L’Humble des chemins


Une conversation avec Rémi Bordes

Ethnologue, maître de conférence à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Paris, 22 septembre 2020 et 2 mars 2021

[Frédéric Lecloux] L’envie de cette conversation est née de mon émotion devant la lucidité avec laquelle, dans Le Chemin des Humbles 1, vous examinez votre condition d’observateur formé aux outils de l’ethnologie, et devant la rigueur éthique avec laquelle vous critiquez le cadre établi de cette branche des sciences de l’homme. Cette envie s’est renforcée à mesure que j’ai vu se superposer les questions que vous soulevez avec celles qui préoccupent le photographe que je suis.

Cette conversation a déjà un peu commencé dans les couloirs de l’Inalco, où j’ai le privilège de suivre vos cours de népalais. L’idée alors de la reprendre, de la structurer et d’en mettre le verbatim à disposition du lecteur sera je l’espère reçue comme une modeste contribution au dialogue entre sciences humaines et photographie documentaire – deux matrices de représentations du monde dont les praticiens gagneraient à mon sens à frayer davantage et à chercher plus souvent les uns chez les autres matière à penser leur propre métier.

Avant d’entrer dans ces questions, peut-être pourriez-vous d’abord dire un mot du contexte dans lequel est né puis s’est exercé ce regard critique. Vous écrivez : « Ces activités [la recherche et l’enseignement], ainsi que la reconnaissance qu’octroie aussi bien ici que là-bas le fait de se présenter comme un savant orientaliste, m’ont toujours laissé une certaine dose de perplexité » (pp. 15-16). Soit. Mais cela ne vous a pas empêché d’y aller, vers l’ethnologie. Alors d’abord, comment tout cela a-t-il commencé ? Et ensuite, en quoi consiste-t-elle, cette perplexité ? Était-elle présente à vos débuts ? A-t-elle changé de forme à la longue ? Dit autrement, d’où et à quel moment de votre parcours ce décalage entre ces attentes et la façon dont vous souhaitiez vivre la relation avec autrui sur le terrain s’est-il manifesté ?

[Rémi Bordes] L’ethnologie n’était pas un projet. Je n’étais pas prédestiné à exercer ce métier. À l’origine il y a surtout un voyage. J’étais jeune étudiant, jeune dans mon âge et dans ma tête, et l’ethnologie était une sorte de prétexte pour s’autoriser à partir, qui rassurait papa et maman, et en vérité moi aussi. Je ne savais pas ce que cela deviendrait. J’avais pour bagage une première année d’initiation à l’anthropologie à l’université. Et j’étais fasciné par le terrain, par l’idée de me confronter à cette expérience de l’immersion. Mais je n’avais aucune préparation au Népal en particulier. Ce qui était une volonté délibérée. Je voulais me prendre la réalité népalaise dans la tête d’un seul coup, et être obligé d’apprendre de mon expérience. Alors que dans les règles de l’art un départ requiert un minimum de préalables : apprendre la langue – ce qui est à la fois prudent et utile –, certaines lectures incontournables, etc. J’avais refusé ces préparatifs et j’étais parti vers le Népal via le Moyen-Orient.

[F. L.] Ce voyage, vous l’avez donc entrepris au terme de cette première année d’étude ?

[R. B.] Oui. Ce qui était une introduction somme toute assez brève. Jeune étudiant en licence d’anthropologie, on met le pied dans un nouvel univers dont on est loin d’avoir fait le tour au bout d’un an. De nombreux questionnements ne sont pas encore clairs. En outre en effet, bien qu’étudiant, j’étais déjà sceptique, voire en relation d’opposition avec le monde universitaire. Ce n’était pas un univers dans lequel j’avais envie de m’intégrer professionnellement. J’avais du mal à saisir sur quelle légitimité s’appuyaient les gens qui me parlaient. En vertu de quoi se sentaient-ils autorisés à prétendre savoir quoi que ce soit sur le monde, étant une sorte de bourgeoisie intellectuelle pour qui savoir n’était qu’un pouvoir ? Cela m’apparaissait avec d’autant plus de violence que j’étais auparavant parti travailler an chez des paysans pendant un, et que j’étais influencé par le regard que ces gens-là peuvent avoir sur les cols-blancs.

N’était le cadre universitaire, je trouvais pourtant le savoir dispensé en lui-même passionnant. Et en même temps des biais m’apparaissaient dans la manière dont il était présenté : le problème du regard, de l’interaction, de la réification de l’autre… C’était et cela reste une sorte de supplément d’âme qu’on s’octroie, une déontologie un peu creuse, qui ne correspond pas tellement à la réalité intellectuelle du découpage du travail et de son organisation. Cette autocritique était alors bien sûr déjà en cours au sein de la discipline.

En l’occurence et pour le dire simplement, ce paradigme problématique et critiquable, c’est l’héritage colonial. L’ethnologue faisait partie de l’administration coloniale. Ou à tout le moins le reconnaissait-elle. Même si c’étaient souvent des gens un peu marginaux, qui pratiquaient cette discipline par choix, et pour certains avec un talent et des résultats intéressants. Mais l’ethnologie restait une relation hiérarchique avec des gens qu’on allait voir pour de mauvaises raisons. Pas forcément du mépris, puisque paradoxalement l’impulsion de l’ethnologie vient de l’idée qu’il y a peut-être chez autrui une humanité qu’on n’a pas comprise et qui mérite d’être regardée. Mais l’ethnologue l’était dans l’univers social et avec les réflexes de l’époque.

Aujourd’hui, si la discipline a parcouru du chemin, il reste cette idée que l’univers humain est objectivable. Même avec des collègues ou étudiants pour qui la conscience de ces biais dont nous parlons est un acquis, on continue de parler d’autrui de cette même façon. Dans la plupart des colloques, les préalables qui amèneraient à redéfinir « l’objet » sont ignorés. On continue de dire : « il, avec les attributs tels et tels, fait ceci et cela », et à prétendre savoir quelque chose. Je ne dis pas cela pour anéantir de manière radicale l’idée qu’on puisse savoir. Je n’aurais pas persévéré dans ce métier si je ne pensais pas que savoir était important et qu’on pouvait y parvenir ! Simplement, il faut se demander : savoir quoi et de quelle manière ? Ayant conscience de ces enjeux, on peut très bien lire avec sa propre grille les textes répondant à ces principes – même si certains sont pénibles à lire à cause de ce regard surplombant et objectivant –, et les décrypter pour en tirer des connaissances utiles.

J’étais dès le départ dans cette position critique. Et en même temps, une fois sur le terrain de l’enquête ethnologique, j’ai utilisé les méthodes classiques : se demander ce qu’on va regarder dans un village, sérier les aspects de la vie, essayer de trouver des faits… La tâche était d’autant plus facile que j’avais choisi une porte d’entrée concrète, la botanique, qui me passionnait à l’époque. La botanique offre un support matériel qui permet un échange. Tandis que si l’on commence par se poser des questions d’ordre politique ou rituel, en tant que débutant on peut facilement se perdre et se décourager tant elles sont complexes…

Et donc des matériaux, comme on dit, entrent dans la besace. Et ce faisant surgissent tous les problèmes méthodologiques et déontologiques liés aux relations : qui êtes-vous à l’intérieur d’un village, comment vous y êtes-vous inséré, avec quelle famille, comment cette famille réagit-elle, comment vous perçoivent-ils, quels sont les stéréotypes qu’ils ont en tête, quels sont ceux que vous avez à leur sujet, qui perdurent ou qui tombent au contraire ?… Tout cela devient apparent. En l’occurrence, un biais que j’ai rencontré a été la nécessité d’avoir quelqu’un qui travaille avec moi, déchiffre ce que je ne comprends pas et parle à peu près bien anglais. Une sorte d’assistant. Or, comme c’était mon cas, quand vous n’avez pas préalablement réfléchi à recruter la bonne personne, ceux qui acceptent de travailler pour vous sont en général des jeunes un peu désœuvrés qui ont fait deux ans d’anglais, d’un milieu assez aisé, et portant un regard condescendant envers ceux que vous interrogez, les questions de caste et de hiérarchie étant très prononcées. Ainsi, l’assistant que j’avais embauché, à peu près tout le monde dans le village était d’un rang inférieur au sien. Donc c’est lui qui m’expliquait la vie ! Il était par ailleurs sympathique, vivant et intelligent. Travailler avec lui était un plaisir. Mais au bout d’un moment j’ai eu besoin qu’il laisse davantage parler les gens. Ce qui pose la question de savoir comment faire pour se passer de cet intermédiaire. Concrètement, ayant refusé la préparation dont je parlais tout à l’heure, c’était impossible : sans quelqu’un qui fasse le filtre, je me serais perdu. Mais j’ai compris qu’être toujours plus au contact était la direction que j’avais envie de prendre. C’est passé par l’apprentissage de la langue.

[F. L.] C’est assez similaire au rôle du « fixeur », comme on dit en photojournalisme, pour le photographe qui part en reportage sur un terrain qu’il ne connaît pas. Je trouve ce terme abominable mais il est toujours en usage…

[R. B.] En anthropologie on dit « l’informateur privilégié », ce qui est un vocabulaire un peu policier. C’est l’entremetteur.

