Un dentiste célèbre


Le premier anniversaire du tremblement de terre du 25 avril 2015 au Népal arrive, et avec lui les commémorations, manifestations civiles et religieuses, prises de parole et convocations de symboles, lesquelles généreront probablement quantités d’images. C’est l’occasion de réexaminer les mobiles, les enjeux et le sens des représentations d’un tel événement.

À Lalitpur en novembre 2015, pendant les six jours miraculeux de la première édition du festival Photo Kathmandu, dans une impasse donnant sur la place de Swotha où se tenait naguère un temple à Radha Krishna que le tremblement de terre a littéralement éradiqué de son socle, j’ai fait la connaissance de Teru Kuwayama, photojournaliste et conseiller pour la photographie chez Instagram.

Absent des réseaux sociaux et ignorant de leur fonctionnement, je pris plaisir à écouter Teru m’exposer ce qu’est Instagram, à quoi cette application sert-elle, quels bénéfices, satisfactions, enrichissements ou connaissances en tirent ceux qui l’utilisent, comment les images y sont-elles montrées, vues, éditées, choisies, associées, à quelle logique cette organisation répond-elle, etc. (logique qui vient d’ailleurs de changer, comme le rappelle Jörg Colberg dans un de ses derniers textes, dont une traduction est disponible sur ce blog).

L’argument principal de Teru en faveur de l’outil géré par ses employeurs est qu’il permet à chacun de s’adresser à quatre cents millions de lecteurs potentiels. Mon argument contradictoire fut et reste que je ne suis pas persuadé ni souhaiter ni être capable de m’adresser à un si grand nombre de personnes, tant j’ai déjà du mal à comprendre comment fonctionne une conversation dès qu’elle implique plus de trois locuteurs.

Et en admettant que j’y aille, je m’adresserais à tant de gens pour leur dire quoi, demandai-je ? Pour leur montrer mon travail ? Non, répondit Teru : pour leur montrer ce qu’il y a autour de ton travail, ce que tu fais entre les images. Tu prends le temps de photographier l’autour avec ton téléphone, et tu le montres sur Instagram pour donner envie au lecteur de voir ton travail sur ton site. Bien. Pas certain que ce qu’il y a autour de mon travail donne envie à quiconque de regarder ce travail, tant cet autour est banal. Pas certain surtout que j’aie envie de le montrer, et encore moins au vingtième de la population humaine. Ce qu’il y a autour de mon travail, c’est ma vie qui le nourrit et le rend possible – et se nourrit de lui et est rendue possible par lui. L’autour de mon travail, c’est ma vie se dissolvant en lui et l’absorbant en elle en même temps. Il faut ce processus de fusion pour qu’apparaisse ce précipité que sont mes photographies, matière alors réinjectée dans le cycle. En réalité il n’y a pas d’autour de mon travail. Il y a la vie. Et la vie précède la photographie. Si je n’y suis pas, s’il n’y a pas de vie, il ne peut plus y avoir de photographie. Or si chaque geste se voit frappé de l’injonction « devant être photographié », où vivre encore ? Donc non, en effet, je n’irai pas. Et en tout état de cause mon téléphone est dépourvu d’appareil photographique.

Cela dit, l’usage d’Instagram ainsi présenté par Teru n’est pas le seul permis. L’application n’est pas vouée à n’être qu’un accessoire de propagande personnelle. Si l’on en transpose les possibles à la question des représentations d’une catastrophe comme ce tremblement de terre, on entre dans une dimension de l’outil moins étriquée, à mon sens plus humaine et potentiellement plus intéressante. Le Nepal Photo Project a démarré dès le 26 avril, le lendemain du séisme, à l’initiative de Tara Bedi, écrivain et iconographe indienne, Sumit Dayal, photographe indien ayant grandi au Népal, et de cinq membres de photo.circle, NayanTara Gurung Kakshapati et Bhushan Shilpakar, ses fondateurs, et Kishor Sharma, Sagar Chhetri et Shikhar Bhattarai, photographes (1).

