Territoires du cinématographe VII


Journal d’une résidence de création artistique et de médiation culturelle en Ardèche

La lectrice ou le lecteur souhaitant connaître la raison d’être de ce journal peut en lire l’introduction, exposée en préambule à sa première livraison1.

7e partie : L’ancrage par l’itinérance, une conversation avec Moïse Maigret, de l’association Écran Village

Le 17 novembre 2020 par visioconférence, Frédéric Lecloux à Nyons, Drôme, Moïse Maigret à Lamastre, Ardèche.

*

[Moïse Maigret] Alors, où en est ta résidence ?

[Frédéric Lecloux] À l’arrêt. J’espère que quelque chose pourra avoir lieu en 2021. Je reçois de l’argent public pour travailler, je n’ai pas envie de rester chez moi à ne rien faire.

[M. M.] Nous sommes tous dans cette situation-là, en effet. C’est compliqué. Je vois mal comment nous pourrions rouvrir les cinémas d’ici à fin 2020. Espérons qu’en 2021 nous pourrons reprendre les activités, sinon il faudra changer de métier. On ne peut pas vivre sous perfusion.

[F. L.] C’est vrai. Cela crée un malaise car cela questionne notre rôle par l’absurde. On supprime le contexte dans lequel nous pouvons créer ou exercer notre activité, on nous demande de vivre sans, puis pour nous consoler on nous donne des sous. Ce qui est déjà bien mais ne suffit pas. Un moyen de continuer à faire vivre cette résidence, c’est d’écrire. J’avais parlé avec Patrick Dallet à Privas2 au printemps dernier. Aujourd’hui je suis heureux de pouvoir parler avec toi de l’ancrage associatif du cinéma dans le coin d’Ardèche où tu vis. Quelle est l’histoire de votre association, Écran Village ?

[M. M.] L’association Écran Village a été créée en 1983, ici sur le secteur de Vernoux, de la vallée de l’Eyrieux et de Lamastre. À l’époque la diffusion du cinéma était souvent prise en charge par les foyers ruraux et les associations d’éducation populaire. En ville c’étaient les MJC ou l’Urfol3, qui a toujours des circuits de cinéma. Il y avait les cinémas de patronage, souvent tenus par des associations comme Le Sou des écoles. Sinon c’étaient aussi les écoles privées ou les associations de curés qui s’occupaient de cinéma. On était dans le monde de Cinema Paradisio. Hormis cela, dans les années 1970-1980, il n’y avait pas de possibilité pour les gens d’ici d’aller au cinéma. Alors des passionnés animés par l’envie d’amener le cinéma dans ces campagnes ont créé un circuit itinérant sur le territoire. C’était en 1983. Écran village a continué d’exister depuis.

[F. L.] Donc dès le départ la volonté était de proposer un cinéma itinérant ?

[M. M.] Oui. Au départ ils ont pu acheter une machine de projection. Au tout début c’était du 16 millimètres. Leur but était de faire une séance par mois. Il y en a eu d’abord à Vernoux puis dans la vallée de l’Eyrieux aux Ollières. Ensuite, comme il y avait des habitants de Lamastre dans l’association, ils ont obtenu d’organiser des projections dans une salle qui est devenue le centre culturel. Puis l’association s’est développée. Elle est passée au 35 millimètres je dirais fin des années 1980 début 1990. Puis ils ont acheté une deuxième machine pour pouvoir tourner sur différents lieux, et quand je suis arrivé en 2010 l’association avait quatre projecteurs 35 millimètres.

Elle s’est scindée en deux à un moment donné, pour des raisons à la fois personnelles et techniques. Une partie d’Écran Village est restée dans la vallée de l’Eyrieux. C’est toujours une association, qui s’appelle L’Image buissonnière et qui continue à faire des projections aux Ollières et à Saint-Étienne-de-Serre je crois, avec peu de bénévoles. Il n’y a pas eu de professionnalisation.

[F. L.] Arrivé en 2010, tu as donc connu le passage au numérique ?

[M. M.] Oui. C’est même moi qui sans rien y connaître ai été amené à travailler sur ce dossier. Quand je suis arrivé on m’a tout de suite dit : « voilà les clefs du cinéma, à toi de faire en sorte que ça fonctionne ». Ce passage au numérique a été compliqué. Il n’était pas sûr qu’on pourrait continuer à proposer du cinéma itinérant en numérique parce que techniquement il n’existait pas de matériel suffisamment léger. C’est à cette époque que les cinémas itinérants, qui évoluaient souvent chacun dans leur coin, se sont regroupés au sein de l’Anci4, ce qui a permis de se rencontrer et de travailler ensemble au passage au numérique d’abord, puis sur d’autres sujets ensuite. Cette collaboration continue aujourd’hui. L’Anci commence à prendre un peu de poids et est devenue l’interlocuteur référent auprès des instances gouvernementales pour toutes les questions liées à l’exploitation et l’itinérance.

Le numérique a permis de poursuivre la professionnalisation d’Écran village, commencée avec la mise en place des Emplois-jeunes, de proposer davantage de séances, d’ouvrir des points de projections, et petit à petit d’élargir le champ des possibles de l’association.

[F. L.] Combien êtes-vous de salariés aujourd’hui ?

[M. M.] Nous sommes trois. Nadège [Teyssier] que tu connais, Pierre [Martin] et moi. Quand je suis arrivé il n’y avait qu’un poste de salarié qui avait déjà été occupé par trois ou quatre personnes. Au même moment l’association a pu professionnaliser un poste de projectionniste, à mi-temps à l’époque. Cela a permis de délester les bénévoles, qui donnaient déjà énormément de temps. Lorsque le projectionniste est parti à la retraite le poste a évolué pour inclure la communication. C’est Pierre qui l’occupe.

