Les gestes de la photographie


 Par Jörg M. Colberg

Comment comprendre une photographie ? Quelle est sa signification ? Comment acquiert-elle sa signification ? Voilà longtemps que le médium est pris dans le tourbillon de ces questions. Les réponses s’avèrent plus difficiles à établir qu’on ne le penserait. Pourquoi ? Comment se peut-il qu’un médium permettant si facilement de prendre une image se révèle si difficile à comprendre ?

Statut de l’auteur, intention, sens, indexicalité (1) – ce sont là des termes clefs autour desquels s’articulent les discussions sur la photographie. Sur le plan technique le médium a beaucoup évolué dans les décennies passées – sans interruption en fait depuis l’invention de la photographie. Tout comme, dans le même temps, a évolué notre conception de ces termes. Par exemple, alors qu’il est possible depuis longtemps de manipuler des images en chambre noire, l’avènement du numérique a singulièrement mis à mal l’idée d’indexicalité, selon laquelle ce qui est représenté dans l’image doit, à un moment ou un autre, s’être trouvé face à l’objectif. Et avant cela, le post-modernisme avait commencé de brouiller les notions d’auteur et de sens.

Toutefois, ces discussions mises à part, nos systèmes de croyances fondamentaux semblent curieusement immuables. Nous savons tous qu’une photographie est manipulable, mais dans la plupart des contextes – ceux où la grande majorité des images existent – nous croyons qu’une image a valeur de vérité même si elle a fait l’objet d’un traitement technique important (ne serait-ce qu’avec un filtre Instagram). Il doit donc y avoir autre chose à l’œuvre.

Comme je le mentionnais il y a quelques semaines (2), ma propre conception de ce qu’est la photographie, et de comment elle produit ce qu’elle produit, se concentre à présent sur l’idée de gestes. Sachant qu’un nombre incalculable d’images sont aujourd’hui vues dans le contexte de ce qu’on appelle les réseaux sociaux, l’idée d’un geste n’est pas franchement révolutionnaire. Partager une photographie avec ceux qui suivent tant soit peu ce que vous faites est un geste, guère différent, disons, de celui de partager un sachet de bonbons avec les gens qui vous entourent. De la même façon, prendre des photographies lors d’un événement, quelque remarquable ou anodin qu’il soit, est un geste. Je photographie, donc je suis (3).

Envisagées comme gestes, ces deux activités nous autorisent à lire les photographies qui en résultent sous un jour différent : si je photographie quelque chose pour affirmer ma propre présence à ce moment particulier, les images que je produis sont nettement moins importantes que l’acte de les prendre. Tout comme le partage d’image sur les réseaux sociaux – qui est une forme de propagande personnelle – a moins à voir avec les images elles-mêmes qu’avec l’acte de les prendre. Ce qui est réellement soumis à notre regard n’est pas tant les images que les personnes derrière elles, puisque les images, pour utiliser le jargon artistique, sont soigneusement éditées.

La confusion qui entoure à bien des égards ce type de photographies s’en trouve par conséquent largement amoindrie. On pourrait peut-être nommer « photographie sociale » la photographie dont la vocation première est de stimuler et/ou de s’inscrire dans ce contexte social. Il n’est qu’à les décontextualiser pour que ces images perdent l’essentiel sinon la totalité de leur signification. Hors du contexte des réseaux sociaux, les selfies par exemple dénotent un narcissisme exacerbé. À l’intérieur du contexte en revanche, ils font tout à fait sens.

Je suis convaincu que le fait de savoir (ou de supposer tacitement) que la photographie se rattache dans une large mesure à ce contexte social, détermine notre manière de regarder et d’interagir avec la photographie. On pourrait imaginer par exemple, quand bien même ce serait extrêmement bizarre, quelqu’un parcourir sa page Instagram tout en déplorant l’existence des selfies (je vois bien quelques photographes issus du monde de l’art avoir ce genre de comportement). Du reste, ceci s’applique au médium dans sa totalité.

