Sur la Dolpo Box, un texte inédit de Christian Caujolle
par Christian Caujolle
En septembre 2019, rn7 a invité Christian Caujolle à écrire un texte à propos de la Dolpo Box, le travail issu de ma participation à la résidence Les Nouvelles Oubliées. Un exemplaire de ce texte a rejoint le portfolio de la Dolpo Box et mon propre texte dans les collections de la Bibliothèque nationale de France. Il fera l’objet d’une future publication. En attendant, le lecteur peut en découvrir ci-après le premier paragraphe.
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Lorsqu’elles ne sont pas mortes-nées, certaines photographies peuvent avoir plusieurs vies. Ce fut en tout cas la destinée d’images hier, du temps où la technologie argentique était encore dominante. La victoire, à bien des égards, du numérique, qui a entrainé la multiplication spectaculaire du nombre des opérateurs et des images produites a eu des conséquences, radicales. Elle n’a pas permis de « démocratiser » une pratique qui fut réservée à des élites – il s’agit là d’une illusion car la réelle démocratie, dans le domaine, passerait par une réelle connaissance de ce qu’est la photographie au sein de ce que Paul Virilio nommait « l’alphabet des images » –, mais elle a entrainé une nouvelle perception, d’autres approches, d’autres formes de valorisation ou de détachement. On n’a, certes, jamais réalisé autant d’images dans l’histoire de l’humanité, mais il faut ajouter que, outre que cette pratique est d’abord éminemment ludique ou utilitaire – ce qui n’est en rien un jugement négatif –, elle s’accompagne du fait que l’on n’a jamais détruit autant d’image dans un laps de temps aussi proche de celui de leur apparition. Ce qui ne manque pas, alors que personne n’a encore résolu l’épineux problème de conservation des « originaux » numériques, de poser la question de la mémoire – ou de l’absence de mémoire – pour l’avenir.
Ne soyons pas nostalgiques, ne nous illusionnons pas. Au temps de l’argentique, il y eut de nombreuses déperditions d’images. Celles qui furent victimes de l’incendie ou des dégâts des eaux, celles qui furent volontairement détruites par les auteurs aussi, celles qui furent massacrées par manque de considération. On pense, par exemple, à Henri Cartier-Bresson lacérant ses diapositives couleur, mettant un terme à une production marginale pour lui, et qu’il n’aimait pas, dont il ne reste aujourd’hui que les traces imprimées. On pense aux archives, parties à la décharge, du magazine Réalités ou à celles de tant de studios professionnels, de portraitistes entre autres, considérées comme trop encombrantes et simplement jetées.
Mais il y eut également des sauvetages, nombreux, spectaculaires parfois, comme lorsque William Klein, revisitant les négatifs qui lui avaient permis de publier en 1956 son New York is Good & Good for You devenu mythique, trouva des inédits qu’il intégra, cinquante ans plus tard, à une réédition augmentée de l’ouvrage. Il y a bien d’autres exemples d’images « ressuscitées », sauvées de l’oubli parce que notre regard change, notre approche s’affine, parce que nos goûts, au fil du temps, ne sont plus les mêmes, parce que les motivations du regard et des enjeux ont été modifiées. C’est, d’une certaine manière, tout à fait normal. Toute l’histoire de l’art, qui est également une histoire de la manière dont la création a été perçue et dont les notions de beauté ou de pertinence ont été abordées, est là pour le prouver. Nous sommes confrontés là, et la photographie en est peut-être le témoin privilégié, aux évolutions, mutations et changements dans l’histoire du regard.
Venons-en à une histoire d’aujourd’hui, qui est un peu, déjà aussi une histoire d’hier, et qui raconte, illustre, rend perceptibles les fonctionnements de ces évolutions du regard. Frédéric Lecloux, photographe et voyageur s’il en est, qui a davantage pour modèle – si tant est qu’il ait besoin de modèle – Nicolas Bouvier que des praticiens de l’image avait, par le passé et lors de ses périples de jeunesse en Asie, recherché ce qui était, pour lui, la « belle image » telle qu’il pouvait la trouver dans les « beaux livres » consacrés à l’Inde, à l’Himalaya ou autres contrées regardées avec une tendance au bien léché et à l’exotisme. Aussi, lorsqu’il avait sélectionné ses photographies – le processus de sélection est évidemment essentiel et est le véritable producteur de sens final en photographie -, il avait éliminé toutes celles qui lui semblaient « ratées ». Bougées, floues, surexposées, entre autres. Et ces fragiles diapositives, petits rectangles historiés dans leur cache de plastique blanc avaient fini dans une boite en carton. Frédéric Lecloux les avait oubliées au point de penser les avoir jetées, détruites, ce qu’il fit peut-être pour certaines.
