L’Aveugle sur un fauteuil tournant


Notes sur Bhupi Sherchan

Ce texte est une synthèse de deux travaux sur l’œuvre du poète népalais Bhupi Sherchan, rédigés à l’occasion des examens de janvier et juin 2021 à Institut national de langues et cultures orientales (Inalco), dans le cadre du cours de M. Rajesh Khatiwada.

Après avoir donné quelques indications biographiques sur le poète et le contexte de son temps – le milieu du XXe siècle –, ainsi qu’un résumé d’un texte de son ami Shankar Lamichhāne sur la vie du poète, ce travail propose une analyse détaillée d’un premier poème « Asār » (असार), consacré au mois éponyme de la mousson, suivi d’une comparaison plus large entre ce poème et quelques autres, tous issus de son recueil principal, Ghumne mechmāthi andho mānche (घुम्ने मेचमाथि अन्धो मान्छे, « L’Aveugle sur un fauteuil tournant »), et traduits pour l’occasion du népalais vers le français.

L’auteur

Bhupendramān Sherchan (भूपेन्द्रमान शेरचन), dit Bhupi Sherchan (भूपी शेरचन), est un poète népalais né le 25 décembre 1935 EC (le 12e jour du mois de Poush de l’an 1992 dans le calendrier Bikram Sambat (B. S.) ayant cours au Népal) et mort le 14 mai 1989 EC (le premier jour du mois de Jeth de l’an 2046 B. S.). Quoique ces dates varient d’un an ou deux selon les sources.

Inédit en français, le recueil Ghumne mechmāthi andho mānche (घुम्ने मेचमाथि अन्धो मान्छे), dont le titre signifie « L’Aveugle sur un fauteuil tournant », est considéré comme son œuvre majeure. Bhupi Sherchan écrit en vers libres, dans une langue simple, proche de la langue du peuple, volontiers ironique, s’inspirant de la réalité quotidienne du Népal, ce qui en fait encore aujourd’hui un des auteurs les plus populaires du pays.

Un texte de Shankar Lamichhāne sur son ami Bhupi Sherchan

Shankar Lamichhāne (शङ्कर लामिछाने) est un écrivain népalais né le 17 mars 1928 (le 5e jour du mois de Chait de l’an 1984 B. S.) et mort le 3 février 1976 (le 20e jour du mois de Magh de l’an 2032 B. S.) à l’âge précoce de 48 ans. Il est reconnu pour avoir apporté une fraîcheur dans les lettres népalaises en explorant d’autres voies que le style volontiers ampoulé dominant à l’époque. Selon Michael Hutt, professeur de littérature népalaise, « ses histoires sont symboliquement chargées et souvent dépourvues d’une intrigue classique, les rapprochant davantage de l’essai » 1. Son œuvre majeure est Abstract Chintan: Pyaj (एब्स्ट्राक्ट चिन्तन: प्याज, « Pensée abstraite : oignons »), qui fut primée au Népal en 1968.

Shankar Lamichhāne était proche de Bhupi Sherchan. Dans un autre de ses recueils, Bimba Pratibimba (बिम्ब-प्रतिबिम्ब, «image, image-miroir ») 2, il en donne un portrait émouvant et tout empreint de respect, qui permet d’éclairer la personnalité de son ami et de contextualiser son œuvre. Ce texte, paru initialement en 1958 (2014 B. S.) dans la revue Ruprekha, aborde à la fois la face sombre et la face lumineuse de Bhupi Sherchan. Il s’ouvre sur cette citation qui résume les contradictions du poète, l’assuétude à l’alcool et le mal de vivre étant deux repères fondateurs de son existence :

मैले पिएकोमा रिसाएका साथीहरू
पिएर त हेर, पिउन झन् गाह्रो छ ।
मरेर शहीद हुनेहरू
जिएर त हेर, जिउन झन् गाह्रो छ ।

Amis qui me blâmez de boire,
Buvez donc et voyez : boire est plus difficile que ne pas.
Martyrs qui êtes morts,
Vivez donc et voyez : vivre est plus difficile que ne pas.

Après avoir déploré que les Népalais ne connussent qu’encore peu Bhupi Sherchan en cette fin des années 1950 – « peu l’homme et beaucoup ses défauts » –, Shankar Lamichhāne raconte leur rencontre. Elle s’est faite en deux temps. La première fois en quelque sorte ne compte pas car elle s’est déroulée autour d’un verre de jus de fruit. La seconde est la bonne : lorsque Shankar entre dans la chambre de Bhupi, au quatrième étage d’un immeuble de Katmandou, celui-ci lui demande de fermer la fenêtre, sinon il la confond avec la porte et sort par là pendant la nuit, si bien qu’ensuite, enfermé dehors, il ne peut plus rentrer chez lui. Le ton est donné.

Issu d’une famille prospère du Mustang, ancien royaume de culture tibétaine dans le nord-ouest du Népal, Bhupi Sherchan s’est tôt rebellé contre la tradition commerçante de sa famille. Converti au communisme, il publie un premier recueil de textes politiques sous le nom de plume de Sarvahārā, « le prolétaire »3. C’est en arrivant à Katmandou qu’il passera du communisme à l’« écrivisme » (« कलमिजम », littéralement le « plumisme », selon le néologisme de Shankar Lamichhāne), et à l’alcoolisme. Pour lui, le tempérament de Bhupi Sherchan n’était non seulement pas fait pour la politique, mais pas fait non plus pour le Népal de l’époque.

Si un jour, écrit-il, « dans un, deux, dix, ou cent ans, quelqu’un entreprend une recherche sur la littérature népalaise de notre époque, les poèmes de Bhupi deviendront son problème principal ». Un tel chercheur interrogera alors les événements de la vie personnelle du poète, « une longue route qui ne le mène nulle part en paix », et chacun de ces événements aura « l’odeur de la dépression ». Venue d’où, cette dépression ? « Mariage raté, amitiés ratées, vie politique ratée, amours ratées, environnement raté ou l’ombre d’une époque ratée ? » L’auteur lui-même, son ami, n’en sait rien et n’en veut rien savoir : « il y a des questions auxquelles il est plus confortable de ne pas avoir de réponse ».

Sur une journée de 24 heures, Bhupi Sherchan en passe douze à boire, dit Shankar Lamichhāne. Il sait évidemment qu’à ce rythme le risque est grand que la vie de son ami soit courte, mais il ne veut pas être celui qui sermonne Bhupi : « le courage ne me vient pas de ruiner son rêve ».