Puis, ce qui est inhérent à toutes les structures intercommunales, il y a eu une sorte de tension entre l’équipe de Lamastre, qui prenait en charge énormément de choses car c’est un gros point de projection, et Vernoux, qui est devenu salle fixe avec le passage au numérique et où est basé notre bureau. À ce moment-là on a décidé d’embaucher une troisième personne, Nadège, notamment pour consacrer plus de temps à la salle de Lamastre, mais aussi pour gérer l’animation jeune public et les scolaires. Trois salariés donc, et une trentaine de bénévoles actifs.

[F. L.] Y vois-tu une dimension politique, militante ?

[M. M.] Oui, c’est très clair pour moi. S’engager comme bénévole dans une association est un geste militant. Cela fait très longtemps que je fais du bénévolat. Ici, je le vois bien, c’est du bénévolat quotidien. À différents niveaux selon les postes choisis et les disponibilités des personnes, mais c’est une implication considérable de la part des gens qui en font partie, avec une gestion associative, un bureau, une administration, dont certains sont là depuis le début en 1983. C’est le sens vrai du militantisme pour moi : il y a chez les bénévoles un attachement viscéral à l’animation du territoire par le cinéma.

[F. L.] Sais-tu si ce type d’engagement et de fonctionnement est spécifique à l’Ardèche ?

[M. M.] Il y a en tout cas une spécificité liée à ces milieux ruraux et reculés, avec une volonté forte de la part des gens qui s’impliquent dans ces associations de créer une dynamique culturelle sur ces territoires. Au sein de l’Anci j’ai rencontré beaucoup de structures associatives qui font du cinéma itinérant. Toutes nécessitent une implication importante, avec beaucoup d’heures de bénévolat. Mais nous avons tous des façons de travailler très différentes, ce qui est intéressant à observer. Il n’y a pas un modèle unique. Donc non, je ne pense pas que ce soit spécifique à l’Ardèche. Il y a même des cinémas en ville qui sont gérés par des associations. Même quand il y a un fort taux de présence professionnelle, il y a toujours une implication importante.

[F. L.] Comment les gens qui viennent aux séances ressentent-ils cette implication ? Le public répond-il à hauteur de vos attentes ou est-ce difficile d’aller le chercher ? Devez-vous consacrer beaucoup de temps à la communication pour l’amener à vous ?

[M. M.] Depuis 1983 l’association a fait un énorme travail pour créer des habitudes et des envies de cinéma. Quand je suis arrivé en 2010 ce travail était donc fait. Nous continuons à l’entretenir et à le développer. Si nous devions créer un circuit de cinéma itinérant sur un territoire où ces habitudes n’existaient pas il faudrait travailler différemment.
Donc oui, le public répond à nos propositions. « À la hauteur de nos attentes ? », je ne sais pas car des fois on place la barre assez haut. Certaines œuvres qu’on souhaite sincèrement partager ne rencontre pas leur public malgré notre enthousiasme, mais dans l’ensemble c’est encourageant. Nous consacrons du temps à la communication effectivement, mais je dois avouer que ce n’est pas la partie où nous excellons. Dans l’équipe nous sommes tous un peu allergique aux réseaux sociaux par exemple…

[F. L.] Et ces acquis se pérennisent-ils ? Ce travail a-t-il a structuré le tissu rural et ancré le cinéma dans le paysage ?

[M. M.] Oui, même si le public évolue. Les gens qui venaient en 1983 ne viennent plus tous. Aujourd’hui le fait que ces habitudes, ces envies et ces besoins de culture existent est une plus-value pour le territoire. Les élus le savent. Quand on veut attirer des gens pour s’installer quelque part, cela compte. Les gens venant de milieux urbains sont en demande de ce genre d’activité. Pouvoir faire de la randonnée, ou son jardin, profiter d’infrastructures comme la piscine à Vernoux, tout cela est important. Et le cinéma s’ajoute à ce paysage déjà riche. Beaucoup de nouveaux arrivants nous disent être venus ici d’une part parce que c’était possible pour eux, mais aussi parce que ces activités, dont le cinéma, existaient.

[F. L.] Combien d’habitants y a-t-il à Vernoux ?

[M. M.] Pas tout à fait deux mille. C’est un territoire composé de très petites communes. Nos spectateurs ne viennent pas uniquement des bourgs de Vernoux ou de Lamastre. Aller au cinéma est aussi un acte militant pour les spectateurs. Il y a les déplacements, les séances sont plutôt en fin de journée et le soir… Or quand les gens rentrent du boulot ils s’occupent des enfants, du repas… Quand trouvent-ils un créneau pour ressortir de chez eux, reprendre la voiture et aller au cinéma ? Cela requiert de la bonne volonté.

Pour te donner un chiffre, en 2019 le circuit et la salle représentent environ trente-trois mille entrées, y compris les scolaires. C’est très bien. Nous savons que notre public n’est pas extensible à l’infini. Et nous proposons aussi des séances en plein air l’été, ce qui offre un côté événementiel apprécié pendant les vacances. Cela permet aussi d’aller dans des communes dépourvues de salle, où parfois même il n’y a pas beaucoup d’activité, ce qui crée une dynamique, et fait aussi partie du militantisme.

[F. L.] Tu disais tout l’heure que la salle de Vernoux était devenue fixe avec le passage au numérique. Comment est-ce intervenu ?

