toujours à dire avec les guerres, y compris avec les images des autres, comme le montrent le film d’Harun Farocki cité plus haut, ou l’ABC de la guerre de Bertold Brecht47 dont parle Georges Didi-Huberman48, ou le Crossroads49 de Bruce Conner… Mais cela n’engendrerait certainement rien de montrable toutes les semaines. Je ne fais rien en une semaine, hormis les courses, la cuisine et le bois… Il m’aura fallu douze mois pour écrire ce texte. C’est ce que dit encore à Michel Tournier Denis Brihat, qui pouvait passer un mois entier à extraire ce qu’il nomme un « tableau photographique » du négatif d’un seul oignon : « je prends mes dispositions pour avoir une sorte d’assurance contre le succès, et ce sera mon jardin »50. Non que le succès me guette, mais le rechercher, sans parler de l’entretenir pour peu qu’il advienne, requiert un travail qui m’est étranger, que les rares fois où je m’y risque j’exécute médiocrement, et qui par conséquent ne contribue pas à ma subsistance. Or ce serait bien là le seul intérêt du succès. Je préfère contourner cet intermédiaire et subvenir à mes besoins moi-même. Ce n’est que dans une lenteur éthiquement compatible avec ma conception de la vie que je pourrai rétablir un équilibre entre créer, penser, rêver, marcher, lire, aimer, et me nourrir…

Alors sans doute y a-t-il un risque affectif ou social à vouloir tout vivre, faire, penser et créer près de chez soi. En départicpant de cette façon-là, on ne peux exclure de finir par se regarder le nombril en macérant dans une consanguinité morale qui n’ait pas grand chose à voir avec la vie. Tout le monde n’est pas capable de transformer un oignon ou la rencontre avec un oiseau en émerveillement universel. Georges Didi-Huberman éclaire cela : « on ne sait rien dans l’immersion pure, dans l’en-soi, dans le terreau du trop-près. On ne saura rien non plus dans l’abstraction pure, dans la transcendance hautaine, dans le ciel du trop-loin »51 – le mot « terreau » sonnant comme un avertissement à ma marotte du potager. Certes, pour nourrir l’imaginaire, l’émotion ou la pensée, j’ai en partie de quoi tenir. Je passe l’essentiel de mon temps dans une pièce de vingt-cinq mètres cubes dont une bonne moitié est occupée par des musiques, des mots et des images propres à me nourrir pour neuf vies, et qui dans l’immédiat me suivront vers le prochain chez-moi. Il y a même quelque hypocrisie à prétendre départiciper après avoir accumulé, à force de participation, et rarement en allant l’acquérir à pieds, une matière si volumineuse qu’elle me permettrait de cesser de « consommer de la culture » quasi définitivement. Mais cela ne règle pas tout : « j’ai en partie de quoi tenir », ai-je écrit, car cela reste une relation à des objets. Or l’imaginaire, l’émotion ou la pensée se nourrissent autant de relations humaines, surtout de celles qui parviennent à nous faire sortir de nous-mêmes. Je n’ai pas de réponse au problème que constitue le risque du repli par l’étrécissement de l’alentour. Je n’en aurai, je l’espère, qu’en reprenant position dans mes territoires. En attendant, j’aimerais déjà tenter de « faire de [m]a situation d’exil une position, et de celle-ci un travail d’écriture, de pensée malgré tout »52. Ce texte participe de cette tentative.

