Photographie et marionnette


Une collaboration avec la Compagnie Émilie Valantin pour célébrer le quadricentenaire de la mort de l’agronome Olivier de Serres

par Anne-Lore Mesnage et Frédéric Lecloux

Au début de cette aventure, il y a Émilie Valantin et son souhait de travailler l’œuvre d’Olivier de Serres avec la photographie. Très vite, il y a aussi l’association montilienne Présence(s) Photographie, qu’Émilie chargera de trouver une ou un photographe. L’association a pensé à nous. Ce seront donc deux photographes. Que son équipe soit ici remerciée. Présence(s) Photographie nous a pour ainsi dire livré cette commande sur un plateau. Il n’y avait plus qu’à dire oui, et à se mettre au travail.

Nous avons choisi de travailler en binôme, pratique peu courante en photographie. Selon nous pourtant, être deux permet de recentrer le regard quand les points de vue pourraient se multiplier et se disperser. Dans notre complémentarité d’approches et d’aptitudes, nous avons vu l’occasion d’apporter à la demande d’Émilie Valantin une réponse artistiquement plus libre et humainement plus profonde que ne l’aurait permis le travail individuel. Ainsi aujourd’hui, dans ces images, bien souvent nous ne savons plus qui de nous deux a pris l’une ou l’autre. Nous en sommes, conjointement, l’auteur.

Ensuite il y eut l’accueil reçu à la compagnie. Nous pensions être en commande. En réalité c’était plus que cela. Nous avons été très libres de propositions, et écoutés avec attention dans nos intentions : tel est l’un des avantages de travailler avec une artiste qui sait que la création peut être biaisée par l’attente d’un commanditaire. En effet, le projet d’Émilie Valantin était d’emblée très habité, à la fois par la puissance évocatrice de ses personnages et par la complicité intellectuelle et affective qu’elle entretient avec la prose d’Olivier de Serres. La photographie aurait pu n’être ici conviée que pour illustrer ce propos, comme il arrive trop souvent. Or, de notre point de vue elle peut l’enrichir bien plus que le seconder, moyennant une certaine disposition au dialogue et à l’humilité. En invitant deux photographes à s’approprier ce projet, Émilie Valantin a montré qu’elle partageait cette vision. Ainsi le champ était-il libre, et la co-création s’est-elle faite de façon naturelle.

Notre travail à consisté à ajuster notre sensibilité et nos outils pour inventer une palette de couleurs, une lumière et une distance aux personnage propice à ce dialogue avec le paysage mental que s’était formé Émilie Valantin. C’est ainsi que nous avons opté pour une proposition onirique et un décor sobre inspirés par la technique de la grisaille, proche du pictorialisme, plus suggestive que descriptive. Les marionnettes alors ont imposé d’elles-mêmes le cadre où les inscrire. Elles sont en effet très marquées. Elles ont un caractère, une esthétique et une personnalité qu’il était nécessaire de ne pas alourdir de détails qui auraient rendu les images anecdotiques. Il fallait au contraire créer une ambiance laissant la place à leurs attitudes et aux gestes subtils qu’elles pouvaient suggérer, sans chercher non plus à coller au texte d’Olivier de Serres.

Les effets ont été créés au moment de la prise de vue, en plaçant entre l’appareil et la scène un voile de tarlatane peinte, matière première de la fabrication des marionnettes. Cette bande de gaze est suffisamment tramée pour retenir la peinture, et suffisamment transparente pour que nous y trouvions un terrain ludique et propice à la création. Aucune retouche supplémentaire n’a eu lieu à la postproduction des images numériques.

Quant à la contrainte première qui consiste à photographier des marionnettes, elle fut d’abord un enjeu, puis un jeu. Sous l’impulsion d’Émilie Valantin, Olivier de Serres est devenu un fantôme intime pour quelques semaines… Avant de « le » photographier il fallait d’abord s’imprégner de ses mots, découvrir sa langue et son époque, comprendre que son écriture était de l’ordre de l’humour grinçant. C’est Émilie qui nous a ouvert ces portes et fait accéder à ces niveaux de lecture, que seuls nous n’aurions probablement pas appréhendés.

Aussi, ce travail laisse-t-il à penser que photographie et marionnette sont deux univers qui auraient intérêt à s’allier plus souvent. La photographie fige le temps, la marionnette elle-même naît figée. Comment produire, à partir de ces deux arts – peut-on d’ailleurs qualifier la marionnette d’art « vivant » ? – un rendu qui donne vie aux personnages ? Là était pour nous l’un des enjeux de ce projet. La réponse est peut-être mathématique, à rebours de ce que laisserait penser la subjectivité de ces langages. De la même façon que « moins plus moins égale plus », c’est de la rencontre entre le figement de ces deux formes artistiques qu’émerge la vie.

En effet, la photographie est prise dans l’ambiguïté de ce figement. D’une part, lorsqu’elle saisit un moment de vie ou un mouvement, elle ne fait que l’interrompre, séparant désormais le temps entre ce qui l’a précédé et ce qui suivra. D’autre part la photographie a dès sa naissance entretenu un rapport étroit avec la mort. Elle permettait de prolonger la vie en gardant un souvenir de l’être aimé, la trace d’un visage, à des coûts plus abordables que la peinture ou la sculpture. Au milieu du XIXe siècle, le portrait post-mortem fit rapidement partie du catalogue des daguerréotypistes, qui promouvaient leur savoir-faire à cet égard de façon très naturelle.

Figée, la marionnette à la fois nous simplifie et nous complexifie la tâche. Elle nous la simplifie car nous n’avons pas à nous questionner sur ce qu’elle ressent quand nous la photographions. L’appareil photographique la rend-elle inquiète et tendue, ou au contraire légère et accorte ? Elle le gardera pour elle. Nous pouvons donc nous concentrer sur l’essentiel : la distance, la lumière, le cadre. Mais elle nous complexifie la tâche car du même coup nous est enlevée la possibilité du jeu des regards et des mots pour l’amener à exprimer ce que nous aimerions lui faire dire. Son visage a bien une expression, mais une seule, et nous ne pouvons nous fier qu’à notre intuition et à notre cadrage pour la magnifier.

Ainsi, parce que la marionnette est figée, elle permet à la photographie d’accentuer cette fonction par laquelle elle instaure un avant et un après, et dans ce dialogue, les personnages prennent vie, offrant au lecteur la liberté de s’abandonner à son imagination.

 


Photographie : Le bon pasteur, de la série Olivier de Serres, par la Compagnie Émilie Valantin.