Car n’est-ce pas à ce prix-là qu’il est aussi l’être lumineux qu’il est ? De cette autre face de sa personnalité, l’auteur convoque ses souvenirs pour en dire les traits principaux. Sa générosité : alors qu’on vivait chichement en poète dans le Katmandou des années 1950 et que l’alcool d’importation était cher, c’est le plus souvent Bhupi qui régale. Son énergie, son activisme : lorsqu’il voit Bhupi Sherchan diriger avec ferveur une procession en l’honneur des martyrs de 1941 exécutés pour s’être opposés au régime autoritaire des Rana, Lamichhāne, resté banalement spectateur de cette commémoration, se sent honteux. Sa politesse et sa courtoisie : quand Bhupi rencontrait quelqu’un en rue, il s’inclinait si fort pour le saluer qu’on aurait cru qu’il allait se briser en deux. Son sourire, son verbe un peu étrange… Et sa lucidité : « il comprend vite les choses, mais lentement les humains » – surtout au service d’autrui : « il a toujours une réponse appropriée aux questions, sauf aux siennes ».

Bhupi Sherchan, termine Shankar Lamichhāne, « est une étoile filante dans le ciel du Népal, qui fait naître le doute chez ceux qui pensent avoir des certitudes… »

Analyse d’un premier texte

Asār

असार

दूर लाहुरबाट
लामो याद
र छोटो बिदा बोकेर
प्रत्येक वर्ष
दशैँमा घर फर्कने लाहुरेझैँ
हृदयभरि सँगी साथीको लागि प्यार बोकेर
झोलाभरि दिदी बहिनीहरूका लागि उपहार बोकेर
खल्तीभरि सोल्टिनीका लागि इन्द्रेनीको हार बोकेर
गुन्टा बोक्ने भरिया बादललाई
फकाएर फुलाएर
अघि-अघि
छिटो-छिटो पठाएर
पछि पछि आफू
झुम्दै-झाम्दै
नाच्दै-गाउँदै
बाटोभरि मादल बजाउँदै
बूटको आवाजले
अकास घन्काउँदै
हतार-हतार
चुहाउँदै पसिनाको धार
प्रत्येक वर्ष आउँछ
असार

Asār

D’un pays lointain
– Comme un migrant 4 rentrant chez lui pour Dashain 5
Chaque année,
Avec de longs souvenirs et de courtes vacances,
Le cœur plein d’amour pour ses amis,
Le bagage plein de cadeaux pour ses sœurs,
Les poches pleines de parures arc-en-ciel pour ses belles-sœurs,
Ayant envoyé à l’avance
Un porteur portant sa valise
Qu’il a soudoyé
En le flattant avec du vent 6,
Et plus tard lui-même,
Ivre
De danse et de musique,
Battant son tambour tout le long du chemin,
Emplissant le ciel
Du son de ses bottes,
Un déluge de sueur pressée de couler –,
Il revient chaque année,
le mois d’Asār.

Thème

Le poème a pour titre le nom du troisième mois du calendrier népalais, Asār, correspondant à la période allant de mi-juin à mi-juillet dans le calendrier grégorien, donc au début de la mousson, la saison des pluies. Cet aspect climatique du mois d’Asār, et sa récurrence annuelle, sont le sujet du poème.

Traitement poétique

La particularité de ce poème est qu’il repose sur une comparaison à contre-pied des usages. Une langue recourt volontiers à l’analogie climatique pour suggérer des traits de caractères humains ou des états relationnels – y compris en français : l’humeur comme la météo peuvent être « maussades », certaines personnes « rayonnent », une relation peut être « tempétueuse » comme une ambiance « orageuse », au point que parfois l’on reçoit « une pluie » d’invectives voire « une déluge » d’insultes, etc.

Ici le poète fait le choix inverse : pour parler de la saison des pluies et de son retour inéluctable chaque année, il convoque la figure du travailleur migrant, revenant lui aussi chaque année voir sa famille pour les célébrations de Dashain, c’est-à-dire à l’automne, entre les mois d’Asoj (असोज) et Kāttik (कात्तिक) selon les années.

Une première question se pose : cette comparaison entre d’une part une saison associée à un climat, et d’autre part une catégorie sociale associée à cette saison, est-elle justifiée seulement par la récurrence des deux événements – le retour de la mousson et du travailleur migrant –, ou au contraire véhicule-t-elle en elle-même des connotations, positives ou négatives, pour le lecteur népalais ? Un peu des deux sans doute.

Par exemple, la mousson qu’apporte Asār est un événement ambivalent : bénéfique en ce qu’il met fin à une période aride et inaugure un temps de fertilité des champs, mais funeste lorsque les pluies grossissent les rivières et emportent maisons ou versants de collines. À quelle facette de la mousson le migrant est-il comparé ici ? Aujourd’hui l’on sait combien le retour des travailleurs de Dubaï ou du Qatar 7, non chaque année pour Dashain comme dans le poème mais au mieux tous les deux ans, peut se transformer en calvaire pour les familles, notamment quand la sévérité des conditions de travail a fait sombrer les hommes dans l’alcoolisme. À la parution du texte en 1969, avant la globalisation marchande des forces de travail, l’on peut supposer que les migrants népalais revenaient plus régulièrement à la maison. Comment ce retour était-il vécu par l’homme et par les siens ? Dans le poème, le migrant est chargé de cadeaux qu’on sent plus ou moins obligatoires, et avant même d’être parvenu auprès des siens, il est déjà ivre. Sachant les engagements communistes de Bhupi Sherchan, et la tension intérieure entre son patriotisme et sa verve critique à l’endroit des conventions de la bonne société de son temps, l’on imagine volontiers qu’il prend ici parti pour le migrant coincé dans une obligation sociale et pécuniaire. Ce que le poète semble souhaiter sans le dire c’est, à rebours de l’inéluctable retour du mois d’Asār dont le cours est fixé par l’ordre cosmique, que le travailleur népalais puisse prendre sa vie en main et ne plus devoir revenir, c’est-à-dire ne plus devoir partir s’il n’en a pas envie et, s’il doit effectivement partir, qu’il ait la liberté de revenir quand et comme bon lui semble.

L’on peut en outre examiner ce terme de lahure (लाहुरे). Les Népalais, en majorité les hommes mais les femmes aussi, ont de tout temps quitté leur village pendant de longues périodes pour aller gagner leur vie ailleurs, essentiellement en Inde et dans l’agriculture. Plus tard ce sera aussi pour raison militaires. En effet, quelques temps après son unification par Prithivi Narayan Shah en 1768, le Népal perd la guerre de 1814-1816 contre les Anglais, défaite sanctionnée par le traité de Sugauli, imposant entre autres au Népal de fournir des soldats à l’armée de la Compagnie britannique des Indes orientales – les célèbres Gurkhas. Bientôt, le cantonnement dédié à la formation des nouvelles recrues est basé à Lahore, dans l’actuel Pakistan. À leur retour, ces soldats seront nommés « Lahure », en référence au nom de la ville. Comme l’explique Mallika Aryal 8, ils jouissent dans leur village d’un prestige immense, symbolisent la modernité et participent au développement du pays. Leur légende s’installe dans la culture populaire. D’autant que les Gurkhas, après l’indépendance de l’Inde, continueront de servir dans les armées britannique, indienne, singapourienne et brunéienne. Le terme de « lahure » garde dès lors une connotation très positive en népalais. Mais il en est aussi venu à désigner tout ce qui vient d’ailleurs, y compris des animaux, et plus récemment, n’importe quel Népalais partant travailler à l’étranger, l’expatrié 9, le travailleur migrant. Le deuxième mot du poème témoigne de cette acception : lahur (लाहुर) (sans « e »), c’est « un pays lointain ».