Son existence au plus fort de l’urgence a apporté une documentation, une connaissance et une information utiles à la coordination des secours et à la recherche des personnes disparues, qui n’auraient pas été possibles avant l’ère numérique et sans le dévouement de ces gens. Les photographies sélectionnées par le Nepal Photo Project ont une distance à l’autre, à l’événement et au photographe d’une justesse qui coule de source. Ici, il ne s’agit manifestement de servir aucune ambition personnelle. Chaque image semble avoir été prise avec l’appareil dans une main et le cœur sur l’autre, le reste du corps et l’esprit au milieu cherchant obstinément à survivre et à aider à survivre, à reconstruire et à aider à reconstruire. Parallèlement au projet photographique, la même équipe de photo.circle entreprenait alors de pallier tant que faire se pouvait le désistement du gouvernement népalais dans l’immédiat après-séisme en organisant elle-même, avec l’aide de son réseau et de nombreux volontaires, une distribution efficace d’aide d’urgence dans les villages de la vallée de Katmandou isolés par la catastrophe. À l’approche du premier anniversaire du séisme, le Nepal Photo Project continue d’être un lieu de partage d’histoires, de compréhension de la réalité, et d’action, notamment pour rappeler au gouvernement sa responsabilité dans la non-reconstruction du pays et le pousser à agir enfin, par exemple avec la diffusion sur Instagram du marqueur #whereisgon (où est le Gouvernement du Népal ?). Il n’est du reste pas étonnant de trouver à la source de ces projets NayanTara Gurgung Kakshapati, pour qui l’action est indissociable de la réflexion. Il y a chez cette jeune femme, sorte de Simone Weil népalaise en devenir, une force, un engagement et une lucidité qui dépassent largement la promotion de la photographie et touchent au destin du pays tout entier. La radicalité et l’humanisme de la vision qui l’anime sont une source d’inspiration telle qu’on en rencontre peu dans une vie.

Dans le Nepal Photo Project, dans cette articulation particulière, locale, modeste et résolue entre action et documentation, je vois du reste un point de départ possible pour creuser une question apparue un matin dans nos conversations avec Teru Kuwayama : celle de savoir pourquoi le Time Magazine avait envoyé au Népal James Nachtwey, un des photographes les plus célèbres au monde, quelques jours après le séisme, couvrir la catastrophe.

Pour dissiper d’emblée toute ambiguïté, que ceci soit clair : j’ai du respect pour le travail de James Nachtwey. Je ne le connais pas personnellement, ni personne au Time Magazine, et n’ai aucun grief à l’endroit de ce photographe, de ce journal ni de quiconque y travaillant. J’ai du reste suffisamment dit, écrit et photographié ce qui me lie au Népal. À force de patience et de lecture enfin je commence à peu près à comprendre ce qu’est une photographie, a fortiori une photographie prise là-bas.

Parlant de cet endroit-là, je ne peux que constater la médiocrité des images prises par James Nachtwey pour honorer cette commande dans le Népal en ruine. Leur existence et les conditions de leur enregistrement sont déplorables. Ces images sont celles de quelqu’un qui n’a pas pris le temps de se mettre dans l’état de compassion nécessaire à être photographe tout en restant humain dans ces circonstances précises. De cet échec, de ce manque de temps, je ne connais pas les raisons. James Nachtwey ne les connaît peut-être pas non plus mais je suis sûr qu’il les ressent. L’absence du photographe à ce qu’il est en train de faire occupe toute la place dans cette série d’images faibles, sans histoire, sans cohérence visuelle, sans la trace d’une perception intime du monde. Brillantes parfois, mais manquant de pauvreté. James Nachtwey photographie le Népal en ruine comme un voyageur en temps clément photographie sadhus et drapeaux de prières, ou toute autre de ces affaires humaines qu’il faut avoir vu dans l’ailleurs : comme des curiosités. Il ne parvient pas à faire abstraction de lui-même et de son idée de ce à quoi doit ressembler ce pays en ruine. Il ne parvient pas à regarder l’autre en tant que ce qui est en dehors de lui, à le concevoir autre et à le formuler autre pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il souhaiterait qu’il soit. Il le photographie pour s’en distancier ou, à tout le moins, en s’en distanciant. Ne parlons pas alors de le concevoir même : dans ce qu’il peut y avoir de rapprochant avec lui, où une empathie indépendante du témoignage puisse naître. J’ai l’impression de sentir pourtant dans ces images qu’il aurait aimé en faire de différentes, mais qu’il ne pouvait pas. Comme s’il n’avait pas accepté l’ambiguïté d’être venu.

