Son cousin dans la voiture


Sur un travail de Giovanni Troilo

Je ne veux pas avoir de sujets. Dire qu’on a “un sujet”, c’est limiter son accès au monde, c’est savoir avant de commencer. Il ne faut pas asservir la photographie au journalisme. La photo vaut mieux que ça. Le photographe doit essayer d’être libre face au réel, c’est-à-dire absent de lui-même, garder sa capacité à être surpris. La photo doit toujours dépasser le photographe.
– Luc Delahaye

 

Comme sont loin déjà les mésaventures de Giovanni Troilo, lauréat disqualifié de l’édition 2015 du concours World Press Photo pour sa série sur Charleroi, The dark Heart of Europe (1). Loin, les atermoiements du jury sur la façon dont il convînt d’apprécier la supposée duperie du photographe. À peine moins loin, les bavardages du milieu photojournalistique face aux enjeux de ce cas d’école. Toujours d’actualité pourtant, ce que l’amateurisme du premier dit de la superficialité du deuxième et de l’hypocrisie du dernier.

Pour mémoire, cette disqualification fut réclamée par nombre d’acteurs de la profession au motif que Giovanni Troilo avait mis ses images en scène. Parmi ses détracteurs, le photographe Bruno Stevens, sûr de lui, répond aux questions du magazine Our age is 13 en ces termes : « Ce sujet a été mis en scène. Il n’y a rien d’autre à dire que ça. Les preuves sont flagrantes. Ce sujet a été mis en scène, ce n’est donc pas du photojournalisme. Il n’a pas à être primé. » Je crois au contraire qu’il y a d’autres choses à dire que ça.

En premier lieu, rappeler que si la disqualification de Giovanni Troilo fut finalement entérinée, ce n’est pas pour ce que ses images comportent de mise en scène, mais pour ce que la légende d’une d’entre elles, annoncée comme ayant été prise à Charleroi alors qu’elle le fut à Molenbeek, comporte de mensonge. Naïveté, sottise, suffisance dans le chef du photographe ? Peu importe. La sentence me paraît morale : dans un contexte où les protagonistes affectent priser la rigueur du rapport aux faits au point de l’ériger en code de conduite, le photographe qui ment est disqualifié. C’est très sain. Giovani Troilo lui-même le reconnaît. Cela dit, ce n’est qu’affaire de contexte. Dans d’autres registres un tel mensonge est l’œuvre : par exemple chez Joan Fontcuberta, dans Deconstruir Osama. (Le lecteur évaluera, s’il le souhaite et selon ses propres critères, l’amplitude de ce bond stylistique et la porosité des contextes qu’il enjambe.)

Giovanni Troilo n’a donc pas été disqualifié en tant que metteur en scène mais pour mensonge, par des personnes se prévalant d’une posture claire à l’endroit du mensonge. Sanction présentant ceci de commode qu’elle dédouana ses juges d’adopter à l’endroit de la mise en scène une posture procédant de la même clarté. Laquelle demeure donc à préciser.

En effet, si le World Press Photo a dans un premier temps maintenu son prix à Giovanni Troilo, ce ne fut pas pour réfuter une fois pour toute le mythe de l’objectivité de l’image photojournalistique, mais au contraire pour mieux éluder la question. Par voie de communiqué de presse il justifia sa décision en déclarant : « Le World Press Photo ne trouve pas d’éléments qui permettent de mettre en doute l’intégrité avec laquelle le photographe a mené son travail. Les légendes fournies au jury n’ont pas inclus d’informations trompeuses. » (Déclaration rapportée en traduction française par L’Œil de la photographie.)

Dans le même communiqué le World Press s’efforce de préciser ce qu’est la mise en scène, mais avec une telle maladresse que ses mots sont interprétables à rebours de leur intention. Le magazine Our Age is 13 en reprend des extraits en français : « Le concours demande aux photojournalistes de ne pas mettre en scène des images pour montrer quelque chose qui n’aurait pas eu lieu autrement ». Où il est aisé de comprendre que la mise en scène est acceptable dans la mesure où elle n’a pas pour but de montrer quelque chose qui n’aurait pas eu lieu autrement. Cela contraint le concours à publier un rectificatif le lendemain (lisible sur la même page que le communiqué original), pour expliquer que la deuxième partie de la phrase est en réalité sa définition de la mise en scène, et que la mise en scène est bien, par principe, interdite. Plus loin dans le communiqué il ajoute que le ou la photographe qui travaille en accord avec l’éthique du World Press « ne doit pas fabriquer des situations selon ses propres idées ».