Grammaire

Les verbes utilisés par Bhupi Sherchan dans ce poème sont de quatre formes grammaticales : trois non conjuguées : participe dit « conjonctif » en –era (-एर), infinitif prospectif en –ne (-ने), gérondif en –ndai (-ँदै) ; et une seule conjuguée : le présent d’habitude. Du point de vue du rôle et de l’aspect de ces verbes, on peut diviser le poème en deux parties : du début jusqu’à « ayant envoyé en hâte » (छिटो-छिटो पठाएर) et de « plus tard lui-même » (पछि पछि आफू) jusqu’à la fin, dans lesquelles ces formes se répartissent assez symétriquement. Dans la première partie on rencontre le participe conjonctif en –era (-एर) et l’infinitif en –ne (-ने). Le gérondif en –ndai (-ँदै) et le présent d’habitude dans la seconde.

Mais comme souvent en népalais, où le verbe principal se place à la fin de la phrase, c’est par là qu’il faut commencer pour comprendre non seulement le sens du texte mais aussi les interactions modales et aspectuelles.

Un verbe conjugué

Et c’est là, à l’avant-dernier mot du poème, qu’on trouve la seule occurrence d’une forme verbale conjuguée dans ce poème : « il vient » (आउँछ). C’est le verbe principal. Le sujet de ce verbe, qui est Asār (असार), est donc postposé au verbe, dont il prend la place normalement attendue en tant que dernier mot du poème. Cette licence poétique permet à l’auteur de créer une attente chez le lecteur ainsi qu’une chute efficace.

Le texte ne pose donc qu’une seule action se produisant effectivement, et en l’occurrence se reproduisant à un rythme annuel : « chaque année il (re)vient, le mois d’Asār » (प्रत्येक वर्ष आउँछ असार). C’est le seul processus affirmé. Et c’est bien d’un processus qu’il s’agit : « il vient » (āunchha, आउँछ) est un présent d’habitude, d’aspect inaccompli, indiquant une vérité générale. La marque de l’inaccompli est toutefois cachée dans cette forme ramassée du présent. On la retrouve avec le morphème –nd (-ँद) dans la forme longue āundachha (आउँदछ).

Tout le reste est une comparaison avec des événements qui existent, mais dont l’existence est placée sur un autre plan. Ils sont non pas affirmés, mais convoqués depuis la mémoire villageoise collective des lecteurs népalais.

Deux infinitifs en -ne (-ने)

Remontons le poème pour comprendre ce qu’il construit pour aboutir à cette affirmation de base qu’est le processus saisonnier du retour du mois d’Asār.

Dans la première moitié, Sherchan présente le premier terme de sa comparaison. Le lecteur ne le sait pas de suite, mais dès le vers 5 et l’introduction de la postposition de comparaison –jhain (-झैँ), il sait qu’à ce lahure (लाहुरे), à ce « migrant », quelque chose va être comparé. Il ne saura quoi qu’à la fin du texte, à ceci près qu’il a lu le titre du poème et dès lors s’est peut-être fait son idée.

On trouve au vers 5 la forme pharkane (फर्कने), « rentrer », et au vers 8 la forme bokne (बोक्ने), « porter », deux infinitifs en -ne (-ने). Cette forme a une valeur prospective : avant un verbe il dénote une action restant à actualiser, et avant un nom il a valeur adjectivale. C’est le cas ici. Tous deux se rapportent au nom qui suit et le précisent. Il faudrait les traduire en français par une subordonnée relative : « le migrant qui rentre chez lui » (घर फर्कने लाहुरे), ou par un substantif ou un participe présent : « le coolie porteur de (ou : portant) la valise » (गुन्टा बोक्ने भरिया).

Cet aspect ni accompli ni inaccompli mais prospectif indique que c’est bien à un migrant revenant chaque année que va être comparé le deuxième terme de la comparaison, mais que ce retour reste à actualiser. Il ne me semble pas avoir la même charge de réel que le verbe conjugué étudié ci-dessus. Certes, de nombreux migrants reviennent effectivement chaque année au village pour Dashain, c’est une réalité, mais ce n’est pas l’affirmation principale du poème. La seule chose affirmée, c’est le retour d’Asār, à quoi un migrant en quelque sorte générique, anonyme et imaginaire est comparé. Et s’il est théoriquement possible qu’un jour plus aucun Népalais ne parte à l’étranger comme travailleur migrant, il est impossible à moins d’un dérèglement grave que la mousson ne revienne pas.

Sept occurrences du participe conjonctif en -era (एर )

Le participe conjonctif en -era (-एर) est utilisé en népalais pour attribuer plusieurs actions à un même sujet. Ce participe n’a pas de temps : il s’adapte à celui du verbe de la phrase principale. Dans une traduction française, il serait le verbe 1 dans la formule : complément + sujet + verbe 1 en -era + complément + et + verbe 2 conjugué + complément.

Exemple :

– Le matin il arrive à la maison et boit un thé : बिहान उ घर आएर चिया खान्छ.
– Hier matin il est arrivé à la maison et a bu un thé : हिजो बिहान उसले घर आएर चिया खायो.

On peut aussi le traduire par un participe présent ou passé, au besoin sous forme d’un gérondif :
– Le matin, en arrivant à la maison, il boit un thé.
– Hier matin, en arrivant (ou : étant arrivé) à la maison, il a bu un thé.

S’il n’a pas de temps propre, le participe en -era (-एर) a en revanche bien un aspect, qui est l’accompli, l’achevé. Cela peut se déceler dans sa forme car il est en réalité une altération du participe en -i (-ई) qui est la marque de l’accompli, suivi de la conjonction de coordination « et » (र).

Dans la première partie du poème de Bhupi Sherchan la forme « portant, ayant porté » (बोकेर) du verbe « porter » (बोक्नु) est répétée quatre fois, pour préciser tout ce qu’a emporté le migrant : souvenirs, maigre congé, amour et cadeaux. Avoir mis tout cela dans son bagage est une action accomplie. Et cela ayant été accompli, il est « rentrant à la maison » (घर फर्कने), en transformation. En tout cas c’est ainsi qu’il est convoqué par le poète.