[F. L.] Oui, c’est celui qui arrange tout pour vous, et le plus vite possible. Parce que bien évidemment nous n’avons jamais le temps, ou en tout cas jamais le même temps que celui des choses que nous prétendons observer. Il y a des exceptions. Les photographes qui prennent le temps de travailler pendant des années sur une seule question, voire avec une seule personne, sont rares, quoique un peu plus fréquent aujourd’hui. Souvent leur travail devient une référence. Cela me fait penser par exemple au travail de Darcy Padilla avec cette femme américaine, Julie, marginalisée et malade, qu’elle a photographiée pendant dix-huit années jusqu’à sa mort 2. Une telle patience, une telle opiniâtreté, ou une telle fidélité est chose peu commune. La question de l’objectivation ne s’en pose pas moins. Même si le temps donné a du sens et que la relation est sincère, il y a une attente de la part de la photographe. C’est un de mes problèmes en photographie : si je dois photographier l’autre, j’attends quelque chose de lui, et cette attente biaise la rencontre, ou la situe, ou la complexifie, je ne sais exactement. Le même problème existe-t-il en anthropologie ? Que faire avec notre attente à l’égard d’autrui ?

[R. B.] Je vais y venir. Auparavant cela m’amène à aborder plus précisément l’appareil photographique et la place qu’il a prise dans mes relations là-bas. Mon objectif n’était pas comme vous de faire des photographies. C’était purement instrumental. Ma posture de départ était justement de ne pas avoir d’appareil parce que je trouvais cela insupportable. Les gens qui se promènent avec leur appareil étaient pour moi le symbole d’une conception des relations à l’exact opposé de celle que je voulais cultiver. Et cependant je me suis rendu compte que ce pouvait être un objet utile. Je suis allé au bazar du coin et j’ai acheté un espèce de petit boîtier tout simple, un argentique chinois à cent roupies. Et je faisais développer les films au bazar, parce que les gens demandaient leur photo. Cela me permettait d’entrer en relation avec certains habitants qui par ailleurs n’auraient pas eu grand-chose à me dire. C’était une sorte de médiation que j’utilisais pour les connaître et passer un moment avec eux. Et c’est vite devenu rituel. Les gens venaient me voir pour cela, j’étais une sorte de photographe officiel. C’était évidemment complètement artificiel, puisqu’ils ont cette vision de la photographie où la famille pose, bien habillée, bien cadrée, devant un décor peint, de manière très figée. Mais le résultat était sans importance. Cela dit j’ai trouvé plus facile finalement de poser un enregistreur sur une table et de discuter avec les gens. N’ayant pas conscience de ce qu’était cet appareil, ils ne se sentaient pas bloqués pour discuter. L’enregistreur ne fige pas les mots comme la photo fige une posture ou un visage…

[F. L.] Revenons à l’attente. Le fait d’être là, et d’attendre de l’autre une connaissance, un savoir, une parole, une image ou une information, est-il une problématique discutée dans votre métier ?

[R. B.] Oui. Depuis une vingtaine ou une trentaine d’années il y a une remise en question de l’héritage colonial. À la fois d’un point de vue de la relation au terrain pendant l’enquête – ce qui est peut-être le plus difficile à élucider, parce qu’on sait pas ce que les gens font, on sait juste ce qu’ils racontent. Et aussi du point de vue de la mise en texte, dont on raconte l’enquête, dont on fait intervenir la réalité – sa réalité biographique et la réalité biographique des gens, l’émergence des faits ou la difficulté de cette émergence…

Mais en effet la relation proprement dite fait partie du questionnement depuis les années 1980-1990. Un courant de l’anthropologie américaine en particulier, dit postmoderne, autour de personnages tels que Clifford Geertz, fait intervenir une complexité dans le rendu du terrain beaucoup plus importante par rapport aux générations d’avant. Ce sont des textes à cet égard fascinants, qui développent tout un appareil théorique selon lequel la culture est comme un texte dont il faut rechercher une herméneutique, et dont il faut dévoiler les aspects de manière à les faire parler les uns avec les autres. Finalement, ce n’est pas une rupture radicale, c’est le prolongement de ce que faisaient les autres auparavant mais avec une lucidité accrue.

Quant à la question d’amener l’autre quelque part, elle revient presque à la question interpersonnelle de la relation. Je la trouve assez peu abordée, parce qu’elle touche à l’intime, au terrain de la psychologie. Or quand on fait des sciences sociales, en général on n’aime pas beaucoup ces sujets-là. On les évacue d’emblée. On ne peut pas être quelqu’un qui essaye de regarder à la fois la réalité macroscopique – les interactions et la collectivité – et l’intériorité des gens. Il faut choisir son camp. Il y a un partage du travail qui est aussi une sorte de rivalité. Les ethnologues sont plutôt rétifs à une approche trop subjectivante, parce qu’ils regardent le social.

[F. L.] Je trouve pourtant étonnant de penser que le social puisse être distinct de la psychologie.

[R. B.] C’est déjà tellement compliqué de regarder le social, en particulier dans une autre culture. Dans une approche scientifique, on peut comprendre la difficulté de conjuguer les deux. En outre chaque culture est très singulière, aucune ne ressemble à l’autre, de sorte que le relationnel est difficile à objectiver. D’autant qu’on ne possède pas véritablement les outils, puisqu’on choisit de ne pas les utiliser. Chez les Indonésiens, à Bali, certes il y aura peut-être des constantes liées disons à l’interaction entre modernes et non-modernes. Mais il y a aussi un tissu culturel en vertu duquel les problèmes et leur fonctionnement sont à chaque fois différents. Il est difficile de les mettre en commun et de les discuter comme on le fait macroscopiquement au plan social. Et ces aspects-là – amener l’autre à faire ou ne pas faire quelque chose –, ne sont pas tant discutés à mon sens. Il y a cette notion d’« observation participante », un concept important de l’anthropologie. L’observation est une des méthodes de travail classique de l’anthropologue : prendre des notes, poser des questions sur des faits à peu près objectifs. Mais il est aussi possible d’être dans la participation, et d’observer dans la participation.

[F. L.] Pense-t-on alors, en anthropologie, la manière dont l’observateur influence l’observé ? A-t-on une idée de la façon dont être observé modifie voire pervertit éventuellement le comportement ?

[R. B.] Ce sont des questions dont on discute de plus en plus. D’une certaine manière l’observation participante est censée aller de soi : il y a un rituel et vous y participez. Mais votre rôle, et comment votre présence va peut-être modifier le déroulé de ce qui a lieu… Ce sont des questions tellement complexes et subtiles… Au-delà de l’injonction à la pratiquer, l’observation participante implique un bricolage permanent en fonction des situations particulières. Ce concept n’est ni théorisé ni vraiment théorisable. C’est parfois flagrant. Par exemple, j’ai participé à des rituels de possession au Népal où les gens ne voulaient pas parler parce que j’étais là. Si je n’avais pas été là, le rituel se serait déroulé différemment. Mais il y a eu d’autres fois où j’étais plutôt la personne qu’on va laisser s’asseoir dans son coin, spectateur passif, qui visiblement n’influe pas sur le déroulé du rituel. Dans les événements collectifs de ce type-là, en général la position de celui qui y assiste de manière effacée elle est plutôt facile. Il y a une telle force collective, une telle dynamique et une telle attente autour du rite, qu’il se passe sans vous. Voilà pour le religieux et le rituel. En revanche au quotidien, votre présence dans un village, dans un réseau, dans une collectivité, peut changer bien des choses. Votre séjour dans une famille a forcément une incidence sur la place de cette famille dans le village – se traduisant tantôt par une reconnaissance tantôt par une méfiance.

[F. L.] J’imagine aisément que les motivations de la famille pour accueillir cet étranger doivent être sujettes à interrogations voire à suspicions… Ce qui amène à la question de « la neutralité supposée du chercheur », que vous rappelez dans Le Chemin des humbles (p. 302) 3. Comment se fait-il que ce concept de neutralité reste vivace et qu’on en soit encore à devoir prendre des pincettes pour réaffirmer qu’aucune parole n’est neutre et que tout regard est situé ? C’est ici clairement le photographe qui pose la question, toujours marri de constater que dans son propre champ ce malentendu persiste, alors que toute l’histoire de la photographie montre que cette neutralité est impossible.

[R. B.] Ce sont des questions très compliquées. Il y a un aspect qu’on ne perçoit pas dans ce débat selon moi, c’est le rôle de l’institution universitaire. Même si un travail critique a eu lieu, même si les individus sont de bonne foi et ont une éthique bien supérieure à ce qu’elle pouvait être autrefois, même si je pense qu’on a pris le temps de s’approprier ces questions et de fonctionner différemment, il demeure qu’elles s’inscrivent dans un cadre hérité d’un découpage intellectuel de la réalité très ancien, mais toujours en vigueur du simple fait qu’il est issu de cette institution-là. Et cela on n’y peut rien. Tant qu’on n’aura pas transformé l’institution, on ne pourra pas transformer le regard. Mais c’est le problème général du décalage entre l’organisation de notre monde et les présupposés à la fois idéologiques et intellectuels de cette organisation. Nous sommes toujours en un sens dans la société du XIXe siècle : la place que le savoir pouvait y occuper – le savoir positif – est toujours la même. C’est l’héritage des Lumières. Ce qui a apporté de belles choses, mais qui reste figé dans un fonctionnement social. Notre monde ne fonctionne pas selon ce que nous savons aujourd’hui. Il fonctionne selon ce que nous savions il y a trois siècles. Je pense qu’il ne peut pas fonctionner selon les choses que nous savons aujourd’hui, parce que les savoirs se sont éclatés. Et nous sommes arrivés à un degré d’éloignement du bon sens qui constitue un véritable problème. On ne peut pas tenir compte de la mécanique quantique quand on fait du bricolage. On ne peut pas tenir compte tout le temps de la psychologie profonde quand on est en relation avec les gens. Il faut savoir aussi fonctionner sur un plan plus simple, sinon il n’y a pas de monde possible.

