Responsabilité et vérité en photographie


Par Jörg M. Colberg

Face à la représentation d’un lieu, je me demande parfois ce que j’en penserais si c’était chez moi. Si j’étais originaire du Congo, par exemple, que penserais-je, que ressentirais-je devant les photographies décoratives de Richard Mosse, aux couleurs acidulées, qui rencontrent un si grand succès dans le monde de l’art ? Quel serait mon avis ou mon sentiment face aux affirmations selon lesquelles ces photographies sont censées inaugurer une nouvelle approche de la photographie de guerre ?

Je n’ai aucun moyen de répondre à cette question hypothétique. Certes, je pourrais simplement demander leur avis à des Congolais. Peut-être, mais relève-t-il de la responsabilité de l’artiste de dépeindre un lieu selon les désirs de ses habitants ? Est-ce là le but ultime de l’art ? De plaire, d’apaiser, de veiller à notre sérénité ?

La manière dont je formule ces questions suggère que j’ai une réponse : non, ce n’est pas à cela que devrait aspirer l’art, l’art véritable. Un artiste (photographe, peintre, écrivain…), doit se préoccuper de ce qu’il ou elle considère être sa propre responsabilité, et si cela offense les habitants du Congo, des Appalaches où de n’importe où, eh bien qu’il en soit ainsi.

Bien sûr, on pourrait croire que j’ai commis un peu plus haut l’erreur de définir ce qui fait l’art véritable. Ce n’est pas tout à fait le cas. Pour rester sur la question de la représentation d’un lieu, ce n’est pas parce qu’un artiste prend ses responsabilités qu’il produira automatiquement une œuvre valable. Il en faut bien davantage. Mais la fidélité de l’artiste à sa responsabilité est le premier pas. À défaut de quoi, me plaît-il de soutenir, on ne peut rien créer de bon. On peut produire de la matière pour dépliants touristiques, de la propagande, du publireportage, tout ce qu’on veut, mais cela restera de l’art médiocre, qui adhère à l’idéologie générale, qui laisse cette idéologie lui dicter son cours et qui impose au public sa réaction.

La photographie se trouve encore et toujours dans une position délicate dans ce débat. Un peintre a peu de chance d’être jamais confronté à aucun des arguments généralement opposés à la photographie. Une peinture est évidemment une fabrication dans un sens où la photographie ne l’est pas. On peut prendre une photographie de telle manière qu’elle ressemble à une représentation objective de ce qui se trouvait face à l’objectif. Et pourtant elle est pure fabrication (toutes les photographies le sont).

C’est un territoire que beaucoup ont du mal à appréhender. L’appareil photo est souvent considéré comme une petite machine enregistrant fidèlement ce qui se présente en face d’elle et ne restituant que cela, si bien qu’en cas de problème, c’est naturellement le photographe qui s’est planté. Sauf qu’un appareil est loin d’être une telle petite machine. Il n’enregistre jamais fidèlement ce qui est face à lui, et les nombreuses étapes entre le déclenchement et l’affichage du résultat (quelle qu’en soit la forme), rendent la connexion entre la réalité et l’image extrêmement complexe.

C’est pourquoi, afin de comprendre ce que peut être un art véritable dans le contexte photographique, il importe d’abord de comprendre la véritable nature du médium lui-même, c’est-à-dire de savoir dans quelle mesure et de quelle manière il représente la réalité (quelle que soit la définition qu’on en donne), de façon fidèle (quelle que soit la définition qu’on en donne).

La responsabilité d’un photographe s’avère alors découler largement de sa compréhension du fonctionnement du médium. Si l’on conçoit l’appareil photographique comme un outil d’enregistrement strict et fidèle de ce qui est face à l’objectif, il est probable qu’on attende la même chose de celui qui s’en sert.

En revanche, si l’on pense que les choix opérés par un photographe, tant ils sont nombreux, engendrent un résultat qui, tout en gardant une relation spécifique à ce qui se trouvait face à l’appareil, n’est finalement qu’une interprétation de la réalité et non sa représentation, alors la question de la responsabilité peut prendre une autre dimension. Il s’agit dans ce cas pour le photographe d’être fidèle à ses intentions, lesquelles, dans l’idéal, sont profondément enracinées dans sa compréhension de ce qui se passe lorsqu’il met un appareil photographique entre lui et le monde.

Examinées attentivement, si l’on s’en tient à l’acte même de prendre une image, ces deux positions ne sont en réalité pas si différentes. Dans les deux cas c’est la compréhension qu’à le photographe de son médium qui s’avère commander ses responsabilités : voici ce qu’un appareil me permet de faire, voici ce qu’un appareil peut faire, possibilités dont je fais usage avec soin.