Mon souhait n’est pas d’analyser les images litigieuses, ce qu’a fait la presse spécialisée, mais d’essayer de comprendre le raisonnement suivi par la direction du concours lorsqu’il s’est agi d’évaluer « l’intégrité avec laquelle le photographe a mené son travail » au regard des règles qu’elle prescrit.

Ainsi, photographier son cousin et sa copine faisant l’amour dans une voiture sur un parking avec un flash éclairant la scène depuis l’intérieur du véhicule, ce n’est pas de la mise en scène parce que le cousin avait de toute façon décidé d’aller faire l’amour dans sa voiture à cet endroit. Avec un flash dedans et un photographe dehors ? N’y a-t-il pas de la malhonnêteté intellectuelle à estimer que dans cette image, les facteurs gouvernés par le photographe ne lui servent pas à « montrer quelque chose qui n’aurait pas eu lieu autrement », au sens où le World Press semble l’entendre ? (À mon sens, je vais y venir, c’est bien avant cela, en fait dès l’avènement de son intention, que le photographe s’emploie à « montrer quelque chose qui n’aurait pas eu lieu autrement » : sa vision des choses. Et c’est très normal.)

Pareillement, dans l’image de Philippe Génion torse nu, rien ne constitue de la part du photographe une manière de fabriquer une situation « selon ses propres idées » au sens du World Press. Pourtant, Philippe Génion a détaillé sur son profil Facebook les conditions de cette prise de vue, reprises dans l’article précité d’Our Age is 13, et a notamment affirmé que : « la photo prise dans ma salle à manger a fait l’objet de réglages minutieux au niveau éclairages, rétro-éclairages ». Giovanni Troilo lui-même, dans les commentaires à ses images publiés dans le communiqué du World Press cité plus haut, signale qu’avant cette prise de vue il a déplacé des objets, pour la plupart des cartons de marchandises, qui étaient sans doute dans son champ de vision. Son idée de la réalité, c’était sans carton et bien éclairée. Mais non : le World Press ne trouve pas que cette situation ait été fabriquée pour correspondre à l’idée que Giovanni Troilo se fait de son sujet général, la misère à Charleroi, et du quotidien de Philippe Génion, sujet particulier s’étant prêté au jeu de cette image.

La direction du World Press édicte des règles qu’elle s’applique à enfreindre. Par mauvaise foi ? Par calcul ? Peut-être. Mais surtout parce que ces règles n’ont aucun sens. S’est-on posément demandé, au World Press, ce que signifient des phrases comme « ne pas mettre en scène des images pour montrer quelque chose qui n’aurait pas eu lieu autrement » ou « ne pas fabriquer des situations selon ses propres idées » ? Comment croire que le projet de rendre compte d’une réalité aussi complexe que la vie puisse être encadré par des règles binaires, aussi lacunaires par surcroît ? D’où à où cette échelle de tolérance à l’endroit de la mise en scène s’étend-elle ? Qui fait autorité pour l’établir et selon quels critères ? Qui peut décider si une situation aurait pu avoir lieu n’eût été l’intervention du photographe ? Qui peut connaître la part d’idées propres que le photographe instille dans l’image qu’il fabrique ? Certainement pas le World Press, qui démontre à cet égard son impéritie.

Ne serait-il pas plus fécond d’assumer que cette frontière entre mise en scène et non mise en scène est indéterminable tant elle est fractale ? Assumer qu’à partir du moment où quelqu’un pose un cadre autour du réel, ce que contient ce cadre, ce qu’il exclut et ce qu’il insinue dans ses marges n’entretient plus qu’un rapport oblique avec ce réel ? Assumer que c’est seulement à partir de cette acceptation-là que le lecteur peut juger de l’importance de l’angle de ce rapport oblique, et des proportions dans lesquelles le contenu du cadre parle plutôt du réel ou plutôt du photographe qui a tracé le cadre ?

Comment des professionnels qui lisent des photographies depuis des années peuvent-ils produire des recommandations aussi inutilisables que « [le ou la photographe] ne doit pas fabriquer des situations selon ses propres idées » ? Dès qu’on ouvre la bouche, on fabrique « une situation selon ses propres idées ».

Comment penser par exemple que dans cette photographie en noir et blanc représentant un visage d’enfant coupé par le bord du cadre à l’avant-plan et à l’arrière-plan les ruines de Grozny, James Nachtwey, par son seul cadrage, ne fabrique pas « une situation selon ses propres idées » ? Il n’est qu’à voir pour s’en convaincre, dans le film War photographer, l’assiduité avec laquelle le photographe fait reprendre cette image par son tireur jusqu’à ce qu’advienne le résultat qui corresponde à son désir, à son besoin de dire. Cette photo n’est rien de moins que l’idée que se fait James Nachtwey de ce que cet adolescent dans Grozny peut dire de la guerre en Tchétchénie, voire de la guerre en général. Elle est sans doute plus, notamment pour ses lecteurs, mais elle n’est rien de moins dans son lien avec la perception de la réalité par son photographe.