Et donc ce savoir-là, très objectivant, est toujours en place, parce que l’institution n’a pas su évoluer, pour plein de raisons… Mais c’est une autre discussion : qu’est-ce que l’université aujourd’hui ? Que fait-elle, à quoi sert-elle ? Qu’y apporte-t-on aux étudiants et que viennent-ils y chercher ?… L’université s’est beaucoup massifiée par rapport à l’époque où seule une élite bourgeoise y accédait. J’ai pourtant l’impression que c’est toujours eux qui tiennent la place, et qu’en grande partie l’étude des cultures autres est une espèce de vernis mondain. Discuter d’ethnologie fait bien dans les salons. Alors certes cela repose aussi sur une honnêteté et une authenticité – je le dis parce que je pense que l’ethnologie est utile, et il existe une intuition de l’intérêt de cette approche. Mais si cela ne va pas plus loin, cela reste un vernis.

[F. L.] On pourrait aisément transposer votre analyse au monde de la photographie journalistique ou documentaire. La presse serait alors l’équivalent de l’institution universitaire, qui attend qu’on lui ramène l’information selon un mode et des codes figés de longue date, ayant très peu évolué. Je me suis d’ailleurs demandé récemment à quel point notre culture photographique documentaire et journalistique était issue de l’imagerie coloniale, et s’il n’y aurait pas moyen d’étudier ce lien de façon un peu précise. Les analyses historiques existent sur le rôle de la photographie en contexte colonial. J’en ai lu deux : l’une sur le mode de l’accumulation iconographique à charge – Sexe, race et colonies, dirigé entre autres par Pascal Blanchard 4 – l’autre sous la forme d’une critique historique de « l’économie visuelle de la violence » par Daniel Foliard 5, tous deux historiens. Il faut d’abord se rappeler la concomitance de la naissance de la photographie (1839), de son industrialisation (1850) et des progrès techniques permettant sa démocratisation (1875), avec une période de croissance de l’entreprise coloniale menant à son apogée dans l’entre-deux-guerres. Ensuite, à lire ces deux ouvrages, je suis frappé par la volonté d’inscrire la photographie au cœur du projet colonial d’une part, et d’autre part par la façon dont la photographie documentaire contemporaine semble imprégnée de l’imagerie développée et diffusée par le colonisateur dans la représentation de l’Autre – et singulièrement de la femme de l’Autre transformée en objet, ainsi que de l’Autre en tant que victime. La photographie naît et très vite devient un outil de ce projet. Je ne suis pas sûr que nous en soyons sortis.

[R. B.] Ce serait un magnifique sujet de thèse.

*

[F. L.] C’est l’idée… Et ce que vous dites du lien entre l’ethnologue et le colonisateur m’incite à vouloir creuser celui qui existe entre celui-ci et le photographe. Mais revenons au Népal et à votre relation au pays. J’imagine que cette prise de conscience de l’étrangeté de votre statut d’observant est liée à votre longue immersion au Népal. Mais selon vous, a-t-elle été favorisée par des caractères inhérents au pays, comme sa capacité à « embarquer les sens et l’esprit dans des redéfinitions fondamentales » (p. 15) ? Ou pensez-vous qu’elle aurait pu s’imposer de la même manière si vous aviez travaillé mettons en Sibérie chez les Nénètses ou quelque part en Europe ?

[R. B.] Je pense qu’il y a quelque chose de spécifique au Népal, une sorte d’alchimie qui se produit ou ne se produit pas, mais qui a bien fonctionné pour moi. Le mot « accueil » me vient mais c’est davantage que cela. Il y a une spontanéité dans la manière dont les gens vous accueillent, même s’il y a aussi beaucoup de stéréotypes sur le Blanc et ce qu’il peut apporter. La différence avec l’Inde par exemple, c’est qu’il n’y a pas véritablement d’histoire coloniale au Népal, alors qu’en Inde subsiste une méfiance de la part de beaucoup de gens de tous milieux vis-à-vis du « sahib ». On sait ce qu’il a fait et la place qu’il a occupée, donc c’est quelqu’un avec qui on ne peut pas parler sur pied d’égalité. Au Népal c’est différent. Le Blanc est celui qui va apporter l’aide humanitaire. Si vous êtes là, c’est forcément que vous êtes dans une ONG avec un véhicule 4×4 et que vous avez le pouvoir de distribuer de l’aide. On vous voit comme un espèce de sauveur, ce qui fait de vous un personnage vers qui les gens convergent. Mais c’est pas forcément un biais. Car cela étant, dans la manière que les Népalais ont de se lier les uns avec les autres – ou avec vous parce que vous êtes un humain comme un autre et que vous êtes là, simplement –, il y a quelque chose de très simple, avec beaucoup de réciprocité et une grande attention portée à l’autre, y compris de la part de gens de milieux frustes. Quoi de plus gratifiant ? Donc oui, même si je n’ai jamais fait l’équivalent d’un terrain ethnographique dans un autre territoire de culture aussi différente, je pense qu’il y a une particularité au Népal, une espèce de bonhomie – qu’il faut d’ailleurs aussi avoir en soi et pour laquelle il faut être disponible. Certains aiment les étiquettes, les hiérarchies, la distance, et n’ont pas envie de fonctionner à la bonne franquette comme les Népalais le font. Malgré tout subsiste l’aspect générique de cette question, c’est-à-dire qu’interviennent les stéréotypes mutuels : je parlais des stéréotypes sur le Blanc que peuvent avoir les Népalais, mais soi-même on en a forcément aussi sur eux, qu’on réalise et qu’on démasque au fur et à mesure.

[F. L.] Ce qui fait entre autres pour moi la force de votre livre, c’est que là où ce milieu vous enjoint à être scientifique, vous persistez à n’être qu’humain. J’avais noté cette phrase, que je relie à ce que vous venez de dire : « “Ethnologue”, “anthropologue”, sans doute, mais il faut aussi savoir n’être qu’un passant, qu’un patient, qu’un marcheur, qu’un amant… La matière première du chercheur de terrain, ce ne sont pas des archives ou des tests de laboratoire, mais bien des tranches de vie, des personnes, des lieux – dont tous les exposés présentés dans le milieu scientifique s’évertuent ensuite à esquiver savamment l’essentiel. Ultime paradoxe : l’ethnologue tire sa légitimité d’une expérience personnelle de longue durée, pourtant il est convenu qu’il doit la taire : le cœur battant de ce peuple qui lui est familier, il renonce à en parler. » (p. 16).

[R. B.] C’est en effet assez paradoxal. On est un « bon ethnologue » parce qu’on a fait beaucoup de « terrain ». Plus vous avez séjourné dans une population isolée, plus c’est méritant. Par contre, ce que vous avez fait concrètement pendant ce temps-là n’est pas considéré comme important. Alors que c’est ce qui fonde votre travail. On suppose que vous vous êtes débrouillé du mieux que vous avez pu, et on vous fait confiance a priori pour avoir noué des relations de qualité. Mais ce n’est pas forcément le cas. Quels que soient nos efforts, on se comporte tous parfois de façon imbécile, dangereuse, perverse, autoritaire… Et on ne se s’inquiète pas des conséquences de ces comportements. Mais il faut avoir fait du « terrain », c’est le maître mot. Certains disent avoir passé vingt ans sur leur terrain. Mais sur ces vingt ans ils habitaient dix-huit ans et demi à la capitale en famille et faisaient quelques missions avec un groupe d’assistants, comme une espèce de safari ethnologique. Au Népal, j’ai eu l’impression que l’ethnologie professionnelle était constitué de cette façon là. Le pays s’étant ouvert dans les années cinquante, les voies de communication étant ce qu’elles étaient, se rendre dans les villages était compliqué voire dangereux et certaines régions inhospitalières. Pendant très longtemps, pour pouvoir se balader ne fût-ce que dans la région de Katmandou, il fallait passer par les autorités. Et jusqu’à aujourd’hui ce fonctionnement perdure, qui repose sur une base arrière confortable, solide et très occidentalisée, proche des réseaux de pouvoir, à partir de laquelle on fait des séjours sporadiques sur le terrain, avec le plus de confort possible, où certes l’on se mélange aux populations pour les besoins de l’entretien, mais pas forcément de manière très approfondie.

[F. L.] Finalement, votre livre n’est-il pas une tentative de créer un espace où dire ce que le texte scientifique n’offre pas d’espace pour dire ? Gérard Toffin avait adopté une démarche similaire avec Les Tambours de Katmandou 6, me semble-t-il. Dans mon souvenir il y affirmait le besoin de sortir des codes pour laisser un « je » s’exprimer et tenir un propos simplement humain. Ce besoin semble commun aux ethnologues.

[R. B.] En ethnologie depuis toujours cette question du « je » suscite un malaise. Et la réponse ou la solution qu’on a trouvée à ce malaise, c’est qu’on fait deux livres. Claude Lévi-Strauss a ses grands livres théoriques, cathédrales absolument fascinantes, sur les mythologies, etc. Puis il y a Tristes Tropiques : c’est-à-dire qu’il y a quand même eu un humain qui s’est déplacé, à tel moment, dans telles et telles circonstances contingentes. Ce qui rattrape le côté froid de la théorie, en particulier chez Lévi-Strauss qui est un grand théoricien désincarné. Effectivement Gérard Toffin dans son livre a le mérite de prendre le parti de ce « je », généralement absent. À cette différence près par rapport à ce que j’ai voulu faire dans Le Chemin des humbles, c’est qu’il s’agit chez lui de matériaux annexes à la recherche. Il rend compte des circonstances dans lesquelles il a travaillé. Sa recherche a eu lieu à tel endroit, dans tel réseau, pour telle raison, ce qui lui a permis de découvrir telle information, il était satisfait ou non de tel point, qu’il s’est ensuite employé à corriger de telle manière, etc. C’est un livre finalement assez peu subjectif, qui ne pose pas de manière frontale la question de l’interaction. Mais c’est un complément utile et très agréable à lire à ses travaux.