Là où finalement elles diffèrent, c’est sur la question de la vérité. Dans le premier cas, en substance, une vérité nous est présentée sous les espèces de la Vérité : le monde dans son ensemble, celui auquel nous avons tous accès et, malgré ce que cela comporte de mythe, que nous pouvons tous voir de nos propres yeux de la même manière (même si en vérité les « machines » qui commandent ces yeux, nos cerveaux, sont tous assez différents). Dans le second cas, il s’agit de ce que nous pourrions nommer la vérité du photographe. Vérité très différente, qui correspond fondamentalement à ce que le photographe veut que nous voyions. Elle est – ce qui me ramène à la question de pourquoi nous avons toujours tant de mal avec la photographie – la seule vérité disponible s’agissant de ce médium.

Pour revenir à l’idée de responsabilité, la vérité du photographe découle partiellement de sa compréhension de ce qui est à l’œuvre dans le médium. Un(e) photographe doit comprendre, et maîtriser, le procédé qu’il ou elle utilise pour réaliser ses images, que ce soit avec une chambre grand-format, un téléphone portable ou n’importe quel outil intermédiaire – tout comme un peintre doit comprendre comment appliquer des pigments sur une toile.

Créer un art de qualité requiert des artistes compétents – vérité indiscutable, qu’on aime ou non l’art en question. – Et qui suffit à justifier le rôle de la critique, puisqu’il faut bien que quelqu’un se charge d’examiner si une œuvre d’art est réalisée correctement, c’est-à-dire en parfait accord avec les paramètres définis par le contexte dans lequel s’inscrit cette œuvre. Ces paramètres peuvent varier grandement d’un art à l’autre, ce qui rend souvent difficile pour quelqu’un d’extérieur à un contexte donné de comprendre ce qui s’y passe : c’est exactement de là que vient l’idée selon laquelle « mon gamin peut faire la même chose » : une confusion profonde entre apparence de forme simple et art simple. Malheureusement pour les photographes, leur médium est du genre « simple » : tout ce qu’ils font ne se limite-t-il pas à appuyer sur un bouton ?

Ce qu’on peut dire des photographies de Mosse au Congo est qu’elles sont de toute évidence réalisées avec une grande compétence, qu’on les aime ou non, qu’on souscrive ou non au message qu’elles peuvent véhiculer. Au-delà cependant, les choses deviennent hypothétiques. En fin de compte, comment voulons-nous définir ce qu’est un art véritable ? Vue la quantité de papier et d’électricité qu’on a déjà consommée pour en proposer une définition, je ne m’y avancerai pas.

Je me limiterai à souligner le fait que si la photographie est prise dans le monde, elle n’est pas le monde. On ne peut juger la photographie artistique en omettant cette différence cruciale. La seule chose qu’on puisse considérer, c’est la vérité d’un photographe, une vérité fondée sur toutes sortes de choses, certaines présentes en face de l’objectif de l’appareil, mais pléthore d’autres inscrites dans son esprit. Et c’est cette vérité avec laquelle nous devons dialoguer. Quand bien même elle n’est pas notre vérité. Quand bien même elle n’est pas la vérité dominante.

Je l’ai signalé plus haut, le rôle d’un artiste n’est pas de flatter son public. Au contraire, il relève de sa responsabilité de nous soumettre une vérité qui nous incitera à éprouver la nôtre – qui après tout est peut-être complètement fausse. Peut-être y a-t-il d’autres façons de voir les choses ? C’est une pilule qui se révèle toujours si difficile à avaler lorsqu’il s’agit de photographies, tant le médium est trompeusement simple. Mais comme nous le savons désormais si bien, même les albums Facebook ne sont pas une représentation fidèle de la vie des gens. Ils sont soigneusement édités. Ils sont de la propagande (même si certains propagandistes sont plus brillants que d’autres).
Une photographie ne ment pas. Dire qu’une photographie ment équivaut à croire que puisse exister une chose telle qu’une photographie objectivement fidèle. Cela n’existe pas. Toutes les photographies présentent une vérité : celle de leur créateur. La question n’est pas de savoir si cette vérité a un rapport avec la Vérité. La question est au contraire de savoir ce que disent les photographies sur nos propres vérités, sur ces croyances que nous tenons pour acquises, auxquelles nous adhérons si obsessivement – et de peser ce que nous voyons.

La responsabilité du photographe n’est pas de nous soumettre la Vérité. Sa responsabilité est à l’inverse de nous soumettre une vérité qui, de façon décisive, nous fera reconsidérer (et non confirmer) la nôtre. Voilà pourquoi, ou comment, la photographie peut accéder à l’art. Et lorsqu’elle est bien faite, alors nous sommes en présence d’une œuvre photographique de qualité. Mais la « qualité » n’est pas issue de notre volonté. Elle émane de l’expérience que nous sommes amenés à faire, qu’elle soit plaisante ou non.

 

 


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en septembre 2015.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 19 janvier 2015 sur Conscientious Photography Magazine.