Comment penser, pour prendre un autre exemple, que dans cette image prise au Soudan, représentant un cadavre gisant dans une eau où se reflètent des nuages, Dominic Nahr ne crée pas « une situation selon ses propres idées », parmi lesquelles figure sans doute la volonté de mettre le lecteur mal à l’aise face à tant d’horreur et tant de beauté en même temps, malaise qui l’incitera à se forger une opinion sur cette guerre ? Ou encore que dans les images formidablement dynamiques de Yuri Kozyrev sur les printemps arabes, en cadrant de la sorte le photographe ne fabrique pas lui aussi « une situation selon ses propres idées » ? Et son idée ce n’est pas de mentir ou de manipuler, c’est simplement de réaliser une photographie forte, qui « fonctionne », qui « tienne debout » par ses lignes, son sujet, ses lumières, et lui permette ainsi de témoigner de sa vision de ces révolutions d’une manière qui soit validée par le journal qui l’emploie, et incidemment de prouver son professionnalisme et ses capacités hors du commun à se mettre au cœur de la situation. S’il l’avait cadrée d’un angle légèrement différent, sa photographie « tomberait » et n’atteindrait pas son but. Un photographe cadre. Et le cadre est une prise de position. Une manière d’être au monde. Au développement et au tirage c’est pareil : prise de position. Cadrer, développer, c’est mettre en scène. Et ce n’est pas grave. Ce n’est pas « mal ». C’est comme ça. Nachtwey, Kozyrev, Nahr, tous créent l’image qui leur convient. Et heureusement. Il faut juste en être conscient, comme photographe et comme lecteur. Et comme lecteur, apprendre à la lire et user de notre droit de l’accepter ou non.

Qui peut donc établir des critères permettant de distinguer infailliblement une écriture photojournalistique pure, distante et objective, d’une école documentaire qui serait a contrario portée par une démarche personnelle ou par une « vision d’auteur », pour reprendre cette étiquette inutile qu’applique la direction du World Press Photo à la série de Giovanni Troilo ? Comme si, derrière les photographies, disons au hasard, de Philip Blenkinsop dans la jungle du Népal avec les combattants maoïstes ou de Laurent Van Der Stockt en Tchétchénie ou en Syrie, il n’y avait pas une personne qui s’exprime ? Un auteur ? Pourquoi la qualité de journaliste ôterait-elle à celui qui la revendique la complexité de son rapport à ce qu’il voit ? Certes cet état de chose est imparfait. L’auteur n’est qu’un être humain. L’auteur prend parti, même malgré lui. L’auteur interprète. L’auteur se trompe. Le journaliste aussi. Dans des proportions variables. Ce n’est pas pour autant que les idées qu’ils expriment sont corrompues. L’auteur, « un homme qui a réussi à ne plus filmer que ce(ux) qui l’intéressent » (Serge Daney), est un « mal nécessaire » (Jacques Rivette).

Les photographes s’appuient sur la réalité pour servir leur nécessité de dire, poussés par leurs mobiles, avec une honnêteté qui les regarde au premier chef. Ils cherchent une adéquation entre leur prise de parole et cette honnêteté. Leurs images ne sont à mon sens pas « vraies ou fausses », « mises en scène ou non » : ce ne sont pas des critères pertinents. Elles ne font que répondre à différents niveaux de nécessité, différents niveaux de courage, de prise de risque, d’intention, différentes sortes de mobiles. Et surtout, différents niveaux de conscience de ce qui les pousse. En revanche tous les photographes sont liés à la réalité dans une égalité infrangible et non négociable : ils l’interprètent. Libre à chaque lecteur de se faire sa propre idée quant à ces mobiles, cette honnêteté, cette interprétation, et de traiter photographes et images en fonction.

Toute prise de parole est interprétation. Notre compréhension du monde est interprétation. Une photographie vue par un lecteur sur un écran ou une feuille de papier, c’est l’interprétation par le cerveau de ce lecteur en fonction de son bagage sensible et culturel, de l’interprétation par les cônes et les bâtonnets de sa rétine, de l’interprétation par l’écran ou le papier, en fonction de caractéristiques physiques intrinsèques plus ou moins interprétées par un opérateur, d’un agglomérat de sels d’argent ou de valeurs de rouge, vert et bleu ou de nuances de gris codées à l’aide de uns et de zéros, interprétant ce que le cerveau d’un photographe, en fonction de son bagage sensible et culturel, a choisi de sélectionner parmi ce que les cônes et bâtonnets de sa rétine ont interprété de la réalité qui s’est présentée face à lui. Et il y a encore des gens pour invoquer l’objectivité ?