La photographie est une fabrication humaine, mais vu l’âge du médium, elle ne se prête pas à des conjectures hasardeuses. Ceux qui ont pris des photographies avant nous étaient en fait assez semblables à nous. La langue qu’ils parlaient et les sociétés dans lesquelles ils évoluaient étaient le plus souvent assez proches des nôtres, ou du moins n’y étaient pas complètement étrangères (comparées, disons, à ceux qui payaient leurs achats en deniers romains). Raison pour laquelle nous nous sentons tellement reliés aux photographies, et leur attribuons si librement les intentions de leur créateur, quelque mystérieuses qu’elles soient en réalité. Par exemple : ces gens étaient exactement comme nous, donc leurs idées sur la photographie étaient pareilles aux nôtres, et ils utilisaient la photographie de la même façon que nous. C’est pour cela que nous traitons la plupart des photographies que nous voyons comme si nous les avions prises nous-mêmes. Ces gestes que nous savons rattachés à nos propres images, nous les voudrions dès lors rattachés à toutes les photographies (alors qu’en réalité ce n’est souvent pas le cas).

Quels sont ces gestes ?

Disons que je photographie quelqu’un en rue (c’est un geste). Je peux le faire avec ou sans son consentement (un autre geste). Si je le fais sans son consentement, je peux le faire ouvertement (encore un geste). Si je le fais avec son consentement, entrent alors en compte différentes dynamiques de pouvoir (que je peux reconnaître ou non – un autre geste encore, particulièrement crucial) : je suis un homme, donc si je photographie une femme, une certaine dynamique de pouvoir est en jeu. Je suis quelqu’un qui connais bien la photographie, ce qui peut n’être pas le cas du sujet (cela me donne du pouvoir). Il y a aussi les questions de classe et de race… Beaucoup des ces gestes sont liés à la reconnaissance et à l’utilisation de ces formes de pouvoir (ou non). Voici un exemple récent illustrant ma pensée. Je vous donne juste un titre : « Un syndicat des services de police de la ville de New York encourage les flics a photographier les sans-abris pendant leur temps libre » (4). Cela suffit, me semble-t-il, pour voir comment et pourquoi l’idée de gestes intervient ici.

J’ai donc mon image. J’en fais quelque chose, ce qui, à nouveau, implique un ensemble de gestes spécifiques. À des contextes différents se rattachent des gestes différents. L’analyse d’un contexte passe ordinairement par l’examen des règles qui le régissent. Cela fait sens. Réfléchir aux gestes ne change pas vraiment grand chose à cela. Mais cela change une chose, à savoir notre compréhension des réactions à une éventuelle infraction. Disons que la presse publie une photographie qui a été manipulée. Nous nous en irritons. En fait nous ne nous irritons pas tant que cela de la manipulation elle-même, que de savoir que quelqu’un a tenté de trahir notre confiance (geste que nous n’apprécions franchement pas). Nous ne réagirions pas de la même manière face à une photographie publicitaire, parce que celle-ci n’engage habituellement jamais, ou si peu, un rapport de confiance susceptible d’être trahi.

Je concède que réfléchir aux gestes rend la parole sur la photographie un peu plus abstraite qu’à l’accoutumée. L’avantage en revanche, c’est que les gestes sont inhérents à la manière dont les gens interagissent avec la photographie. Nous utilisons la photographie de maintes façons spécifiques, dans un contexte donné, et c’est de là qu’il faudrait partir. Les gestes que nous attribuons à la photographie peuvent changer avec le temps, par leurs relations avec le contexte culturel et sociétal général.

Penser la photographie en devient également plus facile. Par exemple, ce que nous estimons acceptable de la part d’un photographe dans l’espace public a beaucoup évolué en une décennie. Les gens n’acceptent plus d’être photographiés sans leur consentement aussi facilement qu’avant. On peut le déplorer, en soulignant la longue tradition de la photographie de rue, on peut aussi s’adapter au fait qu’on n’est plus dans les années soixante ou soixante-dix. Mais si on ne s’adapte pas, si on persiste à faire les choses comme au « bon vieux temps », les gens verront ces gestes, bien plus que vos arguments pour défendre ce que vos images ont d’artistique ou en quoi elles s’inscrivent dans une tradition.

Réfléchir aux gestes pourrait aider les photographes à mieux cerner ce qu’ils font et comment ils le font. Ceux-ci ont tendance à être très focalisés sur l’image. Tout est une question d’image. Ce serait plus ou moins vrai si ces photographes vivaient dans un néant social. Mais ce n’est pas le cas. À moins de faire des photographies pour ne jamais les montrer à personne, celles-ci aboutiront dans un environnement social, environnement dans lequel les gens ont des attentes spécifiques. Ces attentes portent sur les images elles-mêmes (le genre de verbiage sur la photo qu’on trouve dans les livres), et portent plus largement sur des questions sociétales et/ou culturelles (choses curieusement absentes des livres de photo).

