Un jury à moi tout seul…


Par Jörg M. Colberg

Cortona on the Move (CotM), festival de photographie toscan basé dans un village pittoresque à souhait, a ajouté cette année à son programme un prix visant à récompenser une maquette de livre de photographie. Ses organisateurs m’ont invité à en être le juré. J’ai passé l’essentiel de la semaine dernière à en éplucher les candidatures pour en tirer une présélection étroite et choisir un lauréat.

J’avais déjà été juré auparavant pour un prix du même type, mais il s’était alors agi de distinguer un vainqueur parmi une sélection établie au préalable par un jury de cinq membres. Ici en revanche, je devais prendre en charge l’ensemble du processus. J’ai beaucoup réfléchi à la meilleure façon de m’y prendre. Le texte qui suit a pour objet de partager certaines de mes réflexions, quelques exemples de livres, ainsi que des impressions générales qui me sont venues au cours de l’examen des candidatures.

S’agissant des prix de photographie, qu’ils récompensent une maquette de livre ou quoi que ce soit d’autre, rien ne m’exaspère plus que les présélections étroites qui sont tout sauf étroites. Il m’est arrivé de voir des présélections contenant pas moins de vingt projets, parfois plus. Cela me pose un problème. Non seulement je pense qu’une sélection étroite devrait être ce qu’elle dit être : étroite. Mais de plus, une liste trop longue mène à une situation où l’impact de chacun des livres qui la composent s’en trouve diminué. En tant que lecteur, sans doute puis-je trouver un intérêt à regarder une dizaine de livres, mais vingt ? Ou quarante ? Je n’y parviens pas.

De plus, dès qu’une présélection étroite (ou large) est annoncée, je me retrouve assailli de courriels m’annonçant que tel ou tel livre en fait partie. Je comprends l’envie de partager l’info. Mais quand on est un parmi quarante, quel est le pouvoir de discrimination ainsi transmis ? Quand je suis d’humeur grincheuse, je répète aux gens que tout livre de photographie est certainement présélectionné quelque part. Certes c’est une hyperbole, mais ce n’est pas si éloigné que cela de la vérité.

Par conséquent j’ai décidé que la présélection étroite du prix CotM serait effectivement étroite, et ne contiendrait que cinq livres. J’ai pris cette décision avant même d’avoir regardé le moindre projet, sans savoir si cela compliquerait ou simplifierait ma tâche (en fin de compte, cela l’a rendue légèrement plus difficile).

J’ai aussi décidé d’utiliser une variante de mon système de notation des livres de photographie. Évidemment mon verdict serait subjectif. Mais je voulais m’assurer que les même critères seraient appliqués à tous les livres, même si cela m’obligeait à noter précisément chaque candidature (ce qui m’a finalement pris deux jours). Dans cette variante de mon système de notation adoptée à Cortona, j’ai remplacé « production » par « nécessité ». Je ne voulais ni à l’évidence ne pouvais faire de la qualité de production d’une maquette un critère, d’autant moins que certaines étaient réalisées avec plus de soin que d’autres.

Mais la notion de « nécessité » m’est apparue importante : Ce livre devrait-il vraiment exister ? Apportera-il quoi que ce soit à la conversation ? Ou au contraire se borne-t-il à reproduire des choses déjà vues mille fois ? Ainsi ce critère de « nécessité » reprend-t-il un peu les questions qui se posent aux éditeurs. Dans une maison d’édition, ce sont des questions quotidiennes. Si j’en juge par le nombre de livres dont franchement personne d’autre que leurs auteurs n’a besoin, les amateurs d’auto-édition feraient bien de s’y mettre.

Quelques remarques avant d’entrer dans le détail de la présélection et du lauréat. Pour commencer, je me suis rendu compte que le terme « maquette » revêtait des sens très différents d’une personne à l’autre. Personnellement, mon idée est qu’une maquette devrait simplement être le prototype d’un livre. Elle peut être produite à la main ou par un imprimeur, mais il ne faut pas que ce soit une publication.

Parmi les candidatures, plusieurs livres ne rentraient pas dans cette catégorie. Sauf lorsque le tirage était mentionné dans le livre, je n’avais aucun moyen de le vérifier. Alors pourquoi un livre en auto-édition tiré à 50, 100 ou 300 exemplaires ne pourrait-il pas trouver un éditeur par la suite ? Mais alors, si un livre est auto-édité de la sorte, pourquoi faudrait-il qu’il y ait un éditeur supplémentaire ? Cela n’est-il pas de nature à déprécier ou à réduire l’idée même d’auto-édition ? Je ne suis pas en train de dire que j’ai une réponse claire à cette question. Je pense en revanche que c’est un aspect de ce genre de prix qui mériterait sans doute qu’on s’y attarde.