Dans un entretien avec Christian Caujolle reproduit dans le livre Les Murs ne parlent pas, Jean-Robert Dantou parle d’une psychiatre qui lui expliquait que dans la clinique où elle travaille, « entre les résidents et les soignants, il y a 97% d’humanité commune et 3% de différences, et qu’il appartient à chacun d’aller chercher ce qu’il souhaite. » Entre le photographiant et le photographié, je pense que c’est pareil. Le problème est que les 3% de différences sont au premier abord les plus visibles. Atteindre ces 97% cachés est peut-être impossible, à cause de ce que Victor Segalen nomme « une incompréhensibilité éternelle » (2). D’autant plus impossible peut-être lorsque le photographié se trouve en situation de crise. Et d’autant plus lorsque le photographiant a délimité à l’avance pour le photographié une place à tenir dans son « sujet ». Mais peut-être pas. Peut-être ces 97% sont-ils à portée de cœur. En tout cas je pense qu’il faut essayer de s’en approcher, malgré la photographie.

Or quand James Nachtwey prenait ses images, nombre de Népalais et d’étrangers, photographes professionnels, amateurs ou gens pourvus d’un téléphone, avaient déjà mis en ligne, sur le fil Instagram du Nepal Photo Project et ailleurs, des images de loin plus informatives que celles de James Nachtwey, et surtout venant à la fois des tripes et du cœur – gardant une empathie juste face à la souffrance de leurs sœurs et frères. Narendra Shrestha par exemple a raconté, lors d’une conférence consacrée aux représentations du séisme lors du festival Photo Kathmandu 2015, avec des mots d’une humanité et d’une simplicité inouïe, ce que ç’avait été d’être à la fois photojournaliste, époux et papa lorsque la terre était venue à trembler. Il fallait être diablement minéral pour ne pas pleurer en écoutant son histoire, sa déchirure, son désarroi, son indécision quant à savoir où il serait le plus utile : près de sa fille et de son épouse bloquées sur une terrasse en train d’osciller, près des victimes rencontrées dans la rue coincées sous les décombres, ou derrière son viseur en train de faire son métier.

En réalité il ne s’agit pas de critiquer tel photographe ou tel journal en particulier, mais de se demander à quelle nécessité répond la démarche d’envoyer pour un temps si court un photographe parmi les plus célèbres au monde sur un événement dramatique, dans un pays qu’il ne connaît pas ou très peu si l’on en croit les notes dont il accompagne son portfolio sur le site du Time : « Le Népal est un endroit que je voulais visiter depuis longtemps, non tant comme journaliste que pour voir les montagnes et les temples ». (3)

Le rédacteur en chef du Time a-t-il envoyé James Nachtwey au Népal pour la combinaison des raisons suivantes :
– car il estime de son devoir de fournir à ses lecteurs l’information la plus juste, la plus pertinente et la plus complète possible sur la catastrophe, tout en s’efforçant que la présence de son journaliste sur place ait un impact le moins néfaste possible sur la coordination de l’aide et les ressources disponibles pour les survivants ;
– car il sait que ses lecteurs ont pu mesurer les qualités d’homme, les capacités d’adaptation aux situations critiques et les compétences photographiques de James Nachtwey grâce à ses précédents reportages publiés dans son magazine et ailleurs ;
– car enfin, ayant confiance lui aussi dans la capacité de James Nachtwey à produire des images dignes de sens, et dans la capacité de son journal à utiliser au mieux les qualités de ses collaborateurs, il a jugé que ce photographe était le mieux placé pour témoigner de la complexité cet événement, et est convaincu que ses lecteurs reconnaîtront qu’il a fait le bon choix pour les informer correctement ?

Ou alors était-ce juste pour pouvoir afficher le nom de James Nachtwey dans ses pages et signifier ainsi
– aux journaux concurrents : nous sommes capables de nous offrir les services d’un photographe aussi célèbre que James Nachtwey ;
– à son directeur de publication : voyez, j’ai envoyé le meilleur sur cette situation de crise ;
– et aux autres photographes : voilà ce que vous devez devenir si vous désirez travailler pour nous ?

La réponse de Teru Kuwayama fut la suivante : « un photographe célèbre, c’est comme un dentiste célèbre : il n’est célèbre que pour les participants aux séminaires de dentisterie ».

Je ne m’y attendais pas. Je repense à cette phrase régulièrement depuis.