Viennent ensuite les formes « ayant flatté » (फकाएर), « ayant persuadé » (फुलाएर) et « ayant envoyé » (पठाएर). Toutes ont pour sujet le migrant, et pour complément d’objet direct « le coolie portant sa valise » (गुन्टा बोक्ने भरिया) : l’ayant « flatté » avec du vent, l’ayant « convaincu » et l’ayant « envoyé » en hâte avant lui pour annoncer son retour, ayant fait tout cela, qui est donc accompli, autre chose peut se passer. Alors, bien plus tard (पछि पछि), peut commencer la seconde partie, où le poète imagine le migrant lui-même en chemin.

5 occurrences du gérondif en -ndai (-ँदै)

Et en chemin, le poète nous montre le migrant en action, ce qu’il indique en recourant au gérondif en -ndai (-ँदै), d’aspect inachevé. Le migrant avance « en étant ivre » (झुम्दै-झाम्दै) ; « en dansant et jouant de la musique » (नाच्दै-गाउँदै) ; en frappant son tambour (मादल बजाउँदै) ; « en faisant résonner le ciel du son de ses bottes » (बूटको आवाजले अकास घन्काउँदै). Tout cela étant en cours, inachevé, en train d’être fait par le migrant générique imaginé par le poète pour le comparer à la mousson.

Le vers « Un déluge de sueur pressée de couler » (चुहाउँदै पसिनाको धार) contient lui aussi un gérondif similaire. En effet, le verbe chuhānu (चुहाउनु), causatif de chuhinu (चुहिनु) ou chuhunu (चुहुनु), signifie « causer une fuite », « faire s’écouler ». C’est donc un verbe transitif, dont on cherche un complément d’objet direct a priori antéposé, comme c’est la règle. Or les mots qui suivent, « un déluge de sueur » ( पसिनाको धार), ont les qualités sémantiques manifestes de ce complément d’objet direct. Alors pourquoi est-il postposé ? Simplement par licence poétique, et pour préparer le fait qu’au vers suivant le sujet de « il vient » (आउँछ), le mois d’Asār (असार) est lui-même postposé.

Figure de style

Pour servir son goût pour l’ironie et la critique sociale, le poète recourt au zeugme dès le début du texte, associant au participe « ayant porté » (बोकेर), des compléments de différentes natures : mémorielle (les souvenirs), temporelle (la courte permission), affective (l’amour) et concrète (les cadeaux de toutes sortes).

Traduction de cinq autres textes

Ma cour

मेरो चोक

साँघुरो गल्लीमा मेरो चोक छ |
यहाँ के छैन ? सबथोक छ |
असङ्ख्य रोग छ,
अनन्त भोक छ,
असीम शोक छ,
केवल हर्ष छैन,
यहाँ त्यसमाथि रोक छ |
साँघुरो गल्लीमा मेरो चोक छ |
यहाँ के छैन ? सबथोक छ |
यो मेरो चोकमा
देवताले बनाएका मानिस र
मानिसले बनाएका देवता
यी दुबैथरीको निवास छ ।
तर यहाँ यी दुबैथरी उदास छन् ।
दुबैथरी निराश छन् ।
मानिस उदास छन्
किनकि तिनलाई यहाँ
रात–रात-भरि उपियाँले टोक्छ
दिन–दिन-भरि रुपियाँले टोक्छ
र देवता उदास छन्
किनकि तिनलाई यहाँ
न कसैले पुज्छ, न कसैले ढोग्छ
त्यसैले यो चोकमा
देवता र मानिसले
एक अर्कोलाई धिक्कार्दै
एकसाथ पुर्पुरो ठोक्छन्
साँघुरो गल्लीमा मेरो चोक छ ।
यहाँ के छैन ? सबथोक छ ।

(२०१७-साहित्य)

Ma cour

Dans une ruelle étroite il y a ma cour.
Que n’y a-t-il pas ici ? Il y a toute chose.
Il y a des maladies innombrables,
Il y a la faim sans limite,
Il y a un deuil infini,
Seule la joie manque ici,
Qui est rationnée.
Dans une ruelle étroite il y a ma cour.
Que n’y a-t-il pas ici ? Il y a toute chose.
Dans cette mienne cour,
Des hommes créés par les dieux et
Des dieux créés par les hommes,
D’eux tous il y a la demeure.
Mais ici les uns et les autres sont moroses.
Les uns et les autres sont frustrés.
Les hommes sont moroses
Parce qu’ici,
Nuit après nuit les puces les harcèlent,
Et jour après jour l’argent les harcèle.
Quant à eux, les dieux sont frustrés
Parce qu’ici,
Nul ne les célèbre ni devant eux ne se prosterne.
C’est pourquoi dans cette cour
Les dieux et les hommes,
En se maudissant les uns les autres,
Ensemble se frappent le front.
Dans une ruelle étroite il y a ma cour.
Que n’y a-t-il pas ici ? Il y a toute chose.

(publié pour la première fois en 1960, dans la revue Sahitya [« Littérature »])

L’aveugle sur un fauteuil tournant

घुम्ने मेचमाथि अन्धो मान्छे

दिनभरि
सुकेको बाँसझैँ
आफ्नो खोक्रोपनमाथि
उँघेर,
पछुताएर;
दिनभरि
रोगी मलेवाझैँ
आफ्नो छाती आफ्नै चुच्चोले ठुँगेर,
घाउहरू कोट्ट्याएर;
दिनभरि
सल्लाघारीझैँ एकलासमा
अव्यक्त वेदनाले सुँक्क-सुँक्क रोएर ;
दिनभरि
पाते च्याउझैँ
धरती र आकाशको विशालतादेखि टाढा
एउटा सानो ठाउँमा आफ्नो खुट्टा गाडेर,
एउटा सानो छाताले आफुलाई ढाकेर
साँझमा
जब नेपाल खुम्चिएर काठमाडौं
काठमाडौं डल्लिएर नयाँ सडक
र नयाँ सडक – असङ्ख्य मानिसका पाउमुनि कुल्चिएर,
टुक्रिएर,
अखबार, चिया र पानको पसल बन्छ ;
किसिम-किसिमका पोशाकमा
ओहोर-दोहोर गर्छन् थरीथरीका हल्लाहरू
फुल पारेको कुखुराझैँ कराउँदै
हिँड्छन् अखबारहरू
र ठाउँ-ठाउँमा अन्धकार पेटीमा उक्लिन्छ
मोटरहरूको प्रकाशदेखि तर्सेर
अनि असङ्ख्य मौरीको भुनभुन् र डसाइदेखि आत्तिएर
म उठ्छु
न्यायको दिनमा प्रेतात्माहरू उठेझैँ
र नपाएर विस्मृतिको ‘लेथे’ नदी
रक्सीको गिलासमा हाम्फाल्छु
र बिर्सन्छु आफ्नो पूर्व कथालाई
पूर्वजुनि र मृत्युलाई
यसरी नै सधैं
चियाको किटलीबाट एउटा सूर्य उदाउँछ,
सधैं रक्सीको रित्तो गिलासमा एउटा सूर्य अस्ताउँछ
घुमिरहेकै छ म बसेको पृथ्वी – पूर्ववत्
फगत म अपरिचित छु
वरिपरिका परिवर्तनहरूदेखि,
दृश्यहरूदेखि,
रमाइलोदेखि,
प्रदर्शनीको घुम्ने मेचमाथि
करले बसेको अन्धो जस्तै ।