 

[F. L.] En 1979, Raymond Depardon, au lieu de faire deux livres – l’un documentaire pour dire « elle » ou « il » et l’autre personnel pour dire « je » –, fusionne ces deux approches pour en faire un seul, Notes, paru chez Arfuyen, une maison d’édition de poésie. Le livre s’ouvre sur sa célèbre photographie d’un combattant phalangiste chrétien traversant une rue de Beyrouth en 1978, comme en déséquilibre, le fusil mitrailleur aux mains. Il montre à sa suite d’autres images de reportages journalistiques en regard desquelles il raconte ses sentiments : « J’ai raté une photo aujourd’hui. Je n’ai pas osé, j’aurais dû. » « Je rate tout, je voudrais être solitaire : solitaire, célibataire et nomade. » « Ce matin, j’avais envie de te téléphoner » – des états d’esprits factuel et banals. Il fait dialoguer deux parties de soi qui a priori auraient dû rester séparées le plus longtemps possible. La première fois que le photographe-journaliste dit publiquement « je », c’est dans ce livre. Il y en a peut-être d’autres, mais c’est celui que l’histoire du médium a retenu, du moins en France. Auparavant c’était en quelque sorte interdit. Se mettre dans la guerre, cela devait servir à raconter la guerre, pas à se raconter soi. Et cette transgression est si exceptionnelle que Notes est devenu pour cette audace un livre majeur. Ce chemin a ensuite été exploré par bien d’autres. Je me demande quand et comment ont été édictées les règles régissant la façon d’ « être sur le terrain » de l’ethnologue, telles que vous les décrivez et les dépassez. Est-ce une sorte de jurisprudence petit à petit constituée, ou est-ce préconisé dans certains textes fondateurs ?

[R. B.] En anthropologie typiquement, le grand ancêtre auquel on se réfère c’est Bronisław Malinowski, un anthropologue anglais d’origine polonaise. Le travail qu’il a fait dans le Pacifique est canonique parce que ç’a a été la première véritable enquête de terrain, très longue, quatre ans, dans les années 1910-1920. Les Argonautes 7 est un livre sur un système d’échange intertribal de colliers de coquillages. En même temps qu’une description de la culture par cet angle-là, c’est aussi une thèse sur l’économie d’échange et de réciprocité – un des grands thèmes en anthropologie –, qui décentre et bouleverse la notion qu’on pouvait alors avoir des relations matérielles. Il a fait date pour cette raison-là et aussi pour sa très belle écriture, pour les matériaux et les faits qu’il décrit et, même si Malinowski n’a pas une approche littéraire, pour sa faculté de décrire certaines ambiances. Il y a quelque chose de sensuel dans ce livre, d’humain, qui affleure de manière presque fortuite.

En outre ce livre comporte une grande introduction qui définit précisément la méthode de terrain et la particularité du regard de l’ethnologue. C’est un texte fondateur parce que jusqu’à aujourd’hui toute anthropologie repose sur ce qu’il édicte, c’est-à-dire sur la mise en relation d’aspects de la vie qui sont a priori scindés les uns des autres, mais qui en fait sont imbriqués. Car dans une société traditionnelle, les choses interagissent. Il y a des réseaux de symboles actifs à la fois au niveau religieux et politique. Il faut retisser ces liens. Et le travail d’imprégnation culturelle va vous amener à comprendre et à interpréter les faits et leurs interactions. Malinowski fait en même temps l’éloge et l’exposé fondateur de cette démarche, qui est à la fois une démarche de pensée et une d’enquête.

Je parlais de Malinowski aussi pour une autre raison : « le deuxième livre » dont nous parlions existe chez lui également, même s’il n’avait pas l’intention de le partager. Ce sont des carnets de terrain dévoilés après sa mort, publiés il n’y a pas si longtemps 8, rédigés dans sa langue maternelle, et qui sont tellement différents de ses écrits scientifiques en anglais ! Ils montrent les à-côtés de sa vie professionnelle, souvent peu glorieux. Il s’y plaint de la dureté de son quotidien, de son ennui, de son découragement, de ses maladies… Son regard n’y est pas tendre avec les indigènes, qui par ailleurs sont présentés de manière respectueuse voire admirative dans l’autre livre. Ces références évidemment étaient présentes pour moi.

Aujourd’hui il y a quelqu’un que j’aime beaucoup c’est Stéphane Breton, qui a fait une série de films documentaires, on pourrait dire d’anthropologie visuelle, regroupés sous le titre L’Usage du Monde 9, en hommage à Nicolas Bouvier. C’est Malinowski qui m’y fait penser parce que Breton a fait un film chez les Kanaks je crois, où les interrelations et les enjeux de pouvoir sont basés sur des échanges de coquillages. Il en a aussi fait un au Népal, très beau, très mystérieux, silencieux, contemplatif, et complètement immersif. Son premier film s’appelle Eux et moi : c’est un anthropologue qui a tout le temps sa caméra allumée et qui se demande ce qu’il fait là. Il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui, et c’est exactement ce qu’il montre : ce qui se passe et qu’il n’y comprend rien. C’est fabuleux ! Certains anthropologues trouvent ce film nombriliste parce qu’il ne cherche pas tellement à comprendre ce qu’il voit, qui est tout de même intriguant. Il est désemparé, il assiste aux stratégies des gens et ne sait comment réagir. Il est perdu. « Ce n’est pas suffisamment objectif », lui reproche-t-on. Mais forcément : ce n’était pas son but, c’est un questionnement sur sa position à lui.

*

[F. L.] On sent chez vous une tension entre deux façons d’être au monde : savoir et vivre – ou pour le dire autrement, entre le savoir théorique et le savoir tiré de la capacité à vivre, c’est-à-dire à « se réconcilier d’abord avec le rythme du temps » (p. 303). Pour autant, ce que vous vivez, vous le vivez plus intensément, plus proche des gens, parce que vous avez accumulé des savoirs qui vous le font mieux comprendre, ne serait-ce que le savoir linguistique. Pouvons-nous creuser un instant cette question de votre rapport au temps, à sa nécessité, de votre point de vue personnel mais aussi du point de vue plus large du métier. Quatre ans d’enquête, disiez-vous pour Malinowski. L’anthropologie se fabrique-t-elle aujourd’hui encore sur de telles durées ?

[R. B.] Non, le temps de terrain s’est beaucoup raccourci. Pour moi comme pour tout le monde. Je ne peux plus me permettre de passer une année ou deux au Népal comme autrefois. Dans un terrain relativement classique comme celui-là, c’est-à-dire celui d’une société villageoise où la religion balise la vie, typiquement on dit qu’il faut parcourir le cycle d’un année. Cela permet d’acquérir une expérience complète des saisons et des travaux agricoles, auxquels se superpose le cycle rituel, facteur important de l’organisation du quotidien. Là-dessus se greffe le rythme propre à la société où l’on vit. Les gens se lèvent le matin. Ils attendent. Il y a un petit peu de vie sociale en début de matinée. Ensuite – il y a deux repas au Népal, matin et soir – on prend son premier repas de riz relativement tôt, vers 10 heures, des fois plus tôt. Vient alors cette longue phase de la journée où les villages sont vides et les villageois au champ. Enfin la vie sociale recommence le soir, vers 16 ou 17 heures. Donc si vous choisissez de suivre ce rythme vous ne pouvez rencontrer les gens pour des entretiens qu’entre 8 et 10 heures du matin, voire un peu le soir – mais alors se pose le problème de la nuit : les Népalais détestent se promener la nuit, donc vous devez dormir sur place, mais vous n’en avez pas toujours envie, ou alors vous devez privilégier les gens n’habitant pas trop loin…

Si l’on veut travailler de manière un peu efficace, il faut bousculer ce rythme. Une façon de faire consiste à mener des entretiens intensivement le matin puis, pendant la journée, de revenir aux enregistrements, transcrire, réfléchir. Mais c’est très artificiel. Quand c’est mon occupation exclusive j’ai l’impression d’être dans un zoo et de ne pas passer suffisamment de temps à vivre avec les gens. Je ne peux pas passer mes journées à faire des entretiens et des transcriptions et à consulter mes dictionnaires. C’est d’abord compliqué d’un point de vue pratique, et ça laisse un goût d’inachevé. Et pourtant, difficile de faire autrement. Sauf à y passer des années.

Ce qui amène à une autre solution, consistant à intégrer savoir et recherche de savoir dans l’authenticité des jours. Cela suppose d’avoir identifié les formes de la vie sociale, de savoir jouer les rôles qui vous incombent, de savoir quoi dire – en un mot, de s’être déjà intégré. Par ce biais on peut vivre les situations de la vie normale qui de toute façon vont s’imposer d’elles-mêmes. Les gens vont vous inviter, vous allez être associé aux événements, vous allez suivre les lubies du moment. Les Népalais fonctionnent au jour le jour. On ne sait jamais trop ce qu’on va faire le jour même ou le lendemain. Cela se décide sur le moment. Il y a toujours quelque chose qui va se produire. A contrario, il y a des choses très importantes prévues depuis longtemps dont on ne vous parle pas ! Et le jour même vous découvrez qu’un événement massif est là, et vous êtes censé être l’ethnologue ! Ils ont une autre temporalité, une manière d’aborder les choses éloignée de la nôtre qui sommes des gestionnaires de notre propre vie. Donc ces événements se produisent, il faut les laisser se produire, et en même temps on est très actif dans ce processus, on pose des questions, on emmagasine, et on l’est d’autant plus qu’on n’a pas de support. Le cerveau travaille davantage, on est plus vigilant, davantage présent. Ce n’est pas plus facile que le travail classique d’entretiens et prises de notes. C’est même plus exigeant. Mais c’est tellement plus vivant, sans compter le surcroît qui s’y produit en termes d’amitié et de vie réelle.