La première chose que signifie pour moi cette réponse, et que je n’ai pas vue en étant indigné par le processus ayant conduit ce grand magazine à dépêcher ce photographe célèbre parmi les photographes sur le terrain de cette catastrophe, par surcroît pour faire du mauvais boulot, c’est que le rédacteur en chef du Time a peut-être simplement considéré la liste des photographes qu’il avait sous contrat, vérifié qui parmi eux était disponible ces jours-là, c’est tombé sur James Nachtwey, et l’a envoyé au Népal parce que c’est leur travail à tous les deux d’envoyer et d’être envoyé, sans se poser plus de question. Peut-être.

Mais peut-être alors est-il temps de s’en poser ? Peut-être ce processus n’a-t-il plus lieu d’exister ? Peut-être cette époque-là est-elle révolue où les magazines estimaient ne pouvoir confier la tâche de produire une information visuelle crédible qu’aux seuls photographes de la trempe de James Nachtwey, de préférence débarquant des antipodes ? N’y a-t-il pas en effet quelque chose de pédant à pérenniser ce rapport à l’autre et à l’ailleurs ? Ou pour le dire autrement tout en évitant le recours à un adjectif à connotation historique, n’y a-t-il pas, dans un grand écart par rapport à Segalen, un côté disons un peu Pierre Loti dans cette façon de continuer à poser sur l’ailleurs une parole extérieure s’auto-justifiant dans ses propres circuits de distribution ? Ce n’est plus le XXe siècle où ces circuits, par la distance qui les séparait de l’ailleurs, pouvaient donner l’illusion à leurs acteurs d’y être à l’abri des effets de leur parole dans cet ailleurs – si tant est que cette parole fût jamais arrivée jusque-là – et de ne devoir jamais en répondre. Les lieux de diffusion de l’information sont désormais accessibles à tous, quel que soit l’ailleurs dont elle traite, quel que soit celui d’où sont issus ceux qui la produisent, et où que se trouve le lecteur. C’est le XXIe siècle. Retour à Instagram.

La comparaison entre la série de James Nachtwey et les images du Nepal Photo Project montre que si le véritable souci du rédacteur en chef du Time avait été d’informer ses lecteurs, il aurait été bien avisé de laisser James Nachtwey travailler à ses projets personnels plutôt que de l’envoyer au Népal et, avec l’argent économisé, d’embaucher Kishor, et par la même occasion Sagar et Shikhar, qui étaient aussi sur place comme je l’ai déjà mentionné. Ils sont tous d’excellents photographes très capables de rédiger des légendes bien documentées, et n’ont besoin de personne pour savoir où se rendre pour documenter ce qui doit l’être au Népal. D’autant que le Time a aussi publié à l’époque un article sur le Nepal Photo Project. Donc le rédacteur en chef savait. Il connaissait les noms. Il suffisait de les appeler plutôt que d’ajouter une bouche à nourrir dans la capitale. Cela aurait été la marque d’une excellente connaissance du terrain et de ses acteurs, d’un sens des responsabilités dans un territoire en situation de crise, et d’un sacré courage éditorial. Mais non. James Nachtwey. Je ne comprends pas la démarche. De mon point de vue de lecteur d’images et d’humain lié au pays, la seule chose qu’il ait apportée de positif en ayant fait le voyage de Katmandou pour le Time Magazine, ce sont quelques jours de travail bien payé à Kishor, qui eut la bonne idée d’être son fixeur. Mais ça s’arrête là.

La question subséquente que pose la réponse de Teru, c’est : bientôt deux cents ans après l’invention de la photographie, quelle est la place de ses créateurs en dehors du monde de la photographie ? On ne peut pas dire : « un écrivain célèbre, c’est comme un dentiste célèbre ». Si l’on questionne cent personnes dans la rue disons d’une ville de taille moyenne en France, allons, je me risque : toutes seront capables de citer un écrivain qu’elles jugent célèbre, que ce soit Hugo ou Musso, Rimbaud ou Modiano. S’agissant d’un photographe, deux citeront Henri Cartier-Bresson ou Yann Arthus-Bertrand. Plutôt dans l’autre ordre. La plupart auront plus de facilité à citer un peintre. À ces cent personnes, le nom de James Nachtwey ne dira pas plus que celui du docteur Soulier, mon dentiste. Peut-être est-ce parce qu’on peint et qu’on écrit depuis des millénaires, et qu’on ne photographie que depuis moins de deux cents ans. Je ne sais. Cela dit-il quelque chose de la maturité de la photographie, et de ceux qui la travaillent ? Y aura-t-il un jour où cela ne sera plus vrai, où un photographe célèbre sera célèbre en dehors des cercles de photographes, et est-ce important que ce jour arrive ? Je ne sais non plus. En attendant de savoir, c’est aussi une leçon d’humilité.