En écrivant ce qui précède, je n’ai cessé de penser à Luc Delahaye. Plus précisément à un article de Bettie Nin sur Luc Delahaye publié sur le site paris-art.com à l’occasion d’une exposition du photographe à la Galerie Nathalie Obadia début 2011. On y lit des affirmations comme celles-ci : « Chez Luc Delahaye, la subjectivité est une faiblesse, ou une facilité à laquelle il ne cède pas. » « Il capte le monde sans affects, choisit son sujet sans intervenir dessus. La réalité n’est pas transformée, mais donnée à voir crûment. » « C’est un artiste de l’objectivité combattant la subjectivité dans la création. ».

J’ai découvert Luc Delahaye dans un entretien qu’il avait accordé à Sylvie Huet pour la première édition du livre Photojournalisme de Yan Morvan (éditions Victoires, 2000), un de mes tout premiers livres sur le métier de photographe. Luc Delahaye y dit ceci qui m’avait marqué : « On ne quitte pas Sipa pour aller chez Sygma ou Gamma, ce serait comme changer d’appartement dans le même immeuble. Pour moi, c’était Magnum ou rien. Gilles Peress et Raymond Depardon m’ont dit d’ “y penser”, et à partir de ce moment-là, je n’ai plus pensé qu’à ça, c’est devenu une urgence. » Ce n’est pas tant l’idée de Magnum qui m’a nourri, que ces mots : « Je n’ai plus pensé qu’à ça. » Ils furent un accélérateur de mes propres obsessions. Ils m’accompagnent toujours. Plus que ses images de guerre, j’ai beaucoup aimé l’exposition de L’Autre (1995-97), à Arles en 2001 je crois, dans son principe, dans sa rigueur et dans sa force. De grands tirages verticaux pendaient du plafond dans tout l’espace d’une salle, dans mon souvenir disposés parallèlement les uns aux autres et de telle sorte qu’il fallait louvoyer entre les images pour les voir toutes, chaque fois avec assez peu de recul. Le spectateur n’avait d’autre choix que d’entrer dans ces visages. J’ai trop aimé Acta Est de Lise Sarfati (Phaïdon, 2001) pour pouvoir bien accepter la distance aux choses de Luc Delahaye dans Winterreise (Phaïdon, 2000). Je me souviens n’avoir pas compris pourquoi il avait quitté Magnum (je comprends mieux aujourd’hui). L’homme a continué de m’intriguer. Mais lorsqu’il a abandonné le métier de photojournaliste et commencé à créer de grands tableaux historiques, je n’avais pas le bagage pour les apprécier. La photographie n’était devenue mon langage que tout récemment. J’avais à peine fait connaissance avec la nécessité de dire dans ce langage comment j’avais reçu la poésie du peu collectée sur les routes par un Nicolas Bouvier en quête de transparence. Je perdis la trace de Luc Delahaye.

En découvrant l’article de Bettie Nin il y a quelques temps, je n’avais pas cherché plus loin et en avais tiré confirmation que Luc Delahaye s’était aventuré dans des territoires de la photographie où je ne pourrais plus le suivre comme spectateur, tant ma pensée de ce qu’est une image s’est structurée autour de la conviction qu’il n’y a pas d’objectivité, pas de dissociation possible entre ce que je vois et l’expérience que j’en fais, pas de parole neutre, pas de cadre posé sur le réel qui ne le transforme, pas de transparence absolue ni de disparition possible du preneur de parole.

Pourtant cet article restait associé dans mon esprit à un doute tant la radicalité des mots de son auteure ne laissait pas de me troubler. Poussé par Giovanni Troilo à rassembler mes idées sur ces questions d’objectivité, subjectivité, mensonge, mise en scène, etc., je l’ai relu. Je me suis alors demandé si Bettie Nin n’était pas allée un peu loin en besogne de simplification, et s’il n’était pas temps de lever ce doute en cherchant à savoir ce que Luc Delahaye lui-même dit aujourd’hui de son rapport au réel et à l’image.

Je n’ai pas dû chercher longtemps. On trouve sur le site de la Galerie Nathalie Obadia une très belle conversation du photographe avec Quentin Bajac qui parle de cela.