[F. L.] Vous parlez d’amitié. Un des aspects les plus délicats de mon métier et du voyage en général, ce sont précisément les amitiés. J’en parlais déjà dans L’Usure du Monde, de « ces amitiés que nous provoquions par un suspect caprice de pouvoir appeler voyage ce déplacement et d’en remplir les jours d’une matière racontable. Ces amitiés nées de rien qui ne demandaient qu’à grandir et nous débordaient, mais que nous devions endiguer aussitôt – puisque nous étions toujours en partance et pour revenir quand ? » Mon inaptitude à supporter le chagrin qui en découle a peu évolué depuis. Ce paragraphe se termine par « Rien n’eût-il pas été préférable à l’absence de cela ? »… Vivez-vous le départ du terrain de la même façon dans votre métier d’ethnologue ? Comment parvenez-vous à quitter les gens dont vous êtes venus forcer la rencontre ?

Une question corollaire est la possibilité de l’amitié dans la durée. N’avoir toujours pas vraiment compris à quel endroit se jouait l’amitié est une de mes grandes frustrations au Népal. J’ai cru avec certaines personnes avoir lié des relations que je pourrais qualifier d’amitié au sens où moi je l’entends, mais dans la durée je vois bien qu’elles ne fonctionnent pas comme j’imagine fonctionner une relation d’amitié. Typiquement, la capacité des gens que j’appelle mes amis là-bas à ne pas donner de nouvelles pendant trois ans m’a profondément sidéré. J’ai mis longtemps à comprendre que ce n’était pas une négation de la relation elle-même ou de sa qualité ou de son sens. Cette question évoque-t-elle quelque chose pour vous ? Dans votre livre, ici vous parlez d’« amis sincères » avec ironie (p. 341) car vous n’êtes pas dupes de ce que vos acolytes attendent de vous, là vous rappelez le statut du Blanc (« l’incarnation personnelle, infiniment enviable et miroitante, de toute la puissance industrielle de l’Occident » (p. 286), ailleurs encore vous décrivez comment les relations s’érodent dans la promiscuité (p. 253). Pardonnez-moi l’intimité de la question, mais croyez-vous à la possibilité d’une réelle amitié malgré le décalage de nos cultures et nos statuts ?

[R. B.] Cette question des relations est très culturellement déterminée, à un point bien supérieur à ce que l’on pourrait imaginer. Au Népal, et dans la société hindoue en général, il y a dans le rapport à l’échange, c’est-à-dire dans le système de « don contre don », un fonctionnement qui nous est profondément étranger. Absolument toutes les relations interpersonnelles et sociales sont prises dans cette prédétermination, dans ce moule à l’intérieur duquel les choses de l’ordre de l’amitié vont se produire, mais qui pour nous pourraient ne pas en être parce que ce moule semble en contradiction avec notre idée de l’amitié. Notamment cette question de l’attente que j’évoquais tout à l’heure par rapport au stéréotype du Blanc de l’ONG qui vient apporter de l’aide. Mais en fait cela va plus loin. Au Népal on cherche toujours à établir et à consolider des relations dont on tire profit, mais ce n’est pas du tout d’une manière intéressée. On vit dans une société où il n’y a aucune aisance matérielle, de sorte que la seule sécurité que l’on peut avoir vient des gens. Il faut donc avoir beaucoup de relations avec beaucoup de gens. Et il faut avoir des relations peut-être pas de sujétion, mais à tout le moins de patronage : on va rechercher les gens dans la sphère d’influence desquels il pourrait être bon de se situer. L’idée d’amitié n’intervient pas là-dedans. Le Blanc vient simplement se mettre à cet endroit-là. Mais cette structure existe de toute manière, en particulier pour les hommes – pour les femmes c’est peut-être un peu différent, mais cela existe aussi.

[F. L.] Cela me fait penser à ce terme qu’on a vu l’année dernière en classe, désignant cet ami très particulier…

[R. B.] Le mitra (मित्र). C’est l’ami rituel, comme votre frère d’adoption.

[F. L.] Englobant aussi cette notion de sujétion ?

[R. B.] Non, pas nécessairement. Ce qui est intéressant avec le mitra, c’est que vous pouvez être mitra avec n’importe qui. Ce lien échappe à la verticalité de la société et offre la liberté de nouer une relation. C’est à mon sens un bon exemple des multiples manières dont existent des contrepoids à des réalités oppressantes dans la culture népalaise. Je n’ai pas tellement exploré cette question du mitra, qui recouvre des aspects que j’ai du mal à mesurer ou que je ne connais pas. Mais j’ai l’impression que c’est de l’ordre de ce que nous appelons l’interpersonnel, l’amitié authentique, c’est-à-dire que l’affection est le point de départ et le déclencheur de la création de ce lien rituel. Cela ne veut pas dire qu’il n’y entre pas de question d’intérêt, ou d’alliance, de stratégie, de rapprochements. Mais j’ai vu des mitra entre des bahuns 10 et des dalits 11 par exemple, chez des gens de ma génération ou plus jeunes. Je ne sais si cela se faisait avant. C’est comme des frères : on a des devoirs réciproques, dont celui de veiller sur l’autre. On va pouvoir faire appel à lui n’importe quand et se reposer sur lui, il sera toujours là, toujours prêt à répondre. « Donne-moi ton blouson » : « je te donne mon blouson ». Nul besoin de remercier, ni de passer un coup de fil avant : « tiens, j’ai envie d’un blouson, le tien me plaît, donne-le moi » – « je te le donne, t’es mon mitra ».

Vous vous interrogiez aussi sur la possibilité de laisser les gens sans nouvelles dans l’amitié. Pour moi, cela renvoie à la question de la temporalité dont nous parlions plus tôt. Il ne faut pas se laisser abuser par l’évolution des technologies et la rapidité avec laquelle les Népalais semblent y entrer. Ce n’est que la couche superficielle des choses. Je pense que le Népal est structuré par un fonctionnement social reposant sur d’autres bases, qui reste à la différence de chez nous extrêmement fort et vivace. Chez les Népalais, on a l’habitude de migrer pour des périodes très longues, depuis toujours : les voyages en caravanes jusqu’au bout du Tibet autrefois, et plus récemment les migrations des travailleurs en Inde ou au Qatar pour des années. Évidemment, on peut se fendre d’un coup de fil plus régulièrement, ou autrefois d’un courrier, mais ces longs silences dont vous parlez répondent à cette temporalité-là. Les gens disparaissent et puis réapparaissent. Ils sont toujours là.

*

[F. L.] J’aime beaucoup votre présentation de la maison népalaise comme « espace décloisonné, ouvert aux quatre vents, parcouru de nombreux flux » (p. 61), par opposition à nos « demeures-monde, autosuffisantes et éternellement closes, où nous passons nos existences connectées » (ibid.). Du flux de l’air et des visiteurs, nous sommes passé au flux de bits répondant par les ondes à toutes nos préoccupations. La montée en puissance du flux est un thème important en photographie, théorisé par l’historien André Gunthert, de la photographie, dans un livre intitulé L’image partagée 12, dont le chapitre d’introduction est titré « L’image fluide » pour parler de l’image des réseaux sociaux, qui ne fait que passer en permanence. C’est, de mon point de vue du moins, un mot négatif, que j’associe à la perte du sensible. Or ce qui me touche dans votre description de la maison népalaise, c’est que tout à coup, le flux est un processus bienvenu, positif, par lequel la liberté rentre, et vous rappelez à plusieurs endroits que le « l’homme lui-même est ce mouvement » (p. 19). Pensez-vous que redevenir nomade soit une voie pour échapper au flux emprisonnant ?

[R. B.] Il y a un autre livre, La Vie liquide 13, qui aborde cette fluidité du bit qui ne s’arrête jamais – à la fois flux financier, flux d’information, dépersonnalisation et déterritorialisation de tout. Nous ne sommes plus incarnés dans un lieu. Ce qui est corporellement frappant quand on s’installe dans la maison népalaise c’est qu’elle est le contre-exemple parfait de ce flux-là. Et bien qu’elle utilise le flux, c’est un endroit solide. Avant d’être traversée par les flux elle commence par être là. Posée. Faite de matériaux qu’on est allé chercher à côté, qu’on a toujours connus, qu’on sait travailler, sans que sa construction implique de savoir-faire très élaboré. On l’a construite de ses mains. Elle a coûté trois francs six sous. On n’a pas remboursé de banque pendant cent-vingt ans au taux maximal. C’est cela aussi qui fait que la maison respire. Et de même qu’elle est construite avec les matériaux locaux elle peut être construite par n’importe qui, et n’importe qui peut y vivre et effectivement y vit. Tout le monde y dort avec tout le monde. C’est une sorte d’indifférenciation de l’espace – une sorte seulement car l’espace, en particulier chez les brahmanes, est très symboliquement déterminé. Il y a les endroits où l’on peut et où l’on ne peut pas accéder, les endroits sujets à la pollution, les voies de passage, etc. Cette géographie est invisible et pourtant très stricte. Habitués à notre géographie implicite de la maison, nous la transgressons tout de suite. Par ailleurs, en comparaison avec la nôtre où chacun possède sa pièce cloisonnée, la maison népalaise nous semble formidablement ouverte. C’est une autre configuration géographique qu’il faut apprendre à intégrer. Et c’est physiquement prenant car nous ne la comprenons pas tout de suite, et pourtant elle parle et on la ressent. La porte est toujours ouverte. On l’ouvre le matin, d’un coup de poing, et elle reste ouverte tout le temps. Il y a des règles, invisibles une fois de plus, en vertu desquelles certains savent qu’ils y sont non-grata – ceux-là ne risquent pas de rentrer –, et il y a toute une ribambelle d’autres personnes qui entrent sans frapper, tout le temps, les voisins, les cousins, les mères et enfants qui sont dans le coin, qui sont des gens du même rang, d’une même famille… La famille n’est pas nucléaire comme chez nous. Ce sont plusieurs frères apparentés par un ancêtre commun, sur plusieurs générations. Et ces cinquante personnes-là peuvent être amenés à entrer dans votre maison tout le temps, et soi-même on va très librement dans la maison du voisin qui est quasiment sa propre maison. On se retrouve à y dormir sans même avoir eu à demander l’autorisation. C’est comme ça. La maison est un espace de vie collectif, non au sens communiste mais au sens où elle est fréquentée par de nombreux individus, et où elle est soustraite à la notion du privé. Pourtant elle est hiérarchisée, je l’ai dit. L’inexistence de cette notion de privauté fait beaucoup de bien.