Il a fallu la proposition d’une résidence originale, d’un type nouveau, destinée à se pencher sur les enjeux de mémoire – à tous les sens du terme – des archives photographique pour que Frédéric Lecloux et Anne-Lore Mesnage, explorant le contenu de la « Dolpo Box », sélectionnent des photographies auxquelles ils donnent une actualité, une nouvelle vie, comme si, pendant tant d’années, elles avaient incubé dans un sommeil étale, à l’abri, sans rien pouvoir imaginer d’un possible avenir. Et voici que, alors qu’elles n’avaient aucune existence, elles se retrouvent au mur, projetées, partagées, bien en vie. Et qu’elles nous apprennent, peut-être plus que tout, que les enjeux centraux de la photographie sont liés à son étrange – et unique – relation au temps, à une temporalité qui n’est pas celle de l’horloge. Au moment de la prise de vue, prélèvement d’un infime fragment de notre temps vécu, la photographie, comme l’a parfaitement écrit Roland Barthes, verse à l’éternité « quelque chose » qui a définitivement disparu après avoir permis la réalisation de cette image qui dépend du réel qui lui préexiste. Cette image qui, au moment où elle vient d’être capturée est une forme de trace, d’empreinte, à la fois de ce qui fut et de la façon dont l’opérateur le perçut peut présenter – ou non – un intérêt immédiat, puis ne plus avoir aucun intérêt, puis, des années, voire un siècle plus tard, être perçue comme un document essentiel, un souvenir marquant, de la même façon que ce qui était perçu au moment de la réalisation comme une simple documentation peut être apprécié ensuite comme une œuvre d’art. Tout cela nous dit simplement que la photographie « manipule » le temps – comme elle manipule bien des choses, à commencer par notre perception du monde – et qu’elle nous entraine facilement vers une perception fictionnelle, littéraire parfois, poétique aussi, du réel disparu.
Les photographies de voyages réchappées de la destruction et aujourd’hui revalorisées par un nouveau regard porté sur elles caractérisent également un changement de perspective, salutaire, par rapport à la fonction, ou aux fonctions, que l’on assigne à la photographie. Il ne s’agit plus de décrire, de montrer, d’être fidèle, d’élaborer une quelconque vérité – ou en tout cas l’apparence d’une vérité crédible – mais d’assumer la subjectivité d’un point de vue telle qu’elle nait de l’expérience. Ce sont des images de l’expérience sensible du monde. Des images vibrantes, parfois difficiles à s’approprier, toujours impossible à réduire à quelques mots – ce qui en fait la richesse et la complexité. Et dans ces images qui marient des teintes parfois en camaïeu, dans ces images qui savent trouver l’amplitude permettant au paysage de respirer et la distance qui n’écrase pas ou ne réduit pas les personnages, se glisse une petite musique, légère, un rythme essentiel qui capture le regard, puis le sentiment, puis l’âme. C’est ainsi que des blancs en dégradé peuvent nous inciter à partager le trouble que provoqua pour celui qui put la contempler la grandeur des sommets. Aucune affirmation, aucune tentative de preuve, juste la restitution, sans certitude aucune, d’un instant qui reste suspendu, impossible à dater, aussi éternel, en quelque sorte, que la montagne qui l’a rendu possible dans sa subtilité. Il s’agit là de photographies au service de l’émotion et du partage. Photographies qui s’inscrivent, peut-être parce qu’elles n’ont aucune fonctionnalité précise, dans nos mémoires qui, elles aussi, se nourrissent d’impressions, se laissent aller à l’absence de précision, mais qui s’avèrent nécessaires pour permettre de regarder vers l’avant, ou vers l’ailleurs.
Il est fréquent, et c’est le cas ici, qu’une telle façon de revisiter son travail s’articule avec de nouvelles réflexions sur ses enjeux, avec des évolutions de vie, d’envies, de désirs. Tout cela est nécessaire, au sens même ou ces photographies, non choisies au départ, ont été réalisées avec une approche spontanée, instinctive, mues sans doute par une véritable nécessité intérieure et sans calcul. L’amusant, finalement, est qu’elles aient été d’abord rejetées. Et le bonheur qu’elles n’aient pas disparu. Qu’elles aient, après des années de gestation, réapparu. Ou plutôt apparu. Car, à vrai dire, il ne s’agit pas d’une renaissance, mais bien d’une naissance.
Il est une formule amusée qui, en Espagne, surgit presque systématiquement lorsque vous partagez avec des amis une assiette de délicieux copeaux fondants d’un des meilleurs jambons qui puissent exister. Il reste toujours, à la fin, un morceau, que personne n’ose prendre et déguster. On l’appelle « la honteuse ». Et elle finit toujours, évidemment, par trouver quelqu’un pour s’en délecter. Les photographies « d’avant » de Frédéric Lecloux, celles qui ont échappé à tant de risques de destruction et que la Dolpo Box a si bien conservées ne sont plus honteuses. Elles vivent, elles revivent.
Photographie : Christian Caujolle à l’exposition « The Dolpo Box », Dieulefit, septembre 2019
À lire aussi sur ce blog : « Serges, Anders et les autres, une conversation avec Christian Caujolle », septembre 2019. URL : https://www.fredericlecloux.com/serge-anders-et-les-autres/.