[M. M.] On savait que le cinéma allait passer au numérique. Et en tant qu’itinérant on ne savait pas à quelle sauce on allait être mangé. Au même moment, la Communauté de communes du pays de Vernoux qui existait à l’époque avait récupéré divers bâtiments, dont la salle Louis Nodon à Vernoux, pour laquelle ils avaient un projet de rénovation. Ce projet a pu se financer grâce à la principale activité hébergée dans cette salle, les séances de cinéma. Il tenait la route pour les financeurs (le département, la région et l’Europe). Il y avait déjà une activité dans la salle. Donc nous avons abondé dans le sens du projet et nous avons été impliqué dans la conception de la nouvelle salle. On nous a demandé ce dont nous avions besoin pour travailler en tant qu’exploitant, en terme de caractéristiques techniques pour la salle et la cabine. Nous avons travaillé avec l’Agence pour le développement régional du cinéma (ADRC), qui a un bureau d’étude pour les rénovations et constructions de salle afin de faire connaître aux architectes les normes pour qu’une salle soit opérationnelle et homologuée. Nos préconisations ont été prises en compte dans les plans d’architecte. Et donc j’arrivais dans ce boulot tout neuf, ne connaissant rien à ces questions, et je me suis lancé dans les dossiers. C’est ainsi que nous avons fait passer cette salle en salle fixe.

Et pendant ce temps-là, l’Anci a travaillé avec des fabricants de machines de projection pour examiner les solutions de projection numérique en itinérant. Je faisais partie alors du conseil d’administration. Un constructeur est venu nous voir à une assemblée générale à Paris. Il était en train de concevoir une machine pour les cinémas d’Amérique latine qui voulaient des projecteurs de petite taille, et il pensait qu’elle pourrait peut-être nous convenir. l’Anci a saisi l’opportunité, et a travaillé avec le CNC pour trouver des financements et proposer à tous les circuits itinérants de continuer à travailler grâce à cette évolution technologique.

Donc nous avons pu acheter deux projecteurs mobiles. Un qui part en tournée, et un qui reste plutôt à la salle de Lamastre, qui n’est pas une salle fixe pour des raisons de normes de dégagement de tête, ça se joue à pas grand chose, mais qui est un belle salle. C’est la locomotive de la tournée. Il y a à peu près le même taux de séances à Lamastre et à Vernoux, une dizaine de chaque côté. Ce double fonctionnement fixe et itinérant a impliqué de repenser le fonctionnement de l’association. Ce sont deux gestions différentes, exploitations différentes, deux numéros d’exploitation, deux comptabilités…

Fallait-il en revanche faire une programmation commune ou séparée entre le circuit itinérant et la salle de Vernoux ? Au début, cette question a engendré beaucoup de discussions, d’études et de tensions parfois entre les équipes du circuit et les salariés… Mon avis personnel, c’est qu’à ce moment-là les choix ont été les bons. Il a été décidé de faire la même programmation, pour plusieurs raisons. L’accessibilité au film est plus facile quand on a une salle. Sur un circuit itinérant, à l’époque du 35 millimètres, il était convenu d’attendre la cinquième semaine d’exploitation avant de pouvoir obtenir un film. Donc avoir une salle fixe permettait que la programmation soit moins en décalage avec les sorties, et surtout de proposer au distributeur de faire plus de séances avec la même copie. Avec un même film, au lieu de faire cinq séances sur la même salle dans la semaine avec un nombre d’entrées qui s’essouffle à la fin, on pouvait en faire trois mieux ciblées et trois autres sur la tournée. Cela nous permettait aussi d’avoir la même communication pour les deux exploitations. De plus, pour beaucoup de spectateurs, en fonction de leur lieu d’habitation, aller à Lamastre ou Vernoux, Lamastre ou Chalencon, ça ne change pas grand chose, donc on pouvait proposer au spectateur le choix d’aller au cinéma où il veut quand il peut.

Cela nous a aussi permis de réfléchir aux animations. Si l’on propose une avant-première en présence d’un réalisateur un peu connu, je trouve plus intéressant de le faire sur une seule séance à un endroit où il y ait beaucoup de monde, au lieu de reproduire l’événement sur plusieurs lieux. Avec des événements plus localisés, on donne de la singularité à un endroit puis à un autre. Cette vision a été longue à faire accepter. Mais c’est le rôle du programmateur de faire en sorte de maintenir un équilibre et qu’il n’y ait pas plus d’événements à un endroit qu’à un autre. De plus, et ça nous ramène au côté militant des bénévoles, ces propositions naissent très souvent de la base. C’est aussi pour cela qu’il y a plus de sens à le faire localement, là où l’idée et l’envie est née. Par exemple l’équipe de Lamastre a voulu créer un événement cinéma autour de la journée des droits de la femme le 8 mars. Donc on a monté un petit festival qui a lieu tous les ans sur cette période, le festival Autour d’Elles.

[F. L.] C’est l’équipe que j’avais rencontrée lors de la présentation de mon travail au Regain au Teil en décembre 2019 avec Les Écrans ? Nous avions parlé de ce festival, Autour d’elles.

[M. M.] En effet. Ce sont des événements qui naissent des impulsions, des liens, des carnets d’adresses des bénévoles. C’est important.

[F. L.] Ces initiatives ancrent les activités dans le territoire parce qu’elles émanent de gens qui y habitent et partagent cette passion pour le cinéma.

[M. M.] Oui, et si ces initiatives venaient exclusivement de moi, salarié de l’association, elles seraient moins variées et il serait plus difficile de mobiliser les équipes. Alors maintenant on parle beaucoup de médiation, on nous demande de nous réinventer, d’animer toutes sortes de choses. Mais pour moi c’est juste un changement sémantique. Écran village a beaucoup de partenariats éphémères ou réguliers avec des structures locales, pas uniquement culturelles, des associations musicales ou des agriculteurs par exemple qui veulent faire une soirée thématique avec un repas… Quand elles ont envie d’organiser un événement, les associations pensent « cinéma » et font appel à nous pour chercher un film en rapport avec leur thématique. Les gens ont identifié le cinéma comme faisant partie du paysage social et culturel local. Ces partenariats ponctuels font partie de notre travail depuis longtemps.