(२०१८-रूपरेखा)

L’aveugle sur un fauteuil tournant

Toute la journée,
Comme un bambou mort
Assoupi sur sa tige creuse,
M’étant lamenté ;
Toute la journée,
Comme une colombe malade
Se frappant du bec la poitrine,
Ayant creusé en moi des blessures ;
Toute la journée,
Comme un bosquet de pins solitaire,
Ayant pleuré des chagrins sans nom ;
Toute la journée,
Comme un champignon charnu,
Le pied planté dans un espace minuscule,
Me couvrant d’un petit parapluie,
Loin de l’immensité de la Terre et du Ciel…

Le soir
Lorsque le Népal se résume à Katmandou,
Que Katmandou se recroqueville sur New Road 10,
Et que New Road, foulée par des pieds innombrables,
Se morcelle
En étals de journaux, de thé et de feuilles de bétel,
Dans toutes sortes de déguisements
Vont et viennent toutes sortes de rumeurs,
Et caquetant comme des poules en train de pondre,
Les journaux passent,
Ci et là l’obscurité monte sur le trottoir
Effrayée par la lumière des voitures.

Alors, craignant le bourdonnement et la piqûre d’innombrables abeilles,
Je me lève
Comme se lèvent les âmes au jour du jugement dernier,
Et ne trouvant pas le Léthé, le fleuve de l’oubli,
Je plonge dans un verre d’alcool
Où j’oublie mon propre passé,
Mes vies et morts antérieures.
Et comme ça, le soleil
Toujours se lève dans la bouilloire de thé,
Et toujours se couche dans un verre d’alcool vide.
Elle tourne sans fin, la Terre où je vis. Et comme toujours
Je suis le seul à ne pas voir
Les changements autour de moi,
Le seul qui ignore le monde visible,
Et ignore le plaisir,
Tel un aveugle assis de force,
Sur un fauteuil tournant, dans une exposition.

(publié pour la première fois en 1961 dans la revue Ruprekha [« Signe »])

Nouvel an

नयाँ वर्ष

नयाँ सुरुवा भई आएको हुलाकेझैँ
झोलामा सुर्जेको एउटा पुलिन्दा बोकेर
छानामाथि वैशाख हिँडिरहेछ
भारी अल्छी पाइला सारेर
भित्ता-घडीको लङ्गुर हल्लिरहेछ उसको
पदचापले
ट्वाक्… ट्वाक्… ट्वाक्… ट्वाक्…
निस्तेज भई आकाश पल्टेको छ
नियाँस्रो अनुहार पारेर
बेमौसमको बर्सात
बेला-कुबेलाको बादलको गड्याङ-गुडुङ
आकाशलाई पखालो लागेको छ
विष्णुमाथिको पोहोर हैजे पानी पिएर
ट्वाँ,
सहनाईको बेसुरा ध्वनिबाट निस्किरहेका छन्
हैजाका असङ्ख्य अदृश्य किटाणुहरू
मध्याह्न दिन
चर्को घाम
सारा रुखहरूले आफ्नो आङ कन्याइरहेका छन्
फेरी एक छोटी
नयाँ वर्ष आएको छ
फेरी एक छोटी
भित्ताको नयाँ क्यालेन्डरमा
आफ्नो जीवनको भिसा झुन्ड्याउनु छ
फेरी एक छोटी
सँगी साथीहरूको सूती बनाउनु छ
फेरी एक छोटी
भयानक बमहरू बोकेर उडिरहेका हवाईजहाज
र रकेटहरूमुनि बसेर
लेख्नु छ प्रियजनहरूको नाममा
सफलता, शान्ति, र दीर्घायुको शुभकामना पत्र ।

Nouvel an

Comme un facteur fraîchement muté
Qui porte un colis de soleil dans sa besace
Le mois de Baishak 11 marche sur les toits
Se mouvant à pas lourds et paresseux
L’horloge pendant au mur battant continûment à son
pas
Tap… tap… tap… tap…
Le ciel assombri s’étend
Arborant son air déprimé :
Une pluie hors-saison
Le grondement des nuages jamais au bon moment…
Le ciel a la diarrhée
d’avoir bu l’eau cholérique de la Bishnumati 12
Twâââââ,
Du son désaccordé de la shahnaî 13 s’échappent sans fin
Les germes invisibles et innombrables du choléra,
À midi,
Soleil ardent,
Tous les arbres se grattent les membres.
Encore une fois
Le nouvel an est revenu.
Encore une fois,
Au nouveau calendrier mural,
Je dois accrocher un visa pour ma vie.
Encore une fois
Je dois dresser la liste de mes amis.
Encore une fois,
Assis sous le vol des avions chargés de bombes
Et de missiles terribles,
Je dois adresser à mes proches
Des lettres leur souhaitant succès, paix et longue vie.

La nuit
Katmandou
L’aube

रात
काठमाडौं
प्रातः

बाग्मतीपारि स्याल,
र वारि कुकुरहरू कराउँदा
सशङ्कित पोथी कुखुराझैँ
घिच्रो तन्काएर
हेर्छन् देवलहरूले
वरिपरिका खोरहरूलाई
पखेटा झारेर
र अन्धकारले तिनलाई डोकोभित्र छोप्छ ।
अज्ञात दुलोबाट निस्केर
डस्छ गोमनले काठमाडौंलाई
र विष सर्दै–सर्दै धरहराके टुप्पोनिर पुग्छ,
गल्लीहरूका नसाभित्र रगत
कालो हुँदै जान्छ
एक्कासि अदृश्य कुनै धामीको
मन्त्रमा बाँधिएर
मुग्ध सर्पः नयाँ सडक
सल्बलाउँदै आउँछ
आङभरि धामीले फालेका
मन्त्रबद्ध सेता कौडाहरू टाँसेर
र चुस्छ, चुसिरहन्छ रातभरि
बेहोश काठमाडौंको शरीरबाट आफ्नो विष
बल्ल–बल्ल प्रातःमा
चल्मलाउँछ काठमाडौं पीडामय बेहोशीबाट बिउँझेर
र बोली फुट्छ अनि स्तब्ध धाराहरूका
र हाँस्न थाल्छन् उन्मुक्त झ्याल र ढोकाहरू ।