Il y a cependant des limites à la chirurgie dentaire qui ne sont pas celles de la photographie. Même produite par des gens dont le nom n’intéresse que cent ou mille personnes sur Terre, elle est le langage du siècle. Omniprésente et presque omnipotente. Elle peut être un outil de compréhension du monde tout comme un outil de dissolution du sens. Ici aussi, il appartient à chacun d’en faire l’utilisation qu’il souhaite. Rien que sur Instagram, soixante-dix millions d’images sont mises en ligne tous les jours (4). Toutes ne sont sans doute pas portées par les mêmes mobiles humanistes que celles rassemblées par le Nepal Photo Project. On peut très bien souhaiter ne pas participer à ce flux. On peut même estimer urgent de le nier, c’est tentant certains jours. Mais on peut aussi supposer qu’à l’instar du projet népalais, toutes ne sont pas forcément du bruit, et que cette appropriation, cet investissement de l’outil Instagram pour inventer des vecteurs d’information échappant aux circuits traditionnels mais trouvant leur public, est peut-être un début de réponse aux questions que James Nachtwey m’a permis de poser depuis le début de ce texte. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à Instagram qui, comme me l’expliquait Teru, alimente son propre compte Instagram de ses choix éditoriaux opérés par des acteurs issus du monde de la photographie, faisant désormais d’Instagram en quelque sorte le plus grand magazine du monde. Toutefois, si désormais ce sont des algorithmes qui choisissent à la place de l’utilisateur ce qu’il verra des contenus, cela risque de devenir un magazine totalitaire qui finira dès lors par s’éteindre. Il faudra alors, ou il faudrait déjà, comme le montre Jörg Colberg dans l’article auquel j’ai fait référence plus haut, soit suivre le mouvement et passer à l’outil suivant, soit s’exprimer et s’informer depuis un lieu où l’utilisateur garde le contrôle de sa pensée.

Enfin pour être honnête et complet, je me dois de préciser qu’après le séisme, une fois que furent rentrés chez eux et en vie les stagiaires dont j’avais la responsabilité, les 28 et 29 avril j’ai moi même réalisé une série de photographies dans les villages du sud de la vallée de Katmandou. Ces images sont la seule chose que j’aie pu faire lorsque la Terre a cessé de trembler. J’ai essayé à l’époque de dire un peu les contradictions de leur enregistrement. Cependant le présent texte n’est aucunement motivé par le destin qu’elles ont pu connaître ou non dans le monde de la photographie, ni par l’idée que j’en ai, ni par aucune comparaison avec le travail de James Nachtwey ni de personne. Je n’ai pas la moindre prétention d’avoir fait mieux que lui ou que quiconque – « mieux », je veux dire : non tant en matière d’images qu’en matière de geste et de légitimité du geste. Il est même très possible que mes images et les gestes les entourant fussent et restent tout aussi vaines et indécentes que les siennes, ou celles de tous ceux qui comme nous ont posé sur cette ruine un regard qui bientôt fuirait, emporté par un corps rentrant chez lui à l’abri, d’où il continuerait de regarder le Népal par le truchement sans enjeu d’un poste de télévision ou d’un écran d’ordinateur.