Cela dit, il y aura toujours des publics que nous ne toucherons pas, et qu’il m’intéresserait de toucher. Le fait que la médiation se soit institutionnalisée peut m’aider à aller vers des publics qu’on a jusqu’à présent du mal à aller chercher. Par exemple les publics empêchés, comme les gens dans les Ehpad : on travaille un peu avec eux, souvent juste pour une séance, pour leur permettre de sortir, mais ce serait bien d’aller plus loin, notamment sur le mélange des publics. Le public le plus difficile à toucher, pour toutes les structures, ce n’est pas spécifique à Écran Village, ce sont les jeunes.

[F. L.] Parce qu’ils regardent les films sur leur téléphone, ou à cause des plate-formes ?

[M. M.] En partie. Mais les jeunes vont quand même au cinéma. Le problème principal est qu’ils partent pour faire leurs études et qu’en ville, ils trouvent une offre de salles de cinéma plus large. Donc leurs pratiques évoluent. Ils prennent l’habitude d’aller dans un multiplexe de douze salles et de choisir sur place ce qu’ils vont voir. Alors qu’ici la pratique repose sur l’envie d’aller voir le film que nous passons parce qu’ils en ont entendu parler, ou s’ils n’en ont pas entendu parler, parce qu’ils font confiance à notre programmation. Et puis quand les jeunes vont au cinéma ici, forcément ils se retrouvent avec leur ancien professeur du collège, le principal, leurs oncles et tantes, leurs grands-parents… La sortie est différente vue sous cet angle. Notre travail serait alors peut-être de proposer des séances plus spécifiques, davantage d’animations… Il faut que nous inventions de nouvelles choses. Il faut que la sortie cinéma représente une plus-value. C’est mon avis. Nous avions commencé cette réflexion avant la crise parce que la sortie cinéma perd du terrain. Je vais passer rapidement sur la situation actuelle : concrètement, la conjonction de la fermeture des salles, de l’accès illimité aux plates-formes pour une somme modeste, et de la démocratisations des installations techniques domestiques d’assez bonne qualité, tout cela va nous coûter très cher. Les gens ont pris de nouvelles habitudes et en ont perdu rapidement d’autres qui avaient été longues à mettre en place. Comment faire revenir les gens en salle en sachant qu’en face il y a aussi des propositions très intéressantes ? Les grand gagnants de cette affaire seront les plates-formes, Netflix, Amazon, Disney. Je ne crois pas à la mort des cinémas et nous ne baisserons pas les bras, mais effectivement il va falloir qu’on mette les bouchées doubles pour donner une plus-value à la sortie cinéma.

[F. L.] Cette nécessité de se justifier en offrant davantage que la séance me semble paradoxale. Ce que propose le cinéma est déjà beau en soi et devrait se suffire à lui-même. L’injonction de la plus-value est non seulement paradoxale mais se fait au risque de la facticité. Il est certainement possible de mener des animations avec intelligence en apportant un plaisir, une émotion, une connaissance ou une compréhension inédite aux spectateurs, mais que ce soit obligatoire pour faire sortir les gens de chez eux peut devenir de la poudre aux yeux.

[M. M.] Je pense que tu as raison. Nous devons y réfléchir pour ne pas tomber dans des propositions factices. Cela dit, à la sortie du premier confinement, puis en septembre et octobre nous avons fait beaucoup d’animations. Le festival Roman et cinéma à Vernoux, qui existe depuis onze ans maintenant, qui a bien fonctionné, et beaucoup de rencontres spécifiques autour de films comme Honeyland5 par exemple. Nous avons vu que les gens étaient demandeurs et répondaient présents. Deux choses ont favorisé cette bonne réception : des sujets qui les intéressent, et le retour à la vie sociale !

[F. L.] C’est aussi là que réside la plus-value : nous sommes des animaux sociaux, chacun à sa mesure certes, mais nous ne pouvons pas passer notre vie devant un écran. Arrive toujours le moment où il faut sortir et aller voir autrui.

[M. M.] Tout à fait, c’est sur cette plus-value sociale que nous devons être intelligents. Mais comme tu dis, il ne faut pas que ce soit de la poudre aux yeux. Ill faut réfléchir à attirer les gens en mettant cette dimension sociale en exergue. Cela passe par l’accueil, les discussions, la rencontre, sur des sujets qui peuvent intéresser les gens. Alors que faire une avant-première sur un film de divertissement avec un acteur connu, cela va plaire, une fois ou deux ; puis les gens vont se lasser. D’autres idées peuvent être intéressantes, comme des avant-premières surprise.

[F. L.] Ah oui ! À Bruxelles dans les années 1990 il y avait un cinéma qui proposait ce type de séances, ils les appelaient les « sneak preview », c’était le jeudi dans mon souvenir. J’aimais leur programmation, donc lorsque j’y allais je me disais que je ne pouvais pas être déçu…

[M. M.] On joue sur la confiance que nous font les gens. Comme tu viens de le dire, tu connais la ligne éditoriale du cinéma donc tu ne crains pas d’avoir de mauvaises surprises. C’est une bonne idée, mais on va toucher surtout nos spectateurs fidèles. Comment attirer les autres ? Je parle en connaissance de cause : les amis de ma génération, et de celle d’un peu après, ne viennent pas au cinéma. J’essaie de comprendre pourquoi. Avec le travail et des enfants en bas âge la vie de famille est parfois difficile à bousculer pour aller au cinéma. Face à ce type de contraintes, on ne peut rien faire, même si cela dépend toujours aussi des priorités que chacun met dans ta sa vie. J’ai aussi d’autres copains qui viennent au cinéma mais séparément : l’un garde les enfants, l’autre va au cinéma, à tour de rôle.