Avant de la lire, toujours m’interrogeant sur la quantité de soi qu’un photographe dépose dans une image et sur ce dont est fait ce dépôt, je me demandais ceci : des gens comme James Nachtwey, Noël Quidu, Patrick Chauvel, Stanley Green, pourquoi vont-ils à la guerre ? J’ai écouté Natchwey et Green à la télévision, Chauvel à la radio, j’ai parlé un jour avec Quidu à Katmandou… Je ne sais s’ils seraient d’accord, mais en pensant à eux, moins à leurs mots qu’au rythme de leurs phrases, à la manière dont leur corps occupe l’espace, ce début de réponse m’est venu : ils vont à la guerre parce que si on leur enlève cette violence-là comme élément d’équilibre avec leur propre violence, ils meurent. Subséquemment ce contre-balancement leur permet de témoigner de certains événements, de gagner leur vie en alimentant de leur témoignage le marché qui s’en nourrit, et sans doute de se poser certaines questions d’ordre moral. Mais subséquemment seulement. De la même manière mais dans un autre registre, j’ai l’impression que si on enlève à Antoine d’Agata la route, le sexe et la drogue, il meurt. Pas obligatoirement physiquement, quoique, je n’en sais rien, mais comme photographe. Non pour me comparer à eux mais pour parler de ce que je connais un peu, à ma modeste mesure c’est pareil : si on m’enlève le Népal, je meurs. Je meurs comme preneur de parole, comme humain ayant quelque chose à dire, parce que ce sur quoi j’ai quelque chose à dire ne m’est plus accessible.

Ne peut-on dès lors imaginer que toute personne qui prend la parole le fait d’abord parce qu’elle a besoin de la mise en danger, physique, morale, de la mise à nu, de l’accélération, du ralentissement, que sais-je – de la perturbation qu’induisent les conditions de l’enregistrement de la parole ?

J’avais donc écrit ces paragraphes avant de lire Luc Delahaye. Or dans les premiers temps de cet entretien avec Quentin Bajac il parle de son rapport à la guerre et au photojournalisme en ces termes, qui me semblent répondre en partie à ma question, et déjà partiellement nuancer la simplicité des mots de Bettie Nin : « La guerre, on sait pourquoi on y va la première fois : pour voir à quoi cela ressemble. Mais si j’ai continué ensuite, c’est parce qu’elle offre certaines possibilités. À cette époque, c’était encore très confus ; je voyais seulement que, dans ces situations de dérèglement du réel, la matière et la matière humaine se découvrent et deviennent mieux visibles. Évidemment, ce n’est pas un phénomène objectif ou surnaturel mais une simple illusion de la perception due, peut-être, à ce différentiel entre désordre ambiant et désordre intérieur, la sensibilité devenant alors calme et vive. Illusion qu’on accepte volontiers, comme tout ce qui peut être utile. Le découvrement dont je parle est d’ailleurs très partiel, ce n’est que l’affleurement de ce qui constituerait une réalité pleine. Mais cette meilleure visibilité semble offrir à l’appareil une prise sur les choses, il peut alors fonctionner “seul”. »

« Que l’appareil puisse fonctionner “seul” ». Où je retrouve Nicolas Bouvier : la disparition de soi preneur de parole, au profit de la parole.

Quelques lignes plus haut Luc Delahaye annonce cette recherche de transparence : « (…) aujourd’hui encore, il me semble important, pour faire une photo, de ne pas essayer de comprendre ce qui m’est donné à voir et surtout ne pas parler, ne pas croire en l’échange. C’est la figure de l’idiot ; en lui, tout passe sans résistance et sans laisser une trace, il a tout oublié et rien n’a d’importance, il est léger au point de disparaître. »

Où je retrouve aussi Paul Nizon, dans un rapport à l’ailleurs, à l’autre et à l’étrangeté si éloigné du mien qu’il me fascine, pas seulement pour l’ampleur cet éloignement : « N’être qu’un passant. Ne faire que passer. Sans rien piger. Être en mouvement, ouvert tout autour, poreux et séparé de l’extérieur par quelque chose de très mince, de transparent. Voilà, ça t’a pris. Tu t’es reconnu. » (Journal, Hiver 1966, Zurich)

Déjà dans Photojournalisme, cité plus haut, Luc Delahaye parlait de disparition : « Il faut dire que j’essayais de développer depuis des années quelques chose de paradoxal, qui peut sembler idiot. Le “style” que je travaillais devait être indécelable ; je cherchais une forme d’absence, une forme d’indifférence, le seule moyen pour moi d’être connecté au réel. Le style, c’est la singularité, et moi j’essayais de me dissoudre dans le monde, de m’oublier dans la guerre… La démarche était bizarre, mais paradoxalement j’étais vraiment là : un “être là”. »

