Indexicalité versus interprétation


Par Jörg M. Colberg

Je ne sais ni comment ni par où l’on ferait passer une ligne séparant la photographie artistique de la photographie non-artistique. Mais il se pourrait qu’une telle séparation ait un rapport avec l’idée que la photographie artistique est fluide et ouverte à l’interprétation, tandis que la photographie non-artistique ne l’est pas. Peut-être est-il étrange d’avoir encore une telle discussion en ce début 2016, mais le milieu de la photographie est mollement conservateur, et bon nombre d’idées et de débats qui inondèrent le médium dans le sillage du postmodernisme ont en réalité besoin d’être réévalués.

Ce combat ne se manifeste nulle part aussi clairement et ouvertement que dans le champ de la photographie d’actualité, ou de presse, ou appelez-la comme vous voulez. Les dernières éditions du concours World Press Photo (WPP) furent hantées, voire entachées, par des controverses sur la manipulation de l’image : quel degré de manipulation est-il permis ? Ou : à partir de quelle étape une photographie cesse-t-elle de devenir non-éligible au WPP ?

Si le WPP était un concours de haïku, les choses seraient beaucoup plus faciles. On commencerait par vérifier la forme (compter les syllabes, etc.) en excluant toute proposition enfreignant les règles. En photographie ce n’est pas aussi simple. David Campbell a produit sur la question un rapport intitulé The Integrity of the Image (1). Le chapitre 6, Accepted Standards and Current Practices (« Normes en vigueur et pratiques actuelles »), expose ce que dit le titre, depuis les règles auxquelles on pouvait s’attendre (« La modification d’une image – à savoir l’ajout ou le retrait d’éléments par un procédé numérique – est interdite. »), jusqu’à certaines a priori bienvenues mais impossibles à mettre en œuvre (« des réglages appliqués au moyen de logiciels de traitement de l’image […] sont acceptables pour autant qu’ils restent “mineurs/normaux/discrets/modérés”, a contrario un “usage excessif” de tels réglages n’est pas acceptable » – attendu qu’en l’espèce on ne peut compter les syllabes, qu’entendre exactement par des réglages « excessifs » ?).

Mais il y a manipulation et manipulation. Il y a la supercherie qu’on réalise sur son ordinateur, et il y a ce qu’on est prêt à faire pour obtenir son image. L’année dernière par exemple, Giovanni Troilo avait remporté le premier prix dans la catégorie Contemporary Issues (Questions Contemporaines) pour sa série intitulée « The dark heart of Europe » (« Le Cœur sombre de l’Europe »). Le bourgmestre de la ville ainsi dépeinte par Troilo s’était d’abord plaint (2). Ne cessèrent ensuite d’affluer les affirmations selon lesquelles le travail pouvait poser problème, les accusations de mise en scène (ou de recours à la pose – termes, est-il intéressant de noter, souvent utilisés dans le même sens), ou encore de déformation de la réalité. Finalement le photographe se vit retirer son prix (voir ce lien ou, pour une analyse un peu plus excitante, celui-ci) (3)

Au centre des ces difficultés se trouvent deux aspects distincts de la photographie : l’indexicalité et l’interprétation. En un mot, l’indexicalité signifie que ce qui est dans l’image était effectivement devant l’appareil photo (4). Ce qui engendre déjà tout un tas de problèmes, puisque c’est là qu’interviennent les différents enjeux liés à la manipulation. L’interprétation, par contre, est une autre affaire. Dans le contexte particulier qui nous occupe, le WPP semble adopter une approche selon laquelle si nous regardons tous la même image, nous en tirons tous la même conclusion. Tant que l’image n’est pas manipulée, on est dans le bon. Le seul problème avec cette approche, c’est qu’elle est complètement inopérante.

Pour commencer, on peut parvenir à une conclusion identique en regardant des photographies très dissemblables. Plusieurs questions sont traitées par différents photographes d’une infinie variété de manières. Y compris beaucoup de questions qu’on retrouve dans des concours comme le WPP. Dans le milieu de la photographie artistique, les idées sur les moyens de réaliser des photographies qui parlent d’une question sont largement plus ouvertes qu’ailleurs. Par exemple, on pourrait très facilement et très volontiers mettre en scène un sujet sans que grand monde s’en offusque. Après tout, cette mise en scène ne serait jamais qu’un outil pour obtenir l’image qui dise ce qu’on souhaite qu’elle dise.

Bien sûr, on pourrait alors entamer un long débat sur la question de savoir qui obtient le meilleur résultat, ou qui aborde l’idée de photographie de la façon la plus appropriée, et sur ce que tout cela nous raconte à propos de la photographie. Loin de moi l’idée qu’un tel débat serait sans mérite. Mais, et c’est mon principal problème en l’espèce, il devrait alors porter sur le monde de la photographie tel qu’il existe aujourd’hui (et non, disons, tel qu’il était dans les années 50).