De plus en effet, la nouvelle génération regarde les films sur téléphone. D’autres regardent beaucoup de films à la maison. Les gens ont des grandes télévisions. C’est bien pour le respect de l’œuvre d’avoir un bon système audiovisuel. Mais pour la dimension sociale, comment faire passer l’étincelle ? Ils ont un choix énorme sur les plates-formes, avec lequel nous ne pouvons pas rivaliser sur des mono-écran, évidemment. Et puis le fait d’être chez soi, de ne pas ressortir, de ne pas devoir prendre la voiture, de pouvoir appuyer sur « pause » pour aller chercher une bière au frigo, ce confort-là, nous ne pouvons pas l’apporter. On est en pleine réflexion. On fait des essais tout le temps, comme les ciné-mémoires, les ciné-clubs, etc. Trouver la bonne date, les bonnes personnes, s’organiser, faire ou non un repas avant…

[F. L.] Ce qu’il faudrait parvenir à faire comprendre aux gens c’est que le confort n’est pas nécessairement positif. C’est aussi ce qui t’assoit dans l’immobilisme intellectuel. C’est Rimbaud : « je redoute l’hiver parce que c’est la saison du confort ».

[M. M.] Oui et il faut aussi jouer sur le partage : faire passer le message que le partage est plus intéressant que le confort. Si je suis devenu programmateur c’est parce que j’avais envie de partager des films, d’en parler, pas de les regarder chez moi et de les garder pour moi et ma famille. Dès la réouverture des salles il va falloir agir à cet endroit-là. D’autant qu’un autre problème me fait peur, c’est qu’on risque d’avoir de moins en moins de contenu dans les salles de cinéma. Les distributeurs ont aussi besoin de garanties quand ils sortent un film. Même si les blockbusters et les films à gros budgets américains ne sont ni notre cœur de métier ni notre gagne-pain, on en programme car ce serait dommage d’en priver le public qui a envie de les voir au cinéma. La programmation d’Écran Village est à plus de 70% Art et essai. Fin août, début septembre sortait un blockbuster, Tenet6, censé sauver les salles de cinéma, mais concrètement nous faisons quinze à vingt fois plus d’entrées sur Effacer l’Historique7 que sur Tenet. Parce qu’on a peut-être reçu la copie un peu tard, parce que nos spectateurs fidèles ne viennent pas voir ce type de films, etc. Ce n’est pas pour cela qu’il faut s’interdire de le passer. Mais on risque d’avoir de plus en plus de mal à accéder à un certain type de films, et donc de faire venir un certain type de public. Le fonctionnement de Walt Disney dernièrement donne à réfléchir sur ce qui va se passer à l’avenir. Ils ont lancé leur plate-forme, alors qu’ils étaient très favorables à la sortie cinéma.

[F. L.] Merci pour ce panorama de l’association et de ses enjeux. Et toi, comment es-tu arrivé dans ce métier, et dans ce territoire ? As-tu grandi là ?

[M. M.] J’ai grandi dans les Boutières. C’est le bassin en-dessous de la montagne du Mézenc, qui va jusque Saint-Agrève, où nous nous sommes rencontrés. C’est une petite partie du plateau ardéchois. C’est encore plus perdu que Vernoux.

[F. L.] Que faisaient tes parents ?

[M. M.] Mes parents sont arrivés en Ardèche en 1976. Mon père s’est installé comme agriculteur, activité qu’il a très peu pratiquée. Ma mère était infirmière à domicile. Et ils ont créé une chambre et table d’hôte. Ce qui n’était pas encore un label à l’époque, il y en avait très peu. Ils faisaient ça en plus du reste, surtout en saison. Nous sommes une famille de quatre enfants. Nous avons tous grandi là-haut. Nous n’avions pas de télévision. Mes parents étaient très portés sur la culture, le spectacle, la danse, et le cinéma. Il y avait un cinéma au Cheylard, c’était quand même à vingt kilomètres de chez nous, et au Chambon-sur-Lignon, à côté de Saint-Agrève. Nous y allions de temps en temps. C’est un peu plus tard que j’ai fait ma culture cinématographique. Mes parents descendaient régulièrement à Valence. Ils allaient au cinéma, à l’époque c’était l’Utopia, et ils nous y emmenaient. J’y aillais à peu près une fois par semaine.

[F. L.] Ah, il y avait un Utopia à Valence ?

[M. M.] Oui. C’est devenu ensuite un cinéma indépendant, repris après par Le Navire. Plus tard, comme il n’y avait pas encore de lycée au Cheylard, on devait partir en internat. C’était soit à Privas, soit à Aubenas, soit à Valence, soit à Annonay, soit à Tournon. Je suis allé à Tournon. Mais je continuais d’aller au cinéma à Valence régulièrement, car j’ai une grande sœur qui y faisait ses études et j’allais la rejoindre À l’époque il y avait aussi le Crac, l’ancêtre du Lux, la scène nationale. La programmation était singulière, pointue, un peu comme le Lux aujourd’hui. C’est là où j’ai découvert Trantino, ou Poelvorde dans C’est arrivé près de chez vous. Puis pour mes dix-huit ans mes parents m’ont offert un séjour au festival de Cannes, organisé par l’Urfol justement…

[F. L.] Donc le cinéma a été tôt ton appétit principal ?