Reste une question plus large, qui dépasse la célébrité ou non de tel photographe, les choix sincères ou non de tel magazine, et ressort au sens et aux mobiles de l’image documentaire tels que posés en argument liminaire de ce texte : quelles peuvent être la nécessité et les raisons pour lesquelles cette catastrophe, toute catastrophe, toute situation dans l’absolu, au seul prétexte de son existence ou de sa survenance, en devienne mécaniquement, potentiellement, à documenter. Il y a des cas où c’est limpide, où le document affirme sa souveraineté, sans outrance, et laisse percevoir avec subtilité que sans lui subsisterait un manque pour tous : lecteurs, photographe et acteurs. Que les êtres qui vivent dans la catastrophe, par exemple, en produisent une vision la plus positive possible pour se réconforter les uns les autres et s’aider à surmonter les écueils, je le comprends. Je trouve cela beau. Courageux. Digne. Et le résultat, un document puissant. Je connais aussi, autre exemple, une cinéaste documentariste qui passe son temps de création à s’effacer pour donner la parole à l’autre sans le considérer comme « ce qu’il y a à voir » sur le terrain de sa recherche. Mais le mot « documenter », dans la bouche ou sous la plume de nombre de photographes aujourd’hui, me donne l’impression d’être proféré comme une garantie d’être porteur d’une parole forcément nécessaire, à l’utilité inattaquable et, partant, jamais mise en débat. Alors le sens et la nécessité peinent à transpirer. Et ce n’est pas l’apanage des photographes d’ici se déplaçant là-bas (quel que soit l’ici et le là-bas) : photographes, nous sommes tous très capables de trouver que méritent d’être documentées par notre intercession des situations qui relèvent de notre quotidien immédiat. Mais le monde a-t-il envie d’être documenté par nous ? Vraiment, doit-il exister une transposition documentaire de toute situation humaine pour la seule raison qu’un photographe a un jour pris connaissance de son existence ? Est-il vraiment indispensable que sur toute réalité nous plaquions notre vision du monde et notre goût du beau ?

Car la plupart du temps, qu’est-ce que la photographie documentaire sinon faire du beau avec un problème ? Et si ce n’est pas un problème, l’exotisme n’est pas loin. Et si ce n’est pas du beau, au moins est-ce du fort, du subtil, de l’intelligent, du compréhensible, etc., ce qui passe toujours tôt ou tard par une certaine idée du beau. Faire du beau, et nonobstant l’investissement personnel aussi honnête soit-il, malgré le prétexte du témoignage, tôt ou tard le faire pour soi. Pour son plaisir, sa satisfaction, son ego, son plan de carrière. Et si ce n’est pas à l’étape de prendre les images, comment y échapper lorsqu’advient ce que presque tout photographe considère comme une chance : la possibilité de les montrer – dans un livre, une exposition, un festival – ou la récompense pour les avoir faites ? Faut-il y échapper, d’ailleurs ? C’est peut-être une aspiration stupide. Mais au moins la question peut-elle être posée.

Dans À jeudi 15 heures, pour prendre à dessein un exemple extrême qui traite également de la représentation de l’autre en état de souffrance mais avec un degré de connivence et d’empathie n’ayant rien à voir avec le voyage fugace de James Nachtwey au Népal, le photographe Steeve Iuncker suit le lent déclin de Xavier, malade du sida, jusqu’à la mort, en le retrouvant nonante-cinq jeudis à 15 heures pour le prendre en photo, étant entendu que Xavier prendrait lui aussi chaque fois autant d’images de Steeve. C’est une des livres de photographie les plus bouleversants que je connaisse. Seule la photographie, et le dialogue entre elle et les mots, pouvaient atteindre à un tel degré de concision et de puissance en même temps que de sobriété. Moralement, c’est très clair. Steeve voulait suivre le cheminement de quelqu’un vers la mort. Xavier a accepté de jouer ce rôle-là pour Steeve. Ce consentement ne souffre pas d’ambiguïté. Il les regarde tous les deux. Je trouve admirable et émouvant pour l’un d’avoir osé le solliciter et pour l’autre de l’avoir accordé. Et pourtant cette aventure humaine, à l’heure d’être consignée dans un livre, nécessaire et magistral, même souhaité par Xavier désormais mort, change de statut. Elle devient un objet qui va participer non seulement à la libération mais aussi à la construction de l’image publique de l’artiste, voire lui rapporter de l’argent, aussi peu soit-il. Je pense que Steeve Iuncker a réglé cette question qui est, en gros, celle de tirer un bénéfice personnel de la représentation de la souffrance d’autrui. Xavier et lui ont certainement pris soin que le contrat les liant soit à cet égard le plus limpide possible pour tous les deux. (Le travail de Darcy Padilla sur Julie Baird me pose une question similaire.) Mais je n’en suis pas là. Je n’y parviens pas. Si j’étais l’auteur de ces photographies et que m’advenait ce succès relatif, je serais tétanisé. Ce n’est pas un jugement. Je ne dis pas que ces œuvres posent un problème moral dans l’absolu. Je dis juste que le photographe documentaire se trouve confronté à la distorsion du rapport à l’autre qu’induit l’existence publique de la représentation qu’il en produit et le bénéfice qu’il en tire, et que ce livre est un bel exemple de la complexité et de l’intimité de cette confrontation. Personnellement, je ne parviens pas à imaginer un contrat avec l’autre suffisamment clair et égalitaire pour me permettre de la gérer, même en supposant que l’autre ait souhaité cette existence publique, voire l’ait posée en condition, même en sachant que le photographe a pris toutes les précautions pour l’autre et lui a témoigné le plus grand respect. Et pourtant ce travail me semble indispensable, car même si je ne parviens pas à l’imaginer je suis convaincu que ce contrat existe, et ce livre est un document précieux sur ce qui nous attend tous. Mais comment faire alors quand il n’y a pas de contrat ?… Ou quand il est à sens unique, comme lorsque James Nachtwey photographie les crémations à Pashupatinath à l’instar de presque tous les voyageurs avant lui depuis cinq ou six décennies ?