On peut affirmer sans risque que notre culture visuelle collective accepte et prend désormais en compte des approches de la photographie qui naguère n’existaient simplement pas. La plupart d’entre nous utilisons sur nos smartphones des applications qui superposent des filtres aux images, ce qui est, fondamentalement, une sérieuse manipulation. Or pour la plupart d’entre nous, cela ne pose aucun problème. Et il va sans dire que de telles pratiques touchent depuis longtemps la photographie d’actualité. Par exemple en 2010, le photographe Damon Winter avait produit un travail pour le New York Times avec Hipstamatic. Il avait ensuite défendu cette approche dans un article intitulé Through My Eyes, not Hipstamatic’s (« Avec mes yeux, pas ceux d’Hipstamatic ») (5).

Cela étant, la plupart des nombreux exemples de manipulations où des éléments ont été ajoutés ou soustraits à une image ont été réalisés avec un tel amateurisme qu’ils furent rapidement détectés. Les exemples cités dans cet article (6) prêtent à sourire tant ils sont simples et caricaturaux, et ne résistent pas à une simple vérification.

Je ne dis pas que des concours comme le WPP devraient nécessairement assouplir leurs règles de base. Mais dans un monde où beaucoup de ces règles sont violées quotidiennement par chacun d’entre nous et où nous sommes en permanence exposés à de telles violations y compris jusque dans l’actualité, adopter une posture dogmatique à leur égard ne fait plus le moindre sens.

Ceci est particulièrement important, parce que le vrai combat s’agissant des photographies se déroule désormais dans le champ de l’interprétation. Vous auriez beau montrer des images de la fonte des glaciers à des climato-sceptiques, devinez quoi ? Il continueraient à nier le changement climatique. Vous auriez beau montrer aux gens des images de réfugiés désespérés, devinez quoi ? Ils n’en réclameraient pas moins de clôturer les frontières, ou en tireraient des conclusions plus ineptes encore (aux États-Unis comme en Europe l’extrême-droite progresse à grands pas). Par surcroît, l’idée que d’une façon ou d’une autre nos médias ne sont pas dignes de confiance – principalement parce qu’ils ne nous montrent pas ce à quoi nous désirons croire – cette idée remporte une adhésion croissante. À cela, les querelles au sujet de la quantité de manipulation acceptable dans une photographie ne changeront absolument rien.

Vue l’importance que gardent les images d’actualité, il nous appartient de déplacer le débat les concernant. Au lieu de parler de la manipulation des photographies, nous devons parler de leur interprétation, et en particulier de la manipulation de l’interprétation. Nous devons parler du rôle des images en fonction de leur contexte – pas de l’allure qu’on leur permet d’avoir.

Dans l’idéal, des organismes comme le World Press Photo devraient sortir de leur cadre et affronter de telles questions. Est-ce que cela fait encore sens de distinguer parmi des milliers et des milliers d’images ces quelques unes qui seraient, sans qu’on sache trop pourquoi, les meilleures ? Je ne sais pas. (Je pense que non, mais les gens aiment les prix). Cela dit la réalité est aussi que les expositions proposées par le WPP sont vues par un grand nombre de spectateurs. Selon leur propre compte-rendu, la tournée de l’exposition des prix du WPP fait halte dans « près de cent lieux chaque année et attire quelque trois millions de visiteurs ». Peut-on rêver meilleure occasion d’avoir enfin une discussion élargie sur les photographies et la manière dont nous extrayons par l’interprétation un sens de leur contenu (qui corresponde ou non à nos idées sur ce qu’est exactement l’indexicalité) ?

 

 


(1) Texte en anglais seulement. (Ndt)
(2) Charleroi, Belgique. Texte en anglais seulement. (Ndt)
(3) Textes en anglais seulement. Le lecteur dont cette question retient l’attention lira s’il le souhaite mes réflexions en français sur ce débat dans un précédent article de ce blog intitulé « Son cousin dans la voiture ». (Ndt)
(4) Le lecteur désireux d’approfondir ce concept d’indexicalité et de se confronter aux problèmes d’interprétations qu’il pose trouvera, dans les notes de traduction d’un précédent article de Jörg Colberg, quelques liens en français qu’il lui plaira peut-être d’explorer. (Ndt)
(5) Pour les deux liens, textes en anglais seulement. (Ndt)
(6) Texte en anglais seulement. (Ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en janvier 2016.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 11 janvier 2016 sur Conscientious Photography Magazine.