La nuit
Katmandou
L’aube

Du côté de la Bagmati glapit le renard,
Et de l’autre aboient les chiens.
Méfiants, tendant le cou comme des poules,
Ils regardent, les temples,
Les cages tout autour,
Étendent leurs ailes,
Puis l’obscurité les dissimule, comme dans un panier.
Sorti d’un trou inconnu,
Il mord Katmandou, le cobra,
Et son venin se propage jusqu’au sommet de la tour Dharahara.
Le sang dans les veines des ruelles
Coule noir.
Soudain, serpent enchanté
Captivé par le mantra d’un sorcier invisible,
New Road
S’agite.
Le corps entier possédé par le mantra
Que profère le sorcier
En lui apposant des coquillages blancs,
Le seprent aspire, aspire toute la nuit,
Du corps inconscient de Katmandou, son propre venin.
À l’aube enfin,
S’éveillant de son sommeil endolorie, tourne Katmandou :
Alors les paroles fusent des fontaines engourdies
Et commencent à sourire les fenêtres et les portes déverrouillées.

Bhupi Sherchan

‘भुपी’ शेरचन
(व्यङ्ग्यात्मक सेल्फ पोट्रेट)

केही लेख्छन्
यसो हेर्छन्
चित्त बुझ्दैन
अनि केर्छन्
पुनः लेख्छन्
पुनः हेर्छन्
लामो सास फेर्छन्
कठैबरा, बिचरा
‘भूपी’ शेरचन !

Bhupi Sherchan
(auto-portrait ironique)

Il écrit quelque chose
Il le regarde ainsi
Il n’est pas satisfait
Puis il le rature
Il écrit à nouveau
Il regarde à nouveau
Prend une grande respiration
Hélas ! pauvre
« Bhupi » Sherchan !


Analyse générale

À partir des poèmes sélectionnés nous analyserons quelques thèmes et usages récurrents qui traversent l’œuvre de Bhupi Sherchan.

La langue

Bhupi Sherchan écrit dans la langue de tous les jours sur des sujets de tous les jours. Plus précisément, il met la langue du quotidien au service de sa propre vision du quotidien : une vision sombre, mélancolique, critique et lucide. Si sa langue est volontiers métaphorique ou symbolique, ce sont alors des symboles accessibles à tous : « Si vous convoquez des symboles, autant qu’ils soient compréhensibles du plus grand nombre dans votre propre pays, sinon cela n’a pas de sens » 14.

C’est particulièrement flagrant dans « Ma Cour » (Mero chok, मेरो चोक). Cette cour intérieure, quiconque a flâné un jour dans les ruelles de Katmandou la connaît au moins de vue. Le visiteur occasionnel n’en aura peut-être pas perçu avec tant de précision les infortunes, mais il suffit de s’asseoir quelques temps sur une pierre à l’intérieur d’une de ces cours pour entendre et sentir la vie qui s’y déroule, et faire connaissance avec les dieux qui y résident, de façon très concrète, sous la forme d’une infinité de statues et symboles.

C’est aussi le cas de « Nouvel an » (Nayān varsa, नयाँ वर्ष) – le ciel orageux d’avril, la lourdeur du soleil à midi, les eaux sales de la Bishnumati –, de « La Nuit Katmandou l’aube » (Rāt Kāthmāḍau pāt, रात काठमाडौं प्रात) : les chiens qui aboient, les renards qui jappent, les temples, les poules auxquelles ils sont comparés, les sons et les odeurs, la Bagmati fétide elle aussi, la tour Dharahara – ou encore de la description nocturne de New road dans le poème qui donne son titre au recueil, « L’Aveugle sur un fauteuil tournant » (Ghumne mechmāthi andho mānche, घुम्ने मेचमाथि अन्धो मान्छे). Ce vaste paysage sensoriel et culturel est le quotidien de tout habitant de Katmandou.

Il est important de noter en revanche que ce n’est pas celui de Biratnagar ou de Janakpur, deux villes du Teraï ! Né au Mustang, un district himalayen s’étendant jusqu’au plateau tibétain, Bhupi Sherchan avait la plaine du Teraï en horreur. Il le dit avec force dans son poème Bhairahavā (भैरहवा), une ville proche de la frontière méridionale avec l’Inde dans le district de Rupandehi que ses fonctions l’ont contraint à fréquenter : « Sèche, dégoûtante Bhairahavā… » 15.

La conjugaison

Dans notre analyse du poème « Asār » (असार), nous avions souligné le recours fréquent au participe en –era (-एर), d’aspect accompli, utilisé en népalais pour attribuer plusieurs actions successives à un même sujet : la ou les actions du ou des verbes en -era ayant été accomplies, une autre action va être alors accomplie par le verbe principal à la fin. Le plus souvent, on peut sinon le traduire du moins le comprendre en français par un gérondif passé. Dans « Asār » par exemple : Comme un migrant / ayant porté… / ayant envoyé… / ayant flatté… / Il revient chaque année / Asār. On retrouve cet usage dans « L’aveugle sur un fauteuil tournant » : Toute la journée / M’étant lamenté… / Ayant creusé des blessures… / Ayant pleuré… / Le soir / Je me lève…

« Asār » comporte un seul verbe conjugué, tout à la fin. Dans « L’Aveugle sur un fauteuil tournant » on trouve trois verbes au présent, d’aspect inaccompli, avant le vers « Je me lève », utilisés pour décrire l’animation continue du soir sur New Road, toujours en cours, bien réelle, et amorcer le fait qu’enfin le narrateur « se lève », qui est bien l’action principale du poème.

« La Nuit Katmandou l’aube » repose sur une structure différente. Les participes en -era sont présents, mais chacun d’eux est immédiatement associé à un verbe conjugué : Ayant tendu le cou / Ayant étendu leurs ailes / Les temples regardent ; Étant sorti d’un trou / le cobra mord.

Dans « Ma Cour », les verbes en revanche sont conjugués au présent (hormis quelques participes passés et gérondifs). Il s’agit pour le poète d’affirmer la réalité décrite avec force, de la rendre absolument non-hypothétique : « dans ma cour, il y a la faim, les maladies, la mort » : c’est la réalité du poète.