À l’instar des langues parlées, la photographie ne peut exister à un niveau strictement privé. « Sens », « auteur », « intention » : tous ces termes perdent leur signification s’il n’y a qu’une seule personne (c’est essentiellement la même raison qui permet à Ludwig Wittgenstein d’affirmer qu’une langue privée n’a pas de sens). Mais de plus, le sens, la notion d’auteur ou l’intention n’émergent que du contexte social auquel les photographies appartiennent, par les gestes que nous y rattachons et que nous savons partager avec d’autres. Prendre conscience de cela permettrait d’élargir à de nouveaux publics la photographie en particulier artistique, où tellement de choses sont produites dans le déni d’aucun contexte social. Comme je l’évoquais dans ma critique de livre (5), cela ouvrirait également de nouvelles perspectives à la création photographique documentaire.

Si par exemple, en tant que blanc et riche, vous allez dans un endroit pauvre avec votre appareil photo, d’emblée le premier geste est posé. Avant d’avoir pris la moindre photographie. Le bagage que vous transportez est colossal, et vos photographies devront peu ou prou le prendre en considération. Vous n’êtes peut-être pas conscient de ce bagage, mais il y a toutes les chances pour que les habitants de l’endroit où vous êtes y soient sensibles. Dès lors le second geste consiste à reconnaître le bagage ou non – ce qui prédétermine pour beaucoup votre travail, avant même que vous ayez pris la première image. Il y a bien sûr certaines choses qu’on ne peut simplement pas changer. Mais on peut imaginer qu’à chaque geste corresponde un contre-geste. Et ces contre-gestes auront alors une influence sur la direction de votre travail.

Le temps de l’innocence photographique est depuis longtemps révolu. Bien trop de photographies ont été faites pour que quiconque puisse prendre innocemment une photo où que ce soit. Et pourtant, trop souvent nous nous comportons face à la photographie – les prenant ou les regardant – comme si l’histoire du médium n’avait jamais eu lieu. Ce n’est pas acceptable. Ce n’est pas acceptable pour des raisons culturelles et/ou sociétales, et ce n’est pas acceptable pour des raisons photographiques.

Réfléchir aux gestes qui accompagnent un appareil photographique et les images qu’il produit, voilà peut-être un bon début pour s’adapter à ce médium à la simplicité trompeuse.

 

 


(1) Le terme indexical est parfois traduit par « indiciel », notamment chez Pierre Hébert dans cet article en français et en anglais paru sur son blog : « l’image photographique indicielle (c’est-à-dire entretenant un lien matériel avec la réalité dont elle est l’empreinte optico-chimique ou optico-numérique » (« the indexical photographic image (that is to say the image that maintains a relationship of material imprint with reality »), ce qui est bien le sens que Colberg lui donne. Jean Lauzon, dans une « Contribution au Photographique de Rosalind Krauss », souligne la distinction entre l’index et l’indice et la confusion que peut engendrer une utilisation synonymique des deux termes. Raison pour laquelle je garde le terme d’ « indexicalité ». (Ndt)
(2) Les deux liens dans ce paragraphe pointent vers des articles originaux en anglais, ne faisant pas partie de ceux que j’ai déjà traduits. Pour ce premier lien, voici cependant une traduction du passage concernant « le geste » Je traduirai cet article en entier dans un futur proche, et renverrai alors le lecteur vers sa traduction complète : « En quelques années, ma conception de la photographie a évolué jusqu’à un point où je pense désormais que le geste photographique est aussi important que la photographie elle-même, sinon plus. À l’exception des images véritablement « trouvées », les photographies sont généralement associées à leurs gestes. Dans une large mesure, nous fondons notre perception de ce que nous voyons dans une photographie sur les gestes qu’on lui attribue (tout en prétendant l’inverse.) » (Ndt)
(3) Ma traduction du chapeau de l’article en lien : « L’acte photographique est peut-être devenu l’équivalent de siffler un air : quelque chose que l’on fait, où il peut y avoir de la beauté ou non, un acte de communication autant qu’un acte d’affirmation : j’y étais, et le fait que j’y étais signifie que je devais le photographier ». (Ndt)
(4) NYPD Union Encourages Cops to Spend Free Time Photographing Homeless People
(5) Il s’agit du même article que celui cité à la note 2. Traduction à suivre, donc. (Ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en septembre 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 24 août 2015 sur Conscientious Photography Magazine.