 

Nyons, Drôme,
Saint-Pierre-des-Tripiers, Lozère,
septembre 2022-septembre 2023

 


1   Lorenzo Pestelli, Le Long été, Lausanne, Cahiers de la renaissance vaudoise, 1970, vol. 1, p. 24.
2   Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », blog Aux Bords du cadre, 17 juin 2018. Disponible en ligne sur https://www.fredericlecloux.com/le-bruit-de-fond-anonyme-du-monde/.
3   Adjectif peu élégant, et dur (« militaire » n’est pas loin), mais en usage dans les sciences sociales pour qualifier ce qui est « relatif au transport, à la mobilité », et dont je n’ai trouvé aucun substitut dans la langue courante.
4   Chris Marker, Le Dépays, Paris, Herscher, 1982. Ce livre, un classique de la littérature photo-textuelle, a été republié de façon étonnamment confidentielle, intégré au fascicule accompagnant la réédition en copie restaurée du film Sans Soleil (Potemkine films, 2020).
5   Nicolas Bouvier, « Thesaurus pauperum », préface à Lorenzo Pestelli, op. cit., p. 11. C’est une idée récurrente chez l’auteur, qu’on retrouve dans d’autres textes, notamment dans ses entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall : Routes et déroutes, Genève, Métropolis, 1997,
6   Arthur Rimbaud, « Départ », Les Illuminations [1873-1875], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1963, p. 183.
7   De fin 2019 au printemps 2022, à l’invitation de la Maison de l’image d’Aubenas et l’association Les Écrans de Valence, J’ai mené une résidence de création photographique en Ardèche et en Drôme visant à mettre en lumière l’ancrage territorial du cinéma dans ces deux départements ruraux. Un livre en tient lieu de restitution : Frédéric Lecloux, Anne-Lore Mesnage, Territoires du cinématographe, Marseille, Le Bec en l’air, 2022.
8   Adèle Van Reeth (prod.), Profession philosophe (53/74) : Isabelle Stengers, de la science à la sorcellerie, Les Chemins de la philosophie [émission radiophonique], France Culture, 31 janvier 2020, 58 min. Disponible en ligne sur : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/profession-philosophe-5374-isabelle-stengers-de-la-science-a-la-sorcellerie.
9   Le rapport entre la liberté et la mort chez Gilles Deleuze est plus complexe que ce que j’en disais à l’époque. Lire à ce sujet Richard Pinhas, « Le suicide de Deleuze : son dernier acte de liberté », Multitudes [en ligne]. Disponible sur https://www.multitudes.net/le-suicide-de-deleuze-son-dernier/.
10 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe II », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 4 mars 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-ii/.
11 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe III », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 29 mars 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-iii/.
12 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe IX », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 9 août 2021. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-ix/.
13 Gustave Flaubert, lettre à René de Maricourt datée du 4 janvier 1867, dans Édition électronique des lettres de Flaubert, dir. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, Centre Flaubert, Université de Rouen, 2003, Disponible en ligne sur https://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1867.htm.
14 Dominique Bourg, Johann Chapoutot, Chaque geste compte. Manifeste contre l’impuissance publique, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2022.
15 Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 400.
16 David Kaufman, « Mindful of Its Impact on the Planet, the Art World Aims for Sustainability », The New York Times, 23 juin 2022.
17 Jean-Michel Frodon, « Pour une éco-mise en scène », AOC [en ligne], 28 août 2023. Disponible sur : https://aoc.media/opinion/2023/08/28/pour-une-eco-mise-en-scene/.
18 Charlotte Jean, « Pour sauver la planète, faut-il arrêter de prendre des photos ? », Blind [en ligne], 19 février 2020. Disponible sur : https://www.blind-magazine.com/fr/stories/pour-sauver-la-planete-faut-il-arreter-de-prendre-des-photos/.
19 Ministère de la Culture, Parlement de la photographie, 4e édition, Paris, Palais de Tokyo, 8 et 9 juin 2023. Programme disponible en ligne sur : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Photographie/Le-Parlement-de-la-photographie.