Par contraste on peut se rendre compte de la détermination et du conditionnement de l’univers dans lequel nous-mêmes vivons : ici c’est ma maison, c’est chez moi, je l’ai payé tant, je la protège, je lui mets une alarme avec une caméra, je ferme la porte le soir et si possible je mets une barrière autour avec encore des caméras voire des molosses. Cette conception ultra bourgeoise ou petite-bourgeoise de la maison est implicite chez chacun d’entre nous. On a beau se penser de la classe prolétaire ou vivant selon un mode de vie alternatif, nous sommes très profondément ancrés dans ce système. Or une journée dans la maison népalaise fiche tout cela en l’air. On se rend compte que l’habitat, c’est possiblement autre chose que le nôtre, qui n’en est qu’une forme possible. Il peut être un lieu où les gens vivent en interaction avec la vie autour. Au Népal l’extérieur est très présent dans la maison. La poussière entre toute la journée, les bestioles se promènent, les parasites, les serpents, les animaux domestiques qui ont leur pièce et bien que non-humains font partie de la famille…

[F. L.] Il y a peut-être alors une proposition très moderne dans la maison népalaise ?

[R. B.] Il faut faire attention à ce qu’on entend par moderne. Je pense que quelque chose a cédé dans la modernité, non à cause du capitalisme mais pour d’autres facteurs qui sont de bonnes raisons, comme les mouvements sociaux ou culturels. Et les modes de vie antérieurs, implicitement présents, ont servi de point d’appui pour opérer cette révolution des mœurs. La vie fluide, dans les années 1950-60, c’est la liberté de jouer avec les identités, de se départir du cloisonnement social et d’échapper au déterminisme de vies très linéaires. Et cela ce n’est pas de la modernité, ce sont les dynamiques de l’Histoire. Mais ensuite, quand le capitalisme s’en empare, il prend les bonnes idées et les remplace par leur exact contraire tout en continuant de vendre cette liberté, devenue illusion. C’est pour cela qu’il faut faire attention avec cette idée, parce que justement un bon publicitaire pourrait s’en emparer et en faire un modèle de maison connectée avec de l’Internet des objets partout qui renvoie à la maison népalaise de vos rêves, ou je ne sais quel délire dans ce genre.

[F. L.] Cela me fait penser à une question que je me pose souvent. Je me permets de l’aborder. Prenons par exemple le traitement couramment réservé dans notre société aux personnes âges, qui sont soustraites à la vie sociale et rassemblées dans des maisons spécialisées où ils ne voient plus grand monde. C’est une chose impensable au Népal. Mais pour prendre un contre-exemple radical, évidemment ici en France on n’enferme pas une jeune fille qui a ses règles dans un taudis pendant une semaine pour lui apprendre la vie, avec un degré d’hygiène si pauvre que certaines en meurent. Partant je me demande souvent, en comparant ce type de réalités socio-culturelles, si les sociétés humaines ne sont pas ainsi faites qu’elles auraient toutes une égale quantité disponible de souffrance et de joie, d’intelligence et de bêtise, et que cette quantité restant égale se répartirait différemment d’une organisation sociale à l’autre selon les lois des vases communicants. Concrètement, pour reprendre mon exemple, je me demande si la douleur que nous imposons à nos vieux, absente au Népal, y serait comme compensée par celle qu’ils infligent aux jeunes filles, ou aux dalits, et que cette quantité de douleur est déterminée, fixée par je ne sais quelle règle cosmique. En vertu d’un tel raisonnement, cette maison népalaise à mon sens plus vivante et moins isolée que la nôtre, prévue pour accueillir toutes les générations, il est impossible de la transposer chez nous car cela signifierait qu’il faudrait introduire une compensation de souffrance pour que toutes les quantités restent égales. Nous pouvons seulement nous dire que cette question-là est gérée de façon plus humaine là-bas, mais leur solution n’est pas transposable ici. C’est peut-être bête, je ne sais pas. Avez-vous déjà eu ce genre d’idée ?

[R. B.] C’est très asiatique comme façon de penser. Mais oui, c’est vrai, je crois que je me formule un peu les choses aussi comme ça. Et en effet, ces bonnes manières de faire ne sont pas transposables car elles font partie d’une réalité systémique. Il faudrait transposer tout le reste.

[F. L.] Exactement. Je rêverais que ce ne le soit pas, qu’on puisse prendre le meilleur d’un peu partout. Quand vous disiez tout à l’heure qu’il y a au Népal une façon très particulière de recevoir l’étranger en tant qu’il est un être humain, c’est merveilleux. Et chez nous cette capacité a nettement reculé. Mais en effet, si la quantité de souffrance et de bien-être est donnée, pour adopter ce sens de l’accueil népalais il faudrait prendre tout le système, y compris la séquestration des jeunes filles en période de règles et toutes les Lois de Manou. N’y a-t-il aucune autre voie ?

[R. B.] Je ne sais pas… Je pense que c’est une question anthropologique et éthique fondamentale. Peut-on faire le tri dans le monde ancien pour en conserver quelque chose aujourd’hui qui nous permettrait de vivre mieux dans la modernité ? En tout cas s’il y a quelque chose à faire pour ne pas que la race humaine soit s’éteigne soit devienne des robots, c’est cela. Mais c’est compliqué. On n’a pas encore inventé le collectif décloisonné et reterritorialisé sans toute la saleté fasciste qui l’accompagne. Peut-être l’écologie va-t-elle nous permettre de faire cela.

[F. L.] L’anthropologie ne peut rien apporter ?

[R. B.] Il n’y a pas de prospective en anthropologie. Il n’y a pas de philosophie. C’est une science. Je ne sais même pas si on peut appeler cela du diagnostic. Il y a les faits. On les fait parler ou non, avec certes une part d’intentionnalité dans l’interprétation, mais cela ne va pas plus loin. Donc malheureusement il n’y a pas de réponses à ce genre de question. Ce serait intéressant de dépasser ce stade et qu’on puisse en venir à ce genre de questions transversales.

Il y avait une autre partie à votre question mais qui revient au même, c’est la question du nomadisme. Une belle métaphore dévoyée, mais belle métaphore tout de même car profondément inscrite dans notre histoire d’Homo sapiens. Nous sommes des bipèdes marchants. Ce n’est pas une image. Si nous ne marchons pas dans la nature nous sommes privés d’une part essentielle de ce que nous sommes. Nous devons nous déplacer avec notre horde de congénères dans un grand espace. Et même quand on est agriculteur comme les Népalais on continue de le faire, car il faut se déplacer pour commercer avec la vallée d’à-côté ou d’au-delà, sur des distances pharamineuses, parce qu’ils ont ce dont nous avez besoin et réciproquement. Cela existait avant même le cheval. Les objets et les savoir-faire, tout a voyagé depuis très longtemps. L’homme n’est jamais resté enfermé dans son coin. Et les agriculteurs sont aussi pasteurs ou éleveurs, or l’élevage implique aussi ce déplacement semi-nomade ou transhumant même si c’est dans un espace plus proche.

Ce nomadisme-là, porteur d’un rapport à l’espace, permet à un collectif décloisonné d’exister, davantage que la métaphore du nomade connecté. Cela déplace la question sur un plan plus philosophique lié à une nature humaine qui serait en évolution permanente. Les trans-humanistes sont à l’écoute de ce genre d’idées, qui pensent que maintenant l’on aurait franchi un cap, que l’on peut se passer de nos bras et de nos mains, ne plus avoir que des écrans et des numéros… C’est là qu’il faut rappeler ceci de fondamental que ce rapport corporel, cette histoire d’Homo sapiens nomade, cette masse de chair bipède qui se nourrit sur un espace en harmonie avec lui, nous ne pourrons jamais nous en passer. C’est là que nous sommes précisément humain, pas en essayant de s’en débarrasser. Même si l’homme se créé ses propres conditions, son histoire, ses sociétés de tous types, que rien n’est jamais figé, dans une invention permanente de lui-même… Mais par contre on ne se passera pas de la Terre pour le faire, parce qu’il n’y en a pas d’autre, c’est notre habitat.