[M. M.] Je ne dirais pas principal. J’aimais bien le cinéma, mais j’écoutais surtout beaucoup de musique. Comme mes parents faisaient de l’accueil et que nous étions quatre enfants, les gens amenaient leurs enfants. C’étaient beaucoup des gens de la ville, de Paris, des jeunes de mon âge. Nous avons grandi ensemble. Étant en ville ils avaient accès à une culture très large, en cinéma aussi d’ailleurs. J’ai un vieux copain dans cette bande qui m’a beaucoup éduqué au cinéma, et avec qui aussi on découvrait aussi chercher beaucoup de choses en musique, en hip-hop, en rock, dans les années 1990. J’avais d’autres copains sur le secteur. Le week-end quand on rentrait, on se retrouvait et on allait à des concerts un peu partout. Nous avions la chance qu’à l’époque il existait un lieu de musique à Saint-Agrève, le Château Lacour8. C’était un espèce de pub dans une grange du château. Le public venait de loin ! Lyon, Saint-Étienne, Marseille. Il organisait des concerts tous les weekends, ce pouvaient être des artistes jamaïcains, ou des groupes de rock alternatif des années 1980. C’était pointu musicalement. Et naturellement, quand j’ai eu dix-huit ans, avec mes copains j’ai aussi créé une association d’organisation de concerts dans la salle des fêtes du village où j’habitais. J’ai travaillé très tôt comme bénévole dans la diffusion des musiques actuelles et de spectacle vivant.

[F. L.] tu as fait des études ?

[M. M.] J’ai passé mon bac puis j’ai pris une année sabbatique pour voyager. En rentrant de voyage, c’était l’époque où Jack Lang9 avait mis en place le label des Cafés-musiques, dans la continuité de la création de mon association mon idée était d’en ouvrir un dans les Boutières, pour profiter de ce fléchage. Mais sinon j’ai fait un Cap de serveur bar-brasserie. Et puis à Lamastre en 1998 des copains ont monté un festival de musiques actuelles. C’était le moment des emplois-jeunes. Ils ouvraient un poste. Comme j’avais déjà cette pratique en association j’ai postulé. Et donc j’ai été embauché à Lamastrock10 en tant qu’emploi-jeune comme médiateur culturel pour travailler sur la diffusion. J’y suis resté cinq sept ans. J’ai arrêté parce qu’on a eu des ennuis sur le gros festival qu’on organisait à Lamastre. C’était un des rares festivals à se tenir en plein cœur de ville. C’était notre marque de fabrique. C’était l’époque médiatisée des free parties, qui parfois se greffaient sur les festivals. J’étais chargé de gérer cela. Pour ne pas nous faire envahir par ces pratiques nous avions choisi de les accueillir plutôt que d’essayer de les contrer. Mais nous nous sommes fait déborder sur une édition, pas uniquement à cause des free parties mais à cause, ou personnellement je dirais plutôt grâce à une programmation réussie. On pouvait accueillir trois mille personnes dans notre enceinte, mais cette fois-là il devait y avoir bien 8000 personnes. Il n’y a pas eu de catastrophe, mais les gens qui n’ont pas pu entrer ont fait la fête en ville, ce qui n’a pas plu à la mairie et à la préfecture qui nous ont plus ou moins empêché de continuer. Suite à cela nous avons eu l’idée de faire un festival de musiques itinérant. Tu vois, cette idée de l’itinérance est déjà là. Le festival a été fragmenté sur plusieurs communes du secteur de Vernoux et Alboussière surtout, où la mairie nous a bien accueillis. On organisait des soirées thématiques, du blues, des musiques tziganes, des choses comme ça, et pluridisciplinaires, avec un repas lié à la thématique, des groupes en apéro, deux ou trois concerts…Et une séance de cinéma, qui se faisait en partenariat avec Écran Village. C’est comme ça que je me suis fait connaître de l’association. Je leur ai proposé d’être projectionniste bénévole, ce que j’ai pu faire régulièrement et qui m’a permis d’apprendre ce métier, avec le 35 millimètres. Il y a eu deux éditions de ce festival qui s’appelait Rockmovies puis il s’est arrêté. Et l’association Lamastrock a pris une direction différente, de moins en moins orientée vers la diffusion mais plutôt vers les activités de booking, tourneur, agent d’artistes.

Et puis, nationalement et économiquement, ce secteur a connu un virage vers une organisation plus lourde, avec de grosses structures, de gros financeurs, de gros artistes. Tous ces petits festival ont cessé d’exister au profit de grosses machines. Tu connais Julien Poujade à la Maison de l’image : lui aussi était bénévole dans une association similaire à la nôtre, qui a connu le même sort. Lamastrock m’a proposé alors un poste de booker mais je n’avais pas envie de passer mes journées au téléphone à placer des artistes. Je te dirai pourquoi. Et j’ai arrêté. J’ai fait complètement autre chose pendant deux ou trois ans.

Puis il s’est trouvé qu’à Écran Village, où j’étais bénévole et dont je commençais à avoir une certaine pratique, j’étais même entré au conseil d’administration, le fondateur Frédéric Delépine pensait me proposer de reprendre la présidence. Mais à ce moment-là, ils cherchaient quelqu’un pour reprendre le poste de salarié. Ça m’intéressait. Donc je ne suis pas devenu président et je suis entré à Écran Village.

Je reviens sur la raison pour laquelle je ne voulais pas être booker, car cela rejoint ta question du début sur l’ancrage au territoire. Mes deux passions, la musique et le cinéma (j’en ai d’autres mais ces deux-là me nourrissent particulièrement), je les ai toujours considérées comme des outils, comme des leviers pour développer ce que j’avais envie de faire ici, en Ardèche, autour de la culture.

[F. L.] Alors que tu aurais très bien pu mettre les voiles vers Marseille ou Lyon, voire plus loin encore.

[M. M.] J’aurais pu, mais mon intérêt, c’était de développer des dynamiques culturelles en Ardèche. Avant de rentrer à Lamastrock puis à Écran Village, n’ayant pas voulu faire mon service militaire, j’ai été objecteur de conscience dans une association sur le plateau ardéchois qui s’appelait Les Élus du Mézenc, regroupant des maires de toutes les communes autour du Mézenc, un endroit assez isolé qu’on appelle « les confins ». Ces maires cherchaient à créer des dynamiques, avec une volonté de faire vivre les territoires.