20 François Leterrier, « Divers produits chimiques employés en photographie. Toxicité, dangers & précautions à prendre, avec quelques indications sur leurs usages », Disactis, Sciences historiques de la photographie [en ligne], 2007. Disponible sur : https://disactis.com/Toxicite/Toxicite.pdf.
21 Dominique Bourg, Johann Chapoutot, op. cit., pp. 18-19.
22 Ibid., pp. 36.
23 The Intergovernmental Panel on Climate Change [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], Synthesis Report of The IPCC Sixth Assessment Report, Genève, mars 2023. Disponible en ligne sur https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/. Et si un rapport du Giec est trop long à lire, pléthore d’ouvrages en constituent d’excellentes approches, comme le bref Chaque Geste compte de Dominique Bourg et Johann Chapoutot déjà cité, cf. note 16.
24 Bruno Latour, Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, éditions La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2022, p. 13.
25 Ibid.
26 Günther Anders, « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », in L’Obsolescence de l’homme, Paris, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 266.
27 Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique éditions, 2020.
28 Mathieu Yon, Notre lien quotidien, Paris, éditions Nouvelle Cité, 2023, p. 87.
29 Dominique Bourg, Johann Chapoutot, op. cit., quatrième de couverture.
30 Georges Didi-Huberman, Survivance des Lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2010, p. 9.
31 Silvia Federici, Le Capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique éditions, 2019.
32 Harun Farocki (réal.), Images du monde et inscription de la guerre [film], Harun Farocki Filmproduktion (prod.), 1988, 75 min. Texte original : « Woran nicht mehr zu glauben ist, das wird noch einmal vergötzt ». C’est moi qui traduis.
33 Dominique Bourg, Johann Chapoutot, op. cit., pp. 18-19.
34 Frédéric Lecloux, Territoires du cinématographe, Marseille, Le Bec en l’air, 2022, p. 222.
35 Anne Aizieu (réal.), Denis Brihat [émission de télévision], Michel Tournier, Albert Plécy, ORTF (prod.), coll. « Chambre noire », 1966, 32 mn 35 s.
36 Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 13.
37 Lautréamont, Les Chants de Maldoror, [1869], Chant I, strophe 9, Paris, Le Livre de Poche, 1963, p. 65.
38 Mathieu Yon, op.cit., p. 27.
39 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, éditions de Minuit, 2009, p. 12.
40 Baptiste Morizot, Manières d’être vivant [2020], Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2022, p. 180.
41 Urbain Desbois, Ma Maison travaille plus que moi [album de musique], La Tribu (prod.), 2000.
42 Ivan Illich, La Convivialité, Paris, éditions du Seuil, 1973, p. 81.
43 Guy Debord, La Société du spectacle, chap. 1, § 18, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 770.
44 Bernard Lamarche-Vadel, Jean-Luc Mylayne, « Bernard Lamarche-Vadel s’entretient avec Jean-Luc Mylayne s’entretient avec Bernard Lamarche-Vadel » [retranscription d’un entretien filmé en mars 1994], in Octopus Notes, n°1, juin 2013.
45 Jean-Louis Comolli, Jouer le jeu, op. cit, quatrième de couverture.
46 Frédéric Lecloux, « Le Bruit de fond anonyme du monde », op. cit.
47 Bertold Brecht, ABC de la Guerre, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1985.
48 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op. cit, p. 30.
49 Bruce Conner (réal.), Crossroads [film], 1976, 37 min. Le 25 juillet 1946, les État-Unis procèdent à l’essai nucléaire « Baker », le second de l’Opération Crossroads menée cet été-là sur l’atoll de Bikini dans les îles Marshall. En 1974, Bruce Conner obtient l’autorisation d’accéder aux plans filmés pendant le tir par le ministère de la défense américain avec des caméras capables d’enregistrer huit mille photogrammes par seconde. Les images, montées par l’artiste, évoluent avec une lenteur insoutenable et sidérante, sur une musique de Patrick Gleeson et Terry Riley.
50 Anne Aizieu (réal.), Denis Brihat [émission de télévision], Michel Tournier, Albert Plécy, ORTF (prod.), coll. « Chambre noire », 1966, 32 mn 35 s.
51 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op. cit, p. 12.
52 Ibid., p. 13.


Photographie : Chevrolet Impala 1959, Tabriz, Iran, 2005, série L’Usure du Monde.