Faisant ce lien Delahaye-Bouvier sur la question de la disparition, je rouvre cette vieille bible que fut le petit livre d’Anne-Marie Jaton, Nicolas Bouvier, paroles du monde, du secret et de l’ombre (Presses polytechniques et universitaires romandes), dont j’avais jadis corné des pages, et en deux feuilletages tombe sur ceci : « Carence, déficit, imperfection sont ainsi exaltés : il faut arriver à l’annulation de l’être pour bien écrire, et le paradoxe ne peut manquer de conduire l’auteur, toujours plus mince au propre comme au figuré, dans une impasse qui est celle de l’impuissance littéraire. Le processus de cheminement vers le rien le conduit en effet à des formes très proches de l’anorexie. Elle s’exerce avant tout sur l’écriture ; une image en particulier définit celui qui écrit à partir des figures de l’amincissement : “Quand vous y êtes trop, vous bouffez le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu’on ne peut pas voir” (Routes et déroutes, p. 153) ».

L’enjeu de cette réflexion sur le sens des images n’est-il pas dans ces mots : « quand vous y êtes trop » ? Je l’ai dit plus haut : parler de la réalité est affaire de proportion entre soi et la réalité. Delahaye aussi cherche une mesure. Et je crois que Giovanni Troilo, d’une certaine manière que je vais détailler plus loin mais qui n’a rien à voir avec le débat puéril sur la mise en scène, « y est trop ».

Je retourne à Luc Delahaye Nicolas Bouvier en tête, et poursuis ma lecture où je l’avais laissée : juste après le mot « seul » entre guillemets. Que le lecteur m’excuse par avance pour cet extrait un peu long, que je ne vois pas comment écourter. J’espère que cela lui donnera envie de lire ce texte en entier.

« Ma manière de faire des photos est très simple, minimale : être là et ne donner que ce qui est juste nécessaire, tenir l’appareil. Je crois au pouvoir de l’enregistrement et je ne travaille que sur ça, qui fait la singularité de la photographie, qui n’appartient qu’à elle. L’enregistrement n’est pas un processus mystérieux, il ne se produit pas seul et par magie. Mais ce premier pas, cette intrusion mécanique dans le domaine de la pensée, de la mémoire et de l’imagination, est un basculement. Il est plus décisif que tous ceux qui seront accomplis par l’esprit lui-même. Ce sera toujours la force de la photographie. Elle ne dispose pas des moyens étendus à l’œuvre dans le cinéma, la littérature ou ailleurs, mais elle a pour elle cette puissance originelle. C’est sans doute pour cela que le photographe du réel n’est pas ou ne devrait pas être vu comme un artiste tout à fait comme les autres : son médium est trop puissant, son intervention n’est donc pas tellement significative ; ou, du moins, elle ne se situe pas dans la logique d’une suite menant, par l’intention, de la conception à la réalisation. On peut dire qu’une photo est toujours une construction, dire encore qu’elle trahit les normes de la société à laquelle appartient son auteur – et comment, pourquoi s’en libérerait-il –, tout cela est évident ; mais il me semble important de comprendre qu’une photo est avant tout le document, la trace de l’expérience du photographe, de sa présence essentielle et contingente. La photographie est phénoménologique. S’il ne voit pas ça, le photographe se condamne à jouer sur un terrain qui n’est pas le sien mais celui du peintre, de l’écrivain, là où il n’aura jamais vraiment la main. Ainsi, pour moi, faire une photo revient surtout – c’est ce que disait Robert Bresson – à être sûr d’avoir épuisé toutes les possibilités offertes par l’immobilité et le silence. Immobilité, vitesse – même chose –, silence, indifférence. J’ai beaucoup pratiqué, et maintenant encore, l’indifférence comme stratégie de disparition. La volonté est une infraction à cette règle de la présence première, l’enregistrement n’atteint son efficacité que par la neutralité de l’opérateur, ou sa neutralisation, sa transparence, quand celui-ci sera devenu machine, qu’il aura abandonné son intention, réussi à se retirer de lui-même et à disparaître dans les choses. Je crois que la situation de chaos, de dislocation, permet d’atteindre cette unité plus facilement car le réel y est plus ouvert ; il y présente même parfois des béances. En ce sens, la guerre est pour moi un moyen artificiel et je sais bien à quel point mon champ est limité. Ce que je décris ici n’est peut-être que le degré zéro de la photographie, une tautologie, la démonstration par l’évidence, mais je dois dire que ce n’est qu’un moment dans le travail ; et surtout que, pour me faire comprendre, je suis excessif. La pureté de l’enregistrement n’est jamais atteinte, elle n’est qu’un idéal qui fait marcher. Et, de la disparition, il n’y a pas plus d’accomplissement. Il est même souhaitable que quelque chose en soi fasse défaut ; sinon, pas de photo. »