*

[F. L.] Il y a un passage dans votre livre qui m’a réjoui mais auquel je ne m’attendais pas du tout tant sa dimension arbitraire et injustifiable tranche avec le rapport avisé que vous entretenez avec la réalité dans le reste du livre. C’est celui sur la beauté de Katmandou et la place qu’elle tient dans votre cœur [p. 406]. « Katmandou est une des plus belles villes au monde. (…) trop tarabiscotée, trop sale, trop polluée, mai rénovée… et néanmoins je maintiens sans hésitation cette affirmation – voire, je crois que je tiens par-dessus tout à son caractère péremptoire. » C’est tellement vrai, serais-je tenté de dire. Arbitrairement vrai, n’est-ce pas, mais je comprends si bien cela. Un peu plus loin, vous atténuez cet arbitraire par des arguments – et qui a pratiqué cette ville et d’autres en Asie ne peut que vous donner raison : « Elle est sans doute demeurée une des dernières métropoles d’Asie du Sud, et peut-être du monde, à maintenir en quelque sorte intacte l’essence originelle de ce qui constitue une ville – un cadre où l’homme et l’espace restent liés par des liens profonds et réciproques où toutes les catégories de population cohabitent ; bref, une entité pourvue d’une vraie âme populaire. » Ce qu’on retrouve en partie dans ce rapport aux lieux de pouvoir : du cireur à la ministre, de l’étudiante au fonctionnaire, de la prostituée au paysan, il est des pierres sacrées de la vallée que chaque humain révère selon les mêmes codes. Cette affirmation a-t-elle résisté à la mise en flux du monde ? Katmandou vous semble-t-elle risquer parfois de perdre ce décalage avec l’ère en cours qui la rend si particulière ?

[R. B.] Est-elle unique au monde, notamment dans son aspect populaire ? C’est possible. J’en sais rien, en fait. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans de très grandes villes. C’est tout de même assez exceptionnel de voir ces quartiers du centre-ville habités par une telle masse de gens. Plus on va vers le centre et plus son fonctionnement est traditionnel. C’est tout le contraire de ce que sont devenues les villes chez nous. Traditionnel, délabré, étroit, et de moins en moins cher, avec des gargotes improbables que seuls les vieux du quartier fréquentent. C’est la ville médiévale, quasi jusqu’aux odeurs. On ne reçoit pas les latrines sur la tête quand on traverse la rue, encore que. Où voir cela ailleurs qu’à Katmandou ? Ce sont les Néwars qui l’ont bâtie. Ils sont toujours là et n’ont pas pu faire autrement que de continuer à vivre dans ces toutes petites ruelles comme ils l’ont toujours fait. On ne peut pas tout raser vu qu’il y a des divinités partout. Cette espèce de passivité, guère planifiée, fait que Katmandou survit telle quelle. On peut y voir ce qu’était autrefois qu’une ville : une géographie religieuse organisée en quartiers, comme chez nous alors : Saint-Paul, Saint-Pierre… Le lieu sacré était le lieu d’ancrage autour duquel se construisaient les quartiers avec leurs activités. C’était le lieu de vie. En Occident on faisait la foire à l’intérieur des églises, on dormait dans les églises. Il y avait la paille, les poules. On s’arrêtait à peine de parler, voire de chier quand le curé disait la messe. Il n’y avait aucune contradiction entre ces activités. C’est inimaginable aujourd’hui. Tandis qu’à Katmandou cela existe toujours. La société néwar comportant beaucoup de castes d’artisans différentes, chacune a son quartier organisé autour des lieux sacrés, avec ses marchés spécialisés et les habitations qui se mélangent au milieu. Ces lieux sacrés ont par ailleurs une géographie « mandalique ». Katmandou, comme toutes les villes, est un espèce de cercle plus ou moins symbolique avec des entrées, des horizons, des divinités protectrices, des intérieurs, des extérieurs, des quartiers répartis selon une complémentarité stellaire… C’est l’image du cosmos. C’est la voûte céleste qui se reflète sur le sol. Et les gens habitent dans la voûte céleste, à même le sol. C’est ce qu’on appelle la pensée analogique, c’est à dire une idée poétique du monde qui procède par résonance.

[F. L.] Vous pensez à Kenneth White ?

[R. B.] Exactement. Il faut voir ces moments extraordinaires où cette géographie est parcourue, lors des défilés de chars par exemple, l’Indra Jatra, le Machendranath Jatra. Chaque quartier amène son bhoj (भोज, le festin) : des montagnes d’offrandes apportées par les guthis (गुठी) et consommées en groupe.

[F. L.] Que sont les guthi ?

Ce sont des associations de quartier à la fois financières, architecturales et religieuses, propres aux Néwars. Les gens cotisent et participent chacun à une guthi en lien avec son quartier d’habitation. C’est l’association qui prend en charge le temple et le territoire autour du temple. En l’occurence, il s’agit de territoire urbain, mais celui-ci était traditionnellement, à l’époque où les rizières étaient à deux pas de la ville, lié à des terres agricoles cultivées par les membres, et il existe aussi des guthi en contexte rural. Lors des défilés les membres des guthi amènent au carrefour les offrandes pour le passage du char et de la divinité. On se demande comment le char fait pour ne pas verser et comment il n’y a pas à chaque fois des gens qui meurent piétinés. Mais non. Ça passe. On ne meurt pas. C’est un miracle. L’ambiance est complètement électrique, très loin d’une ferveur sacrée policée. On est souvent à la limite de la bagarre. Les jeunes qui tirent le char, en général très alcoolisés, sont dans une espèce de transe. La religion c’est aussi cela : ces moments où toutes les forces sortent, dans un ruissellement d’énergies presque dangereuses. Où voir cela ailleurs qu’à Katmandou ?

[F. L.] Est-ce menacé ?

[R. B.] Je ne crois pas. Chaque fois que j’y vais, je me dis que cela ne va plus exister. C’est tellement aberrant, tellement antimoderne que c’en est un non-sens. Mais cela persiste. On pourrait avoir l’impression que cela ne subsiste que pour des raisons touristiques. Mais quand on tend l’oreille par-ci par-là et qu’on entre dans les détails on se rend compte que si la forme change et s’adapte et que des réalités disparaissent à toute vitesse, la structure tient encore.

[F. L.] Et ces réalités qui disparaissent, les Népalais s’en rendent-ils compte et s’emploient-ils à le transmettre ?

[R. B.] Oui, cela commence. Mais le propre des Néwars, contrairement aux autres Népalais, c’est de se méfier des gens de l’extérieur. N’ayant pas été contraints à l’ouverture comme les gens des montagnes avec les transhumances et les échanges entre vallées, ils sont d’un naturel assez fermés. Ce sont des citadins, commerçants, qui restent beaucoup entre eux, dans leurs petits commerces, leurs rues fermées, fiers de leur identité de groupe et de caste. Ils se sentent forts et guère menacés par l’extérieur. C’est ce qui explique qu’ils se soient laissés moderniser à outrance, à la fois volontairement, par attirance pour la modernité, et d’une certaine manière sans s’en apercevoir, ou beaucoup plus tard que les autres Népalais. Mais ce sont eux qui peuvent faire quelque chose parce que ce sont eux qui possèdent les leviers à Katmandou.

*

[F. L.] Avez-vous été amené à réfléchir à l’imagerie que l’Occident a forgé du Népal ? Imagerie dans laquelle se sont d’ailleurs illustrés certains photographes népalais qui ne se sont pas fait prier pour produire les cartes postales que prisaient les Occidentaux : temples, montagnes, sourires éternels, villageois vivant dans le dénuement ou l’authenticité selon le point de vue… Pensez vous pertinente l’idée que la diffusion de ces clichés, qu’on pourrait caractériser avec Achille Mbembe comme « débris de leur biographie véritable » 14, aurait agi comme une assignation faite aux Népalais à correspondre à ce que nous attendions d’eux ? Y a-t-il un parallèle colonial à faire malgré l’absence de colonisation ?

[R. B.] Non. Certes le mot de « cliché » est essentiellement péjoratif. Mais je pense que le propre d’un cliché, c’est qu’il existe parce qu’il est vrai. Un cliché n’est pas une idée fausse sur les choses, c’est une idée juste accentuée : tellement juste qu’elle est devenue cliché en évacuant toutes les autres. C’est pourquoi, en un certain sens, les clichés sur le Népal, je les aime et les trouve justes. Bien sûr, les Népalais ont identifié ce que nous avions dans la têtes et savent à peu près ce que nous avons envie de voir. L’industrie du tourisme prospère sur cette idée. Ces clichés, eux-mêmes ne les rejettent pas non plus. Ils les mélangent avec ceux qu’ils ont sur nous – par exemple ces posters de la Suisse idyllique dans les maison népalaises. En outre, le Népal n’ayant pas été colonisé, il y a moins moins de suspicion à cet égard. En sorte que je suis moins sensible à cette question que je ne le serais quant à un pays d’Afrique, parce qu’il y une sorte de naïveté bilatérale dans le recours à ces clichés.

Cela dit, le Népal n’a pas été colonisé mais c’est quand même un pays colonial. Je ne retrouve ni l’auteur ni la phrase exacte, mais j’ai lu quelque part cette idée à laquelle j’adhère : le Népal n’est pas une colonie géographiquement mais bien mentalement. Au sens où l’influence de l’Inde est si forte que les interactions à l’œuvre sont d’ordre colonial. Techniquement et militairement les Anglais n’ont jamais pu y entrer, c’est vrai. Mais ils étaient les maîtres du jeu et ont fait du Népal une sorte de protectorat. Quand ils sont partis, toutes les dynamiques ayant traversé l’Inde ont traversé le Népal, y compris la dynamique postcoloniale. La vague de modernisation des années 80 a suivi la vague indienne. Sans oublier que la frontière est poreuse, qu’ils ont le même système de monnaie, de couleurs, de dieux… C’est la même civilisation, presque le même pays. Il ne faut pas le dire trop haut car les Népalais détestent cette idée, pourtant c’est évident !