[F. L.] C’est pareil, tu aurais pu être objecteur de conscience à l’autre bout du monde, c’était possible. Et au contraire tu as choisi de rester dans ce territoire…

Oui. Je ne dis pas que c’était le désert, ce serait mentir. Mais j’avais envie de participer à la construction de quelque chose sur ce territoire que j’aime et dont je pense depuis le début qu’il recèle un bon potentiel. Ce qui s’est révélé exact. Et la musique était pour moi un outil pour cela. Et si je suis allé vers le cinéma c’est pour la même raison : j’y vois un outil de développement territorial. C’est davantage que cela, bien sûr : je n’aime pas trop abuser de ce terme d’outil, car cela peut dévaloriser la dimension d’œuvre artistique des films.

[F. L.] Je comprends mais ça ne me choque pas. J’utilise ce terme en photographie : elle est un outil de questionnement du monde, même si elle présente un potentiel artistique. « Outil » n’est pas un terme dépréciateur. Je le trouve même noble. C’est un beau parcours ! Ses étapes s’imbriquent d’une façon fluide dans ton récit. Et le territoire est présent à chacun de tes choix, me semble-t-il. Cela me fait penser à la seconde fois où nous nous sommes rencontrés, lorsque je suis venu te voir à Saint-Agrève. J’aime bien me lever tôt, voir le jour se lever. Parti d’Aubenas à 5 heures, j’ai un souvenir ému de l’ambiance au petit matin dans la ville, de la route jusque là-haut, de la découverte de ce territoire de nuit, puis voir le jour se lever sur la salle et les enfants arriver petit à petit, c’était très cinématographique… Si ce travail de diffusion de la culture à l’échelle locale a un sens, ce sens était pour moi perceptible ce matin-là de façon claire. Peux décrire un peu ce territoire, pour le lecteur qui ne le connaît pas ?

[M. M.] Pour ma part je n’aime pas me lever tôt, mais quand je le fais je suis très heureux, car effectivement, voir le jour se lever, être seul face aux éléments…

[F. L.] C’est exactement ce que j’ai pensé quand j’ai vu ton camion en arrivant (une de mes photographies préférées de cette série, d’ailleurs) : que toi aussi tu t’étais levé tôt, avais vu le jour se lever sur un plateau magnifique, tout seul, pour préparer l’accueil des autres…

[M. M.] Oui, c’est juste. Ce n’est pas comme ça tous les matins, mais souvent il y a une énergie que je capte des éléments, qui me recharge et me permet d’aller plus loin dans la journée, d’accueillir deux cents élèves, de sortir la machine et leur faire découvrir un film de cinéma…

Pour répondre à ta question, ce que j’aime beaucoup en Ardèche, c’est la diversité des paysages et des reliefs. Dans les Boutières où j’ai grandi, le paysage est fabuleux mais un peu austère, enclavé, avec des vallées profondes par endroits, et pourtant on y respire. Il y a une grande variété d’essences d’arbres, d’animaux, de vie sauvage.

Mais il y a aussi une vie humaine et une longue histoire qui a façonné l’Ardèche telle qu’elle est aujourd’hui. Cette histoire est marquée par les guerres de religion. Il y a des vallées très protestantes, d’autres très catholiques, ce qui a donné des vallées très communistes et d’autres plus conservatrices, avec parfois des conflits de clochers un peu pénibles. Marquée aussi par un exode rural important. Au moins jusqu’à la seconde guerre la vie était rude. Les cours d’eaux avaient permis de développer une industrie, notamment de magnaneries et de soieries, à Annonay, au Cheylard. Mais beaucoup d’enfants de gens d’ici ont dû s’exiler pour trouver du travail.

Plus tard il y a eu l’arrivée des hippies. Des gens venaient reprendre une ferme et au bout de six mois quand l’hiver était arrivé on ne les voyait plus. Les locaux ont laissé faire, ils savaient bien que la rudesse du pays ferait une « sélection » naturellement. Encore aujourd’hui on entend des chroniques d’humoristes qui parlent du jeune baba cool faisant de la guitare devant son feu en Ardèche. C’est un cliché prégnant. Mes oncles et tantes pendant très longtemps pensaient que nous n’avions pas l’électricité. L’histoire ardéchoise est donc aussi celle des « néos », des néo-ruraux. J’en ai fait l’expérience car n’étant pas originaires d’ici mes parents étaient taxés de « néos », ce qui m’a beaucoup pesé. Et pourtant s’ils ont pu y développer leur activité c’est parce que les gens du cru ont le sens de l’accueil. On ne refusera jamais à quelqu’un de s’installer, mais on lui demandera de faire ses preuves. Le clivage existe d’emblée entre « néos » et locaux sur des sujets qui parfois me dépassent, mais effectivement il a été alimenté par l’exode rural, par le fait que les gens se disent : nos enfants ont dû partir pour travailler, vous êtes arrivés, avec peut-être un peu plus de moyens, vous avez retapé des fermes, vous avez fait de l’accueil, ça a marché…

Ce territoire, où je suis depuis quarante ans, je le connais assez pour voir que ses caractéristiques peuvent être un frein au développement, entre autres de la culture. Tu parlais tout à l’heure du militantisme du spectateur qui choisit de venir au cinéma. Ce militantisme est réel. Parce qu’on est obligé d’avoir une voiture, les transports en commun sont compliqués… On peut réfléchir à beaucoup de choses mais les gens ne peuvent pas venir au cinéma en transport en commun. Le covoiturage peut fonctionner. Certains le pratiquent. Ce serait à développer davantage. Mais si pour aller au cinéma, en plus s’organiser, se préparer, faire garder les enfants, le spectateur doit aussi aller sur le site Blablacar-ciné, cela rajoute un effort, potentiellement dissuasif. Et donc effectivement, Écran Village a compris dès le début qu’il fallait fonctionner en sens inverse et que c’était au cinéma d’aller dans les villages. C’est une activité dont les mairies s’emparent car elles n’ont pas forcément les moyens d’organiser un concert ou des événements de ce genre. C’est pourquoi, politiquement et éthiquement, l’association pratique des prix bas pour les communes. Sans travailler à perte, nous ne cherchons pas à faire du profit. On préfère dire oui et baisser le tarif plutôt que de renoncer à une projection. On verra jusque quand et comment nous pourrons continuer à le faire, mais on y tient, et les collectivités territoriales en sont conscientes.