Pour revenir à d’autres images nées trop rapidement, si mes photographies du tremblement de terre m’avaient attiré plus que quelques compliments, ce qui fut déjà difficile à supporter (des compliments pour le portrait du moine Panna Sara sur le lieu ou sa mère vient de mourir ? À quel titre ? J’aurais dû le garder pour moi ! Mais je ne l’ai pas fait… – contrat pas clair ?), si cette destruction m’avait fait gagner ma vie à un moment, j’en serais tétanisé. Jamais la moindre de mes photographies ces jours-là ne fut motivée par la nécessité, la possibilité, le leurre, le rêve, l’absurdité de faire de « bonnes photos », de raconter « une histoire forte ». J’ai juste fait ce que j’ai pu pour que la Terre cesse de trembler en moi. Quant au projet d’en gagner quelque argent, il m’effraie. Mon agence a essayé, c’est son métier, mais s’agissant du tremblement de terre au Népal, cela ne me regarde pas (cela devrait pourtant). Je n’aurais peut-être même pas dû leur en donner l’autorisation. Et même s’il ne s’agit pas de souffrance, la possibilité de faire de ma photographie de l’autre un élément de la fabrication de moi reste problématique. Problème que je surmonte certaines fois, en acceptant mes contradictions ou en les balayant faute d’oser les approcher, mais qui reste présent. Au hasard, le portrait de Farzaneh dans l’Usure du Monde, qui plaît si souvent, il y a des jours où je me demande de quel droit je l’ai mis là, dans ce livre, sur ce site. Si Farzaneh n’a plus envie d’avoir cela pour image d’elle-même, comment fait-elle ? Bon, elle m’écrit un courriel, et je ferai ce que je peux, certes, mais d’une part pour le livre c’est trop tard, et d’autre part il n’est pas acquis que tout le monde accède à une telle demande. Et pour revenir au moine Panna Sara, si un jour mon image en ligne l’empêche de faire le deuil de sa maman morte à l’endroit sous ses pieds, comment fait-il ? Il lui en faudra de la ténacité pour me retrouver.

Peut-être y a-t-il un lien que j’ai perdu, une évidence que je ne vois plus. Peut-être est-ce juste de la culpabilité mal placée. Peut-être ces questions sont-elles au contraire importantes. Je n’en sais rien. En tout cas elle sont là et prennent toute la place. Aujourd’hui, un projet comme, par exemple, « documenter la reconstruction post-séisme au Népal », comme l’Agence me l’a proposé récemment avant de se rétracter parce que le client avait trouvé quelqu’un sur place (j’espère que c’est Kishor, ou Shikhar, ou Sagar, ou Prasiit, ou Uma, ou Karma, ou Nirman, ou n’importe lequel de ces gamins si doués), mené de l’extérieur, ne se raccroche plus à aucune justification ni aucun sens. Si je devais y aller, je n’ai aucune idée de ce que cela voudrait dire et de ce que je devrais faire. De toute chose je ne pourrai jamais que donner ma vision, et éventuellement la soumettre à un lecteur si tant est que j’en accepte la nécessité en tant que parole publique. Ce ne sera jamais le document de ce qui est ou de ce qui fut. Ce ne sera jamais que le document de ce que j’ai vu et compris, qui demeure bien pauvre par rapport à ce que voit et comprend celui qui vit l’instant ou le drame, et bien pauvre encore par rapport à ce que le lecteur en verra et en comprendra. Documenter ne veut rien dire. Il n’existe que des degrés d’honnêteté de parole prise et de parole donnée.