J’ai oublié de mentionner une chose au sujet de Katmandou : cette formule selon laquelle Katmandou est la plus belle ville du monde, c’est certes d’abord une chose que je pense mais c’est aussi une chose que j’ai souvent entendu dire de la part d’Indiens. Ils adorent Katmandou parce qu’elle leur rappelle ce qu’était l’Inde autrefois. Ils ont perdu Delhi, Calcutta, devenues très urbanisées. À Katmandou ils retrouvent un peu de leur enfance. Je me suis dit que mon idée rejoignait la leur. J’ai trouvé ça très touchant.

*

[F. L.] J’aimerais revenir à l’éthique du chercheur. Il y a quelques pages à ce sujet (pp. 297-99) qui sont pour moi parmi les plus fortes de votre Chemin des humbles. Je ne vais pas les citer en entier, je laisse au lecteur le plaisir de la découverte et me bornerai à ce passage : « poser des questions rétribuées à des gens qu’on ne reverra jamais et qui n’existent que pour la réponse qu’ils donnent ; ne se mêler à une population que pour les besoins de la recherche et, une fois parmi elle, aller droit au fait en se souciant bien peu des personnes qui le délivrent ; s’empresser de rentrer noter ses “résultats” dès que le travail est terminé ; ne vivre sur place que dans la compagnie de ses “problématiques”, ne dialoguer qu’avec elles, et se tenir autant que possible à l’écart des personnes rencontrées. N’importe qui conviendra que tout cela est l’ordinaire d’un chercheur de terrain qui s’efforce d’être efficace. Or les sujets ne sont pas des rats de laboratoire. Ils sont infiniment plus vrais que n’importe quelle information qu’on diffusera sur eux. »

« Les sujets ne sont pas des rats de laboratoire. » Dans mon esprit cette affirmation dit de façon évidente, simple et puissante ce que devrait être la relation à l’autre dans la photographie documentaire. Les photographes devraient l’afficher au-dessus de leur bureau et la lire le matin avant de partir en prises de vues. Pourtant cette idée est loin d’être partagée. Pour nous en effet, puisque l’autre est là, il est d’abord et avant tout « devant être photographié ». Rares sont les photographes qui se diraient : « La barrière dont les villageois entendaient protéger leur culte des indiscrétions me semblait devoir être respectée ; je ne voyais pas en vertu de quoi j’aurais dû la contourner (p. 236). » Les photographes, eux, voient très bien. Moi y compris d’ailleurs. Un jour à Gatlang dans le district de Rasuwa, suite à un décès dans le village, l’ami chez qui je vivais m’avait invité à la cérémonie en me demandant de ne pas prendre de photographies, ce qui me semblait évident. J’avais pourtant toujours en poche le petit appareil en plastique offert par ma fille. Je n’ai pas résisté. J’ai pris deux images. Une montrant deux hommes à hauteur de taille en plan serré, on ne voit que leurs mains s’échangeant des billets, comme il est coutume de le faire pour la famille du défunt chez les Tamang ; et une autre selon le même type de cadrage, d’un homme qui tient son couteau khukuri. C’est tout. Mais je les ai prises. Elles sont dans mon livre. Je n’ai pas été très intrusif, je suis resté discret, mais j’ai été incapable de ne pas les prendre. Qu’en est-il pour vous ? Vous dites que vous ne voyiez pas au nom de quoi vous franchiriez cette barrière. Mais vous arrive-t-il de la franchir quand même ? Quelle est la pratique en anthropologie à cet égard, dans ces territoires d’intimité où notre besoin de savoir n’est pas forcément le bienvenu ?

[R. B.] Certains sujets sont de l’ordre de l’enquête policière. Ce sont des sujets lourds, graves, conflictuels, dont l’exploration présente un intérêt majeur, où les gens abordent la collecte de données avec beaucoup de stratégie. C’est un mode de fonctionnement, et sans doute une personnalité, qui ne sont pas les miens. Mais il y a des réalités qu’on n’aurait jamais comprises ou découvertes si certains anthropologues n’avaient pas eu cette tendance-là. Personnellement je ne peux m’empêcher de trouver cette approche sournoise quand je suis sur place, parce que je suis trop sensible à ce que les gens pensent et disent. J’ai toujours essayé de laisser les choses se faire naturellement. Mais c’est aussi parce que il est compliqué de forcer les choses en ethnologie. Il faut beaucoup en faire pour voler une information – qui est du verbe, de l’interaction, des gens à voir. Alors qu’une photographie, clac, c’est fait. Par contre j’ai volé des photographies à des gens qui ne voulaient pas être pris. Et je me suis fait engueuler – j’ai fait comme vous : il y a des rites funéraires où il ne faut pas prendre d’images et pourtant j’en ai pris, c’était tentant.

[F. L.] On est d’autant moins incité à ne pas recommencer que la photographie est réussie, qu’elle raconte ce qu’on espérait qu’elle raconte et davantage encore.

[R. B.] C’est vrai. Je me souviens d’une fois, dans une espèce de troquet dans la campagne autour de Katmandou, dans un de ces quartier où les hôtels abritent un business interlope de gens qui se cachent pour vivre tranquillement des choses dans l’intimité. C’était une beuverie entre amis, avec des filles, ils étaient un peu éméchés, ils se sont mis à danser. Je n’étais pas censé être là. Mais je les trouvais tellement significatifs que je les ai pris en photo. J’ai failli me faire démonter ! Ils n’étaient pas contents. Ce qu’ils faisaient était secret et peut-être en avaient-ils même honte, je ne sais.

[F. L.] Et sans doute n’avaient-ils aucune envie de garder trace de cette honte… Cela m’amène à une question pour moi insoluble, qui fait peut-être partie des raisons pour lesquelles je ne fais plus de photographie, c’est celle de la légitimité – d’être là et de tenir un propos public sur l’autre. J’en parle souvent avec des photographes, ou par exemple il n’y a pas si longtemps avec Christian Caujolle 15. Pour lui c’est très clair : oui, bien sûr nous avons le droit de porter un regard sur le monde et sur autrui. Moi j’en suis au stade où je ne vois pas ce que l’autre a fait pour mériter devenir le sujet de mon image. Faire de l’autre et de son quotidien la matière de mon document est à mon sens un geste éminemment questionnable. Et comme je n’y ai pas trouvé de réponse, ce problème m’assèche. Ces questions se posent-elles à vous ?

[R. B.] J’ai dépassé ce doute en étant beaucoup plus détendu vis-à-vis de ce que signifie à la fois être ethnologue et être anti-ethnologue. Je suis simultanément les deux. Tout n’est que prétexte. Car du point de vue des Népalais, que quelqu’un soit là et s’intéresse à leur culture est assez facilement recevable. Je travaille en particulier beaucoup avec des dalits, et pour certains cet intérêt extérieur est même encourageant et valorisant. Mon travail est un support de discussion et de relation, même s’ils en ont une idée qui ne correspond pas tout à fait la réalité, ce qui n’est pas très grave.

Ensuite, chez les Népalais, on est toujours légitime. C’est extrêmement précieux. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait preuve de quoi que ce soit, d’avoir passé des examens, d’avoir une carrière ou d’être issu de je ne sais où, pour avoir toute légitimité à être là. Il n’est même pas besoin d’avoir travaillé pour gagner son pain : on va vous nourrir. Vous avez votre place tout de suite parce que vous êtes un être humain. Ils ont cette force, qui est une négation radicale de l’injonction sociale permanente à la réussite individuelle qui sur nous pèse tellement, et que nous avons parfaitement intégrée. C’est une longue dérive de l’Occident : quelque part il y a longtemps, dans la nuit des générations, nos ancêtres aussi devaient fonctionner de la sorte. Mais donc s’ils ne se posent pas la question, pourquoi me la poserais-je ?

[F. L.] Il y a une différence entre la légitimité à être là et la légitimité à en faire quelque chose, notamment à en gagner sa vie. La meilleure reconnaissance pour cette légitimité qu’on nous offre sans négociation, ne serait-ce pas de ne pas le transformer en marchandise ? C’est peut-être un problème de culpabilité mal placée par rapport à l’argent.

[R. B.] Aujourd’hui j’aurais tendance à le voir en effet de cette façon-là. On s’encombre beaucoup de cette culpabilité, de cette sorte d’auto-flagellation issue de la culture de la gauche impuissante à laquelle on ressortit tous un peu. J’ai été imprégné de ces idées à une époque, de manière assez combative vis-à-vis d’autres pratiques. Mais c’est une façon de ne pas résoudre certains problèmes. Alors plutôt que de perdre mon énergie, je préfère évacuer ces aspects et garder l’énergie pour autre chose, pour l’action, pour être présent à ce qui se fait…. De plus, chaque fois que je reviens au Népal, je me redis que cette fonction de passeur qu’on essaye d’avoir en tant qu’ethnologue est importante. Si on se contente de sa position professionnelle et institutionnelle habituelle, on n’est pas nécessairement un passeur. On écrit des sommes absconses que personne ne lit, on enseigne à des étudiants qui éventuellement en tireront un savoir ou un idée, on évalue leurs travaux, et on est payé pour tout cela, mais on n’est pas tenu de l’investir d’une valeur particulière. Souvent les ethnologues endossent quand même ce rôle de passeur, mais ce n’est pas pour cela que nous sommes payés. On