Dans le poème autobiographique « ‘Bhupi’ Sherchan » (‘भुपी’ शेरचन) pareillement, tous les verbes sont au présent : Il écrit / Il inspecte / Il n’est pas satisfait / Il rature…. C’est un présent de vérité, la vérité de la difficulté d’écrire dont chaque vers affirme une des étapes, presque à la manière d’une comptine.

Les comparaisons humain-nature

Les comparaisons avec les éléments naturels et événements de la vie sociale, récurrents ou non, sont fréquents chez Bhupi Sherchan. Il peut de façon classique comparer un être humain à un aspect de la nature, mais de façon plus personnelle il prend régulièrement le contre-pied des usages en consacrant un poème ou une strophe à une réalité naturelle, pour la comparer à un être humain dont le tempérament lui semble proche des caractéristiques de la nature.

C’est le cas, comme étudié précédemment, dans « Asār » où, pour parler de la saison des pluies et de son retour chaque année ce mois-là, le poète le compare à un être humain revenant chez lui avec la même régularité : le migrant. Dans « Nouvel an », le sujet du texte est à nouveau un événement régulier, ici à la fois astrophysique et culturel : le retour de l’année nouvelle et le fait de la célébrer. Il commence aussi par comparer cet événement à un être humain, un facteur qui apporte « son colis de soleil dans sa besace » : le nouvel an tombe au mois d’avril dans le calendrier népalais, période où le soleil est parfois agressif, et où le ciel parfois s’obscurcit d’orages impromptus. Le facteur cède la place au ciel puis le poète reprend la parole sur un ton plaintif.

Dans « L’Aveugle sur un fauteuil tournant », la nature est omniprésente mais en métaphore de l’homme et non l’inverse : le narrateur se compare d’abord à un bambou sec, puis à une colombe, puis à un bosquet de pins, puis à un champignon, et enfin ce sont les journaux et leurs nouvelles qui sont comparées à des poules. Et dans « La Nuit Katmandou l’aube », Katmandou est un corps dans lequel circule un venin et l’artère commerçante de New Road est comparée à un serpent.

Les poèmes de Bhupi Sherchan « sentent » les saisons. Ils en ont l’odeur et en transmettent la sensation, dont ils enveloppent le lecteur, comme dans Le Convoi de l’eau d’Akira Yoshimura, un bref roman se passant dans les montagnes humides du Japon où il pleut énormément. Ce livre dégorge l’humidité de son récit, en sorte qu’il vaut mieux le lire devant un feu si l’on craint tant soit peu la bronchite. Dans « Nouvel an », pareillement, on ressent physiquement la moiteur du soleil d’avril déjà fort. Dans « Ma Cour » encore, même si ce n’est pas dit, on imagine volontiers cette cour, avec ses maladies et ses malheurs, un après-midi pluvieux de septembre, où la brique suinte l’humidité. Dans « Asār » enfin, évidemment, le climat nous est indiqué dès le titre. Pourtant dans le texte lui-même aucune allusion n’est faite à l’atmosphère spécifique de ce mois, jusqu’à ce qu’à la fin la sueur du migrant marchant pour rentrer chez lui soit comparée aux pluies de la mousson. Cela suffit pour nous y sentir.

La critique sociale et l’ironie

Cette ironie est perceptible dès le titre du recueil. En effet mech (मेच), comme sa traduction anglaise chair, veut dire à la fois « fauteuil » et « chaise ». Comme il est « pivotant » (घुम्ने), et que l’auteur nous dit que l’homme aveugle n’est pas assis « dessus » (il aurait écrit mechmā, मेचमा) mais « en haut de » (māthi, माथि) cet objet, c’est très probablement d’un fauteuil qu’il s’agit, symbole du pouvoir dans de nombreuses cultures y compris dans le Népal des années 1960-1970. Celui qui est assis de la sorte sur ce fauteuil « de ministre », dirait-on en français, c’est donc l’aveugle qui observe le monde du haut de son pouvoir. Où d’emblée s’affirme le goût pour la critique sociale de Bhupi Sherchan.

Si Bhupi Sherchan n’aime pas le Teraï, le Népal ne se résume pas pour lui à Katmandou. Il garde un fort attachement à ses origines rurales. Il en tire un détachement à l’égard de la vie intellectuelle de la capitale, qu’il ne se prive pas de moquer. Par exemple dans « L’Aveugle sur un fauteuil tournant », « Lorsque le Népal se résume à Katmandou / Que Katmandou se recroqueville sur New Road… » : ces vers sont une critique littérale des élites ignorant le reste du pays et la pauvreté de certains quartiers de la ville. New Road alors se réduit à son rôle de lieu de rencontre pour jeunes banchés, et les nouvelles des journaux sont comparées au caquètement des poules au moment de pondre, ce qui dit assez l’opinion de l’auteur sur ceux qui les écrivent et ceux qui les lisent.

Ses origines aisées en revanche, en contradiction avec ses engagements politiques, contribuent à accentuer son mal-être, tension qui nourrit son penchant pour la critique sociale.

Dans « Ma Cour », Bhupi Sherchan dénonce la pauvreté et l’absence d’hygiène qui règne dans le pays, avec d’ailleurs beaucoup d’ironie, un trait important de son style : il y a tout ce qu’il faut dans « ma cour » : maladies, faim, mort…, une cour dont les habitants sont « harcelés la nuit par les puces et le jour par l’argent »… Au passage il affirme que les « dieux ont été créés par les hommes », ce qui est une audace dans ce pays d’essence religieuse, mais il dénonce aussi, ou à tout le moins souligne sans s’en féliciter, le manque de ferveur de ses compatriotes envers les dieux, que « nul ne célèbre » et devant qui « nul ne se prosterne ».

Dans « Nouvel an », les images employées évoquent directement les problèmes de salubrité publique liés à la pauvreté : « le ciel a la diarrhée », les eaux de la Bishnumati véhiculent « le choléra »… Bhupi Sherchan s’en prend en outre ici avec dépit et lassitude aux obligations sociales du nouvel an : « une nouvelle fois envoyer des vœux au proches », « une nouvelle fois accrocher un calendrier au mur… ». Puis au milieu de ces déplorations toutes personnelles il élargit son désespoir à une peur qui concerne alors toute l’humanité – nous sommes en pleine guerre froide –, celle de la « terrible bombe » atomique.

