La distance


Sauter la barrière de sécurité

L’autre jour, dans un magasin d’articles de montagne, le vendeur et moi en étions arrivés à parler du métier de photographe. La conversation ayant dérivé vers le matériel de prise de vues je m’efforçais de la réorienter vers ce à quoi il sert. Il me dit : je viens de changer mon 70-200 mm. Je lui répondis, en manière de boutade : dommage ! Si nous nous étions rencontrés plus tôt, je vous en aurais dissuadé. Ah ! Bon ? Et pourquoi ? Parce qu’avec un tel zoom, vous restez à distance des choses et des gens. Avec une focale courte, vous êtes obligés de vous approcher. Justement, me dit-il : il ne faut pas oublier que nous sommes parfois le dixième ou le vingtième de la journée à pointer notre appareil vers telle ou telle personne, qui peut finir par en avoir marre. Alors qu’avec un télé, on peut faire des trucs sympas sans qu’elle nous voie.

« Faire des trucs sympas. » Cette boutique n’était pas le lieu ni cet instant le meilleur pour engager cet homme à peser ses paroles. Il avait des clients et beaucoup d’assurance. Et moi l’envie de partir, non de me disputer. Il m’aurait fallu de l’espace et du temps pour l’aider à voir les choses sous un autre angle. Ça tombe bien, j’en ai ici. Peut-être me lira-t-il.

Lui dire que l’autre espérait peut-être mieux de notre venue que d’être réduit au support non-consentant de notre désir d’ailleurs et de notre fantasme d’en garder trace. Lui demander quel sens peut avoir une image qu’il se sait être le vingtième de la journée à prendre, à distance par surcroît et sans être vu, d’une personne dont il conçoit qu’être photographiée l’épuise. Lui demander ce qu’il aime dans une photographie : en la prenant, en la regardant. Lui donner des exemples contradictoires d’images qui ne sont pas nées d’une rencontre et pourtant racontent un voyage, au moins celui d’être en vie : Philip-Lorca diCorcia dans Heads. Luc Delahaye dans L’Autre, qui dissimulent le matériel pour accéder à une humanité intacte. Lui parler de Michael Ackerman à Bénarès, qui s’est tant imprégné de la ville que ses habitants semblent ne plus le voir. Lui expliquer que si l’autre est ici parfois photographié malgré lui, du moins est-ce pour étayer un questionnement, non pour l’éviter. Lui dire enfin de ne pas avoir peur car, ayant traversé le trottoir ou la moitié de la terre, se trouvant face à l’inconnu, tout ce qu’il risque, c’est de vivre. Sans doute un truc sympa.

 

 


Photographie : Dharma, District de l’Humla, ouest du Népal, juillet 2006.
Série Épiphanies de Quotidien.


Article paru dans Trek Magazine n°162, avril 2015Télécharger en pdf