(« Souhaitable que quelque chose en soi fasse défaut », Luc Delahaye très Bouvier à nouveau, version Poisson-Scorpion.) À première lecture, ce texte m’a dérouté, pour la même raison que me fascine la vision du voyage de Paul Nizon citée plus haut : Luc Delahaye semble dire exactement l’inverse de ce que je viens de tenter de dire depuis quelques pages. Pensant ce que je pense, je devrais m’étrangler à la lecture de phrases disant du photographe que « son intervention n’est donc pas tellement significative ». Pourtant des choses dans ce texte, telles la critique de l’intention, les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson, l’affirmation de la photographie comme document d’une présence, rejoignent des préoccupations qui sont miennes aujourd’hui. Comment et par quels codes la photographie est devenue pour moi un outil d’expression d’une pensée sur le monde, je l’ai écrit par ailleurs. La rigueur et le plaisir avec lesquels je me suis plié à ces codes fonde l’unité esthétique de ma série Épiphanies du Quotidien. Début 2013 pourtant, j’ai ressenti le besoin de désacraliser le geste photographique pour le réintégrer au simple et banal cours des choses, aussi proche que possible de la marche ou la respiration. J’ai essayé de répondre à ce besoin dans ma série népalaise L’explication, la paix, l’oubli. Mon rapport au pays l’appareil entre nous changea. Oubliant pour un temps protocole et démarche, photographier le Népal devint à la fois plus léger, plus dense et moins solennel. Dès lors, ce que veut dire une phrase comme « la volonté est une infraction à cette règle de la présence première », je crois que je commence un peu à le comprendre. Je trouve également honnête de la part de Luc Delahaye de dire que « la pureté de l’enregistrement n’est jamais atteinte ». Que cette affaire de disparition n’est qu’un idéal. C’est rassurant pour le lecteur que la disparition tente, plus rassurant que Nicolas Bouvier qui n’accepta pas la vanité de cette quête et s’employa lui-même, avec zèle et bien avant l’heure, à en provoquer le surgissement. Cela me conforte dans la sensation que chez Luc Delahaye comme chez chacun, même essayant de disparaître, il y a bien quelqu’un qui parle. Quand plus loin il dit : « Je vois toujours ce qui se présente à moi comme étant la face de la chose, de la situation, je ne peux pas dissocier son apparence de mon expérience d’elle », cela me porte à affirmer à nouveau qu’en lieu d’opposition entre objectivité et subjectivité, il serait plus juste de parler de dosage de la quantité de soi.

L’idée selon laquelle « la photographie est phénoménologique », c’est-à-dire fondamentalement liée à l’expérience que fait le photographe du réel, donc à sa présence au monde, cette idée me ramène à Giovanni Troilo avec l’envie de comprendre de quoi ses images sont-elles l’expérience. Que disent ses images de la nature et de l’intensité de la présence de Giovanni Troilo revenu à Charleroi, terre d’exil de ses aïeux italiens depuis 1956 ?

Le regardant enfin ce Cœur sombre de l’Europe, malheureusement ce que je sens sonne faux (2). Pas de la fausseté d’une légende mensongère ou de la mise en scène. Faux humainement. De la fausseté de quelqu’un qui n’est pas là à l’endroit où il l’affirme. Qui cherche autre chose que « La Ville noire ».

Il me dérange de n’avoir trouvé personne pour critiquer ses photographies d’abord « en tant que photographies ». Ce n’est pas tout à fait exact car j’ai lu tardivement un commentateur d’un article du Monde (eurk, le 28 février 2015 à 2h41) ayant pris cette peine pour émettre cet avis : « il pourrait se recycler dans la pub ». C’est bien vu, je crois. Mais c’est déjà fait en réalité, puisque selon la biographie de Giovanni Troilo publiée sur son site Internet, la publicité représente une part importante de son métier. Il n’y a bien sûr aucun jugement à formuler sur ce choix. C’est un gagne-pain comme un autre. En revanche le pouvoir tinctorial de ce pan de l’activité du photographe sur son traitement de la misère carolorégienne me semble mériter attention.