La critique ironique est aussi présente dans « Asār » : comme nous l’avons suggéré, il est peu probable que, sous la plume de Bhupi Sherchan, la description du bagage du migrant revenant à la maison au bout d’un an d’absence soit un simple constat heureux : on sent au contraire le poids de l’obligation sociale derrière les cadeaux qu’il rapporte, exactement comme on la sent dans la chanson du lahure de Jhalak Man Gandharva étudiée par ailleurs, où la mort du soldat se réduit aux gains et pertes qu’elle implique pour chacun de ses proches 16

Le poème autobiographique « ‘Bhupi’ Sherchan » fait ici figure d’exception, qui n’est ni une critique sociale ni un texte sur la vie quotidienne, les lectrices et lecteurs népalais n’écrivant pas tous de poésie, quoique à un certain âge cet exercice soit chose commune au Népal comme ailleurs. Ce qui est frappant dans ce poème en revanche est à nouveau l’ironie, sous la forme de l’auto-dérision : connaissant son inclination à s’apitoyer sur son propre sort Bhupi Sherchan la tourne en dérision de façon presque enfantine : « Pauvre Bhupi ! ».

Pareillement, si l’on admet que le narrateur de « L’Aveugle sur un fauteuil tournant » est le poète lui-même, il y a là aussi un exemple de sa capacité à moquer ses propres faiblesses : « M’étant lamenté toute la journée, ayant creusé moi-même mes propres blessures, enfin le soir je me lève… ».

La difficulté de vivre

On aura compris au résumé du texte de Shankar Lamichhāne et à l’évocation de ces quelques poèmes de Bhupi Sherchan que sa propre difficulté à vivre gouverne son œuvre. Chacun de ces textes en souligne un aspect : « Ma Cour », la difficulté d’habiter ; « Nouvel an » et « Asār », la difficulté d’accepter le rythme du temps circulaire ; « La Nuit Katmandou l’aube », la difficulté de traverser la nuit jusqu’au lendemain ; « ‘Bhupi’ Sherchan », la difficulté d’écrire…

Mais cette difficulté d’être est particulièrement poignante dans « L’Aveugle sur un fauteuil tournant », qu’on peut lire aussi non plus comme une critique de l’homme de pouvoir indifférent au monde, mais de ses propres faiblesse, mettant en avant le rôle de l’alcool dans la régulation de ses journées et dans son combat avec ce qu’Antonin Artaud nommait à peu près à la même époque « l’effondrement central de l’âme » 17. Il s’y dépeint comme extérieur à sa vie, comme un aveugle qu’on oblige à rester « assis sur une chaise au milieu d’une exposition » qu’il ne peut pas voir.

C’est en cela que notre affinité avec l’œuvre d’Henri Michaux nous permettrait de suggérer quelques points communs enter les deux hommes : citons par exemple l’aversion pour le comportement grégaire ou la pratique du dérèglement des sens – l’un par les psychotropes, l’autre par l’alcool, et chacun sur un mode et avec des mobiles certes différent. Mais c’est surtout cette absence fondamentale au monde que nous sentons partagée par Bhupi Sherchan et Henri Michaux, et dont le texte Ma Vie, que nous avons pour cette raison tenté de transposer en népalais 18, est représentatif. D’autres points les séparent sans aucun doute. Jamais on n’aurait vu Henri Michaux diriger une procession en l’honneur de martyrs. Si Bhupi Sherchan se plaignait volontiers de ne pas pouvoir vivre de sa plume, Michaux méprisait la reconnaissance et l’intérêt porté publiquement à son œuvre, au point qu’il existe un recueil posthume de ses lettres de refus à toutes sortes de sollicitations 19. Et surtout, les récits de voyage ou Poteaux d’angle mis à part, le terrain de Michaux est souvent purement imaginaire : univers créés de toutes pièces, convocation de la magie et du fantastique. Son œuvre enfin, incluant la peinture, est incomparablement plus vaste que celle de Sherchan. Il nous plaît néanmoins de conclure par cette étrange analogie entre deux chemins de vie.

 

 


1Michael James Hutt, Himalayan Voices, Berkley, University of California Press, 1991, p. 253.
2Shankar Lamichhāne, Bimba Pratibimba, Katmandou, Pairavi Prakashan, 2016 (2073 B. S.), pp. 98-105.
3Michael James Hutt, op. cit., p. 119.
4Le terme népalais lahure (लाहुरे), ici traduit par « migrant », est discuté dans la partie analyse du poème.
5Dashain est une des plus importante fête annuelle hindoue, de la même importance que Pâques ou Noël dans le monde chrétien, ou l’Aīd al-Kabīr dans le monde islamique.
6« Avec des nuages », dit le texte népalais, mais c’est bien cette idée d’un argument impalpable donc peu crédible qui est en jeu ici.
7Voir la série « Népal-Qatar, le vide et le plein », 2016. Disponible en ligne sur https://www.fredericlecloux.com/portfolio/nepal-qatar-le-vide-et-le-plein/.
8Mallika Aryal, « The Gurkhas and Lahore », Nepali Times, #421, 17-23 October 2008. Disponible en ligne sur http://archive.nepalitimes.com/news.php?id=15294.
9« Expatrié » est la traduction que proposent Marie Christine Cabaud et Ram Panday, dans leur Dictionnaire népali-français, L’Harmattan, 2009. Néanmoins il me semble qu’en l’occurrence « travailleur migrant » est plus adapté, car ces deux termes s’appliquent aujourd’hui à des catégories différentes d’humains en déplacement, « l’expatrié » étant un terme davantage utilisé pour désigner un Occidental travaillant à l’étranger, souvent dans le secteur humanitaire ou diplomatique, pour des salaires élevés, « travailleur migrant » étant réservé à des populations de pays pauvres prêtant leur force de travail à des pays riches.
10New Road est une grande artère commerçante de Katmandou, où les jeunes gens branchés de l’époque avaient coutume de se rencontrer.
11Baishak est le premier mois du calendrier Bikram Sambat, en vigueur au Népal.
12La Bishnumati est une rivière sacrée qui coule dans la vallée de Katmandou. Elle est réputée pour sa saleté, servant à la municipalité d’égout à ciel ouvert.
13La shahnai est un instrument à vent courant dans tout le sous-continent. Dans la musique classique indienne, son praticien le plus connu est Bismillah Khan.
14Michael James Hutt, The Life of Bhupi Sherchan: Poetry and Politics in Post-Rana Nepal, Oxford University Press, 2010, p. 99.
15Cité par Michael James Hutt, op. cit., p. 120.
16Frédéric Lecloux, « La chanson du lahure », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 22 mai 2021. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/la-chanson-du-lahure/.
17Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, 29 janvier 1924, in L’Ombilic des limbes suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes, Gallimard, coll. « Poésie », 1968.
18Frédéric Lecloux, « Tu portes ailleurs la bataille. Essai de traduction vers le népalais de Ma Vie, un poème d’Henri Michaux », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 27 mai 2021. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/tu-portes-ailleurs-la-bataille/.
19Henri Michaux, Donc c’est non, Paris, Gallimard, 2016.


Photographie : « Mero chok », Jhochhen, Katmandou, février 2015. Série L’Explication, la paix, l’oubli.