[F. L.] Pour finir, quel est le rôle de l’association en direction des publics scolaires ? Travaillez-vous en lien avec les écoles pour choisir les films, préparer les discussions en classe ?

[M. M.] Les fondateurs de l’association étaient dès le départ conscients que le public de demain, ce sont les enfants. La dynamique consistant à proposer des projections aux établissements scolaires est donc en place de très longue date. Seulement au début, ils ne faisaient pas d’éducation à l’image, pas d’accompagnement des films. Depuis longtemps aussi il existe des dispositifs scolaires comme École et cinéma, Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma. En tant que cinéma itinérant on n’a pu s’inscrire au début que sur École et cinéma, car les deux autres dispositifs s’appellent bien « au cinéma », et il est demandé aux exploitants d’amener les élèves en salle. Ce que nous ne pouvions pas nous permettre, mais qui est désormais possible depuisl’ouverture de la salle de Vernoux. Et aussi à Lamastre, une dérogation nous autorisant à amener les élèves du collège de Lamastre à la salle même si elle ne répond pas tout à fait àl’ensemble des normes requises. Mais avant que nous puissions les proposer nous nous sommes rendu compte que les établissements scolaires étaient sortis rapidement de ces dispositifs, parce qu’ils étaient obligés d’aller à Tournon ou à Guilherand-Granges, une heure de bus minimum à l’aller, pareil au retour, et que c’était intenable pour les enseignants de tenir les élèves. Donc au début pour pallier l’absence de cursus cinéma dans la scolarité des enfants, nous avons proposé une co-programmation aux professeurs. Chaque début d’année nous allions préparer une programmation avec eux en lien avec les thématiques qu’ils allaient travailler, tout en essayant, en tant que programmateur, de ne pas les laisser aller trop vers le cinéma de divertissement. Et nous avons remis en place des séances avec les établissements dans le cadre de dispositifs nationaux. Nous travaillons depuis longtemps à ce qu’il y ait un minimum d’accompagnement sur les séances scolaires, qu’il ne s’agisse pas juste de consommation. Accueillir les enfants, avec au minimum une présentation de ce que sont une salle de cinéma et un film, puis selon le temps qu’ils ont, on peut poursuivre par une discussion en salle ou en classe. Au début quand nous n’étions que deux salariés c’est moi qui faisais l’accueil, l’animation, la programmation… La présence de Nadège m’a beaucoup délesté de ce côté-là. J’aime beaucoup le travail avec les scolaires, mais c’est beaucoup plus efficace d’avoir une personne compétente dédié à l’animation.

Et depuis quelques années nous proposons des ateliers de réalisation de films avec Thierry [Mandon], un artiste vidéaste local. Il travaille avec Nadège en particulier. Ce type d’ateliers me semble important et il y un fort intérêt de la part des équipes enseignantes à ce que leurs élèves puissent manipuler, créer, étudier, analyser les images. Et notre itinérance nous permet aussi d’aller par exemple à Saint-Agrève où tu es venu, de proposer un cursus cinéma à des enfants scolarisés dans des établissements éloignés des salles. Écran Village, de par son histoire et son désir de proposer plus que de la diffusion pure et dure, travaille pour que son équipe monte en compétence et devienne force de propositions sur le territoire, pour tout ce qui touche au cinéma et à l’éducation aux arts et à la culture…

[F. L.] Merci Moïse, et à bientôt pour de nouvelles projections !

 

 


1 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe I », blog Aux Bords du cadre [en ligne], 17 février 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-i/. Consulté le 22 mai 2021.
2 Frédéric Lecloux, « Territoires du cinématographe IV », Aux Bords du cadre [blog], 6 juin 2020. Disponible en ligne sur https://www.fredericlecloux.com/territoires-du-cinematographe-iv/.
3 L’Union régionale des fédérations des Œuvres Laïques de la région Rhône-Alpes , dont le site Internet est disponible sur https://www.bafa-urfol-aura.org/.
4 L’Association nationale des cinémas itinérants, dont le site Internet est disponible sur https://www.cinema-itinerant.org/.
5 Tamara Kotevska, Ljubomir Stefanov (réal.), Honeyland [film], 2020, 86 min.
6 Christopher Nolan (réal.), Tenet [film], Syncopy (prod.) 2020, 150 min.
7 Gustave Kervern, Benoît Delépine (réal.) Effacer l’Historique [film], Les Films du Worso/No Money Production (prod.), 2020 106 min.
8 Sur l’aventure de ce lieu, lire « Château Lacour. Le propriétaire de la discothèque annonce la fermeture », Le Dauphiné Libéré, 13 décembre 2009. Disponible en ligne sur https://www.ledauphine.com/ardeche/2009/12/13/le-proprietaire-de-la-discotheque-annonce-la-fermeture. Consulté le 7 mars 2021.
9 Sur le label des Cafés-musiques, lire François Bensignor, « Cafés-musiques, le délicat mariage du culturel et du social », Hommes & Migrations, n°1181, 1994, pp. 48-53. Disponible en ligne sur Cafés-musiques : https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1994_num_1181_1_2331. Consulté le 7 mars 2021.
10 Le site internet de la structure est disponible en ligne sur https://www.lamastrock.com.


Photographie : Moïse Maigret préparant une projection en plein air au Château de Crussol organisée par l’association Écran Village, St Péray, 22 juillet 2020.