J’en demande pardon à l’avance à James Nachtwey, mais il me semble qu’une démarche portée par ces mots mis en exergue de son site Internet ne peut qu’être à la fois pleine de naïveté et de suffisance : « Je suis un témoin, et ces images sont mon témoignage. Les événements que j’ai enregistrés ne doivent pas être oubliés et ne peuvent pas se reproduire » (5). Mais pour qui se prend-il à proférer une injonction pareille ? On oublie toujours. Les tours de centaine de milliers de crânes de ses victimes que faisait placer Tamerlan à l’entrée des villes d’Asie Centrale par lui conquises au XIVe siècle sont oubliées. Peut-être pas en tant que fait historique, mais oubliées en tant que drame. Tout se reproduit. L’édification de soi étayée par une parole prétendant le contraire est une supercherie.

Peut-être alors la seule issue est-elle la fiction ? Comme disons Michael Ackerman à Bénarès, pour citer un classique ? Au moins n’est-il pas asservi au projet de raconter l’histoire de l’autre, qui ne l’a en l’occurrence pas demandé. Il fait sa vie, quelque violente qu’elle soit. J’ai beaucoup moins de mal avec la violence de ce travail qu’avec la gentillesse de beaucoup de ce que je vois en photographie documentaire aujourd’hui. Pourtant, pas de contrat non plus, en apparence…

« Il se passe ceci, il faut le raconter ». Mais non : il se passe que nous sommes en vie, que vous êtes en vie, que nul ne sait pourquoi, et qu’il y a à se débrouiller avec ça. Ce que nous faisons, d’égoïste ou d’altruiste, n’est jamais qu’une manière d’occuper ce temps de vie qui nous est imparti. Et un an après avoir survécu au tremblement de terre, ce que nous ferons d’égoïste ou d’altruiste, ce que nous célèbrerons, les symboles que nous convoquerons, ce que nous en produirons comme images, ne sera sans doute jamais qu’une tentative plus ou moins vaine d’accepter que cette fois encore nous sommes passés au travers des mailles du filet, contrairement à neuf milliers d’humains, et une façon de nous demander : pourquoi nous et pas eux ?

 

 


(1) Le texte de présentation (en anglais) du Nepal Photo Project sur le site de Photo Kathmandu 2015 où il fut exposé donne un aperçu assez précis des circonstances de sa création :
http://www.photoktm.com/exhibition/nepal-photo-project/
De plus, NayanTara Gurung Kakshapati et Tara Bedi ont donné différents interviews dans les semaines qui ont suivi, notamment :
au magazine en ligne français Our Age is 13, consultable en version originale anglaise et en traduction française sur : http://www.oai13.com/focus/photojournalisme/seisme-nepal-photo-project/ ;
au magazine en ligne Vantage, sur la plate-forme Medium (en anglais), consultable sur :
https://medium.com/vantage/insta-of-the-week-38b98040c49d#.nvtl6gi22.
(2) Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Le Livre de Poche, coll. Biblio essais, p. 44.
(3) C’est moi qui traduis. Texte original : « Nepal is a place I’ve long wanted to visit, not so much as a journalist, but to see the mountains and the temples. », dans « James Nachtwey’s Dispatches From Nepal », time.com, 8 mai 2015.
Disponible en ligne sur http://time.com/3844923/james-nachtweys-dispatches-from-nepal/.
(4) Jérôme Marin, « Instagram croît à l’ombre de Facebook », Le Monde, 10 avril 2015.
Consultable en ligne sur : http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/04/10/instagram-croit-a-l-ombre-de-facebook_4613587_3234.html.
(5) C’est moi qui traduis. Texte original : « I have been a witness, and these pictures are my testimony. The events I have recorded should not be forgotten and must not be repeated. », en page d’accueil du site http://www.jamesnachtwey.com/.


Photographie : Harisiddhi, district de Lalitpur, Népal, 28 avril 2015
Série Séisme au Népal.