En examinant les livres, j’ai décidé de rassembler quelques statistiques, en dénombrant simplement les occurrences de caractéristiques que je pensais retrouver d’un livre à l’autre. Et effectivement, certaines tendances intéressantes se sont dessinées. Avertissement à vocation scientifique : je ne puis affirmer que l’ensemble des projets soumis à ce prix constitue un « bon échantillon ». Autrement dit, je ne sais s’il s’agit d’un sous-échantillon représentatif de l’ensemble des livres de photographie existants ni si mes observations traduisent la réalité du monde de l’auto-édition ou des maquettes de livres de photographie.

Un bon tiers des livres faisaient appel à des documents d’archives, sous la forme soit de photographies vernaculaires ou archivistiques, soit de reproduction de documents non-photographiques. Cela me semble beaucoup. Même s’il n’y a rien de mal à utiliser des documents d’archives, une telle quantité m’a fait penser qu’il est peut-être temps de mettre un terme à ce qui ressemble désormais à une véritable mode.

Environ 15% des livres incorporaient des pages de plus petite taille ou des inserts. À nouveau, il n’y a aucun mal à ce type de procédé. Sauf que les raisons d’y recourir n’étaient généralement pas très claires. Cette tendance (cette mode ?) s’ajoutant à la précédente, il est tentant d’y voir ce qu’on pourrait appeler un effet Redheaded Peckerwood. Livre que j’aime assez, je l’ai dit clairement ici. Je ne suis toutefois pas convaincu qu’il faille fatalement en adopter les stratégies dans tellement de projets – jusqu’à se retrouver avec des documents d’archives de loin plus intéressants que les propres photographies de l’auteur, ce qui était le cas de plusieurs candidatures.

Une autre tendance, que j’ai remarquée tardivement sans avoir établi de statistiques, c’est la carence en visages humains. Je ne sais pas exactement ce que cela signifie. Mais j’ai senti que plus je regardais de livres, plus je désirais voir un visage et pas un paysage ou une nature morte de plus, ou une main ou un dos, ou encore un torse avec la tête coupée par le cadre.

Cela étant, je suis parvenu à une sélection de cinq finalistes (dans l’ordre alphabétique) : Il Libro del Comando, de Francesco Amorosino, Recruit, de Hiroshi Okamoto, Dear Japanese, de Miyuki Okuyama, Eyes as Oars, de Carla Rak, et Baltic, de Yulia Tikhomirova.

J’ai attribué le prix à Dear Japanese, de Miyuki Okuyama, un choix dont je suis assez content. De retour à la maison j’ai découvert que le travail sur lequel repose ce livre avait déjà été publié dans une version complètement différente – et pour ce qui me concerne, très inférieure. Après discussion avec les organisateurs du festival, étant données les énormes disparités entre les deux versions, nous avons décidé de maintenir son prix au lauréat. C’est vraiment un excellent livre.

Je ne sais ce que les observations et commentaires ci-dessus peuvent signifier pour le monde des livres de photographie en général, et de l’auto-édition en particulier. J’ai manifestement mes propres idées et opinions sur le sujet. Je dirais que suis très satisfait de l’état général du monde des livres de photographie. Contrairement à beaucoup de gens, je ne pense pas qu’il y ait trop de livres. Sans parler du fait qu’une telle opinion suggère qu’il existerait un critère d’appréciation de ce « trop ». Plus il y en a, mieux c’est.

Cela dit, il y a trop de mauvais livres publiés, aussi bien chez les éditeurs qu’en auto-édition. La plupart des livres n’épuisent jamais leur tirage – voilà un critère possible, aussi imparfait soit-il.

Je pense que la première question à se poser avant de faire un livre n’est pas de savoir qui le publiera, ni quelle devrait être sa taille, ni s’il est judicieux qu’il comporte des encarts, ni rien de tout cela. Non. La première question à se poser devrait être : ce livre doit-il vraiment être réalisé ? Ajoutera-t-il quelque chose à l’ensemble des livres qui existent déjà ? J’ai eu le sentiment que les cinq livres de ma présélection franchissaient sans peine ce cap. Mais pour beaucoup de maquettes et de livres examinées à l’occasion de ce prix, ce n’était pas le cas.

Autrement dit, si on fait un livre de photographie pour le seul plaisir qu’il existe – voire pour accroître son propre prestige –, ce n’est pas une bonne idée. Nul ne gagne en prestige si un livre se borne en substance à alourdir les étagères des bibliothèques. On pourrait manifestement débattre de ce que signifie vraiment « ce livre ajoute-t-il quelque chose à… ? ». Ce serait une saine discussion à avoir. Une discussion qui, selon moi, apporterait beaucoup plus que d’ergoter sur la question de savoir s’il y a trop de livres ou non.

 

 


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en décembre 2016.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 20 juillet 2016 sur Conscientious Photography Magazine.