Je me demande en effet comment le jury du World Press, portant si haut des valeurs qui à mon sens n’existent pas mais dont je comprends l’ambition de feindre la pertinence, a-t-il pu se laisser séduire par des images aussi manifestement publicitaires, aussi ouvertement vouées à vendre un produit : une vision de la déréliction d’une ville brillamment conforme à ce qu’en attend le siècle de la communication. À l’endroit de son lecteur Giovanni Troilo abdique la générosité de ménager un dehors à ce monde qui au contraire n’a que des limites. Il l’enferme dans l’antithèse de ce qu’il prétend, sans échappatoire. Exactement comme la publicité a pris l’habitude de promouvoir une marchandise en magnifiant comme qualité ses défauts le temps d’une réclame : elle baptise des automobiles de noms évoquant l’écologie au prétexte qu’au lieu d’envoyer dans l’air 200 grammes de dioxyde de carbone tous les kilomètres elles n’en rejettent que 100, omettant de rappeler que c’en sont encore 100 de trop ; elle associe aux valeurs de rencontre, d’aventure ou de disponibilité des voyages en groupe dont aucun participant ne pourra s’extraire pour vivre autre chose que ce qui est prévu ; elle vante les productions les plus malsaines de l’agriculture industrialisée par des images suggérant la nature, le terroir, la paysannerie, le bon produit comme on dit aujourd’hui.

Pareillement, Giovanni Troilo entend proposer dans The Dark Heart of Europe sa vision des conséquences de la désindustrialisation de Charleroi, mais il ruine son intention en engonçant dans de belles lumières cinématographiques la misère de la ville qui en devient presque chic. Un article du site Our Age is 13 reprend un paragraphe du site du photographe (n’y figurant apparemment plus), où Giovanni Troilo expliquait que, face au malaise social de Charleroi, « seuls une sexualité perverse et tordue, une haine raciale, une obésité névrotique ou un abus de drogues semblent apporter des solutions pour rendre ce malaise endémique acceptable ». Et au lieu de nous montrer cela, il rassemble dix images dont la forme prend un tel soin à souligner l’intelligence et l’efficacité du fond qu’elles en deviennent redondantes, s’annulent les unes les autres et disparaissent. Face à ces images, comment ne s’est-il trouvé aucun membre de ce jury pour les écarter d’emblée – avant la polémique, avant qu’elles fussent repérées comme partiellement légendées de mensonge ou par trop organisées –, pour la raison qu’elles n’atteignent pas leur sujet : la noirceur carolorégienne. Alors que celle-ci existe, voir par exemple cette série de Gert Jochems ?

Cela dit, pour être honnête avec Giovanni Troilo et avec moi même, j’ajouterai qu’aux sentiments que je viens d’essayer d’exposer, une de ses images résiste, juste, forte, n’essayant de séduire personne : c’est le portrait du policier, quelques minutes avant la charge contre les supporters d’un match de foot entre le Standard de Liège et le Sporting de Charleroi. Mais ce n’est pas suffisant.

Pendant ces journées où j’essayais de rassembler mes idées sur ce travail et sur cette question de la mise en scène, comme bien souvent je lisais Serge Daney, alors son Ciné Journal, et particulièrement un texte du 2 octobre 1985 au sujet du « clip » où il dit ceci : « (…) le spectateur du clip feint de croire qu’il ne voit que les moments forts d’un tout. Sauf que ce tout n’existe pas, ou plus ou pas encore. Un clip ce n’est donc pas, comme on dit, “un petit film”, c’est le faux résumé d’un grand film introuvable. Le clip, c’est quelqu’un qui vous entraîne dans une suite de “raccourcis” sans oser vous dire que, de toute façon, il ne connaît pas le vrai chemin. »

C’est exactement ce pourquoi j’en veux à Giovanni Troilo : parce qu’il ne connait pas le chemin principal vers la destination duquel il nous fait prendre les raccourcis. Parce que son grand film est introuvable. Si, comme le suggère Luc Delahaye, « la photographie, c’est simple, c’est l’art d’être au monde (…) », Giovanni Troilo, par ses images, me donne l’impression de n’y être pas pour la raison qu’il prétend, et qu’il n’avait pas grand chose à dire sur Charleroi, pas plus en tout cas que sur un parfum ou un vêtement de sport.

 

 


(1) Giovanni Troilo a présenté au concours World Press Photo 2015 une sélection de 10 images sur Charleroi intitulée The Dark Heart of Europe, extraites d’un travail plus large intitulé La Ville Noire. Depuis sa disqualification, cette sélection de 10 images ne semble plus visible sur le site du World Press, et je n’ai pu trouver d’autre site où la visionner à l’exclusion de l’ensemble du travail (il en a 9 ici). Il est cependant aisé de reconstituer cette sélection à l’aide des légendes mentionnées dans le communiqué de presse du concours cité plus haut.
(2) Tout ce que je peux émettre comme avis personnel et subjectif sur ces images dans le présent article concerne cet éditing de 10 images et non la série complète, qui comporte certaines images en noir et blanc et d’autres d’une écriture différente.


Photographie : Station de métro Providence, Rue de la Providence, Charleroi, Province de Hainaut, juillet 2010.
Série Brumes à venir.