Séisme au Népal

Voilà vingt ans que je cherche quelque chose ici. D’abord randonneur, puis flâneur émerveillé, puis simple humain concerné par la fragilité des vies, je m’y suis cru un temps photojournaliste, j’ai photographié pour des ONG la famine dans l’ouest du pays, la reconstruction d’après-guerre, la réinsertion des anciens combattants maoïstes, les électrices de l’assemblée constituante et la naissance de la République… Pourtant, si la photographie est sans doute capable de raconter les mutations d’un pays en s’efforçant de s’en tenir aux faits et en s’arrangeant comme elle peut avec le concept de vérité, j’ai compris quoique fort tard que ce n’était pas mon travail.

Suivit le temps de la « proximité dans le sentiment », pour reprendre les mots d’Anders Petersen. Le temps de la continuité. Nous dans l’ailleurs, c’est toujours notre vie, mais ailleurs – c’est toujours nous, dans le quotidien de l’autre. Pour le pire (la certitude sur l’ailleurs, sans échappatoire) ou le meilleur (la dissolution de soi dans l’ailleurs, légère et provisoire). Être donc, rien de plus, et continuer de chercher. Ni ici ou ailleurs, mais dans un ici et ailleurs mouvant, où le Népal devint simplement le lieu transitoire d’un équilibre supportable entre ordre et désordre.

Le 25 avril 2015 à 11h56, l’équilibre s’est rompu. Un tremblement de terre d’une magnitude de 7,9 a ravagé le centre du pays.

Vingt ans donc, et presque autant que je me demandais : y serai-je le jour où cela arrivera ? Comment réagirai-je ? De quoi serai-je capable ? J’ai eu le temps de déposer ma tasse de café, de m’éloigner de la petite maison jouxtant le temple d’Indreshwar Mahadev à Panauti, et de commencer à vivre avec une peur nouvelle. C’est désormais le temps de la discontinuité. Pourtant j’aime ce pays, et la photographie est toujours mon langage. Il faudrait bien mettre cet amour et ce langage au service de quelque chose. Autant commencer de suite. J’ai donc fait ce que je sais faire : des photographies des gens avec qui je parlais. Les images rapides m’effraient. Je comprends leur nécessité mais je me cogne les yeux contre elles. Rapides, celles-ci le sont sans doute un peu trop, ou un peu trop peu, mal assises entre deux langues. Quelques personnes sur les ruines de leur maison. Quelques traces du quotidien. Il faudra en écrire d’autres, plus lentes, et charrier des pierres et reconstruire des toits et ne cesser d’aimer. En attendant elles sont là, nées dans la sidération, entre la peur, l’obligation, l’impossibilité de partir et la peur, l’obligation, l’impossibilité de rester.

 


Le présent texte, ainsi que certaines images de cette série, ont été publiés dans Népal. Épiphanies du Quotidien, paru au Bec en l’air fin 2017.