L’objectif


Ce qu’il y a à voir

C’est un monastère à une heure de marche au-dessus de Gatlang, dans le pays Tamang, au nord de Katmandou. Je ne connaissais pas ce territoire. Un ami m’en raconta les paysages, les saisons, les affaires humaines, les maisons aux toits de planches, la fromagerie, le petit lac, le cours des jours… Je me mis en route.

C’est ici mais ce pourrait être ailleurs. Ce pourrait être une mosquée, une église, une nécropole, un musée, un magasin de disques, Manneken Pis… Ce pourrait être à toute autre distance de tout autre village du Monde… Ce pourrait être tout autre but, toute autre occurrence de ce qu’il y a à voir dans l’ailleurs – et tant qu’à faire à photographier.

Ce jour-là c’était ce gomba.

Une bâtisse de pierres à la silhouette plus civile que religieuse. Dans l’obscurité d’un fenil à l’écart du corps principal, un vieillard assis dans la paille coupait des pommes de terre. Me voyant il se leva. Il tira de ses braies une clef dont il déverrouilla la porte du monastère. Au fond du hall il poussa les vantaux ouvrant sur la chapelle. Il alluma une ampoule économique. Tel est son ministère lorsque point un visiteur de ma sorte. Je me déchaussai pour entrer. Il ne parle presque pas et seulement par grondements. Nos gestes déplaçaient un air abandonné. Je songeai que quelque chose comme une ère était en train de s’achever ici.

Je lui remis une aumône pour l’entretien des statues et quelques jours de riz. Je ne l’ai pas photographié. Il aurait fallu une vie, ou une demi en dormant peu, pour accéder à la liberté nécessaire à déterrer de nous une image qui ne s’achève pas en négation. Mais que photographier alors, à part l’image déjà pré-vue confirmant que j’avais vu ce qu’il y avait à voir ? Et pour dire quoi ? Avec quel objectif ?

Rester, partir ? Longtemps j’hésitai. Le temps de désapprendre ce que mes yeux savaient, et de reconnaître enfin cette tôle ondulée que j’avais aperçue dès le début. Cette tôle qui d’ordinaire fait scintiller les hameaux dans les collines de l’Himalaya, mais à laquelle je ne pensais plus dans ce village toituré de bois sombre. Cette tôle à la fois commode et laide et qui toujours me tend le même piège où je me jette le cœur le premier : penser le bien-être de l’autre à sa place. Cette tôle était là. Dans le réel. J’ai tracé un cadre autour d’elle. Un cadre subjectif, qui abolit le vrai et le faux et n’affirme que ceci : voici ce que j’ai vu.

 

 


Photographie : monastère de Gatlang, Népal, 2013.
Série Épiphanies de Quotidien.


Article paru dans Trek Magazine n°158, octobre 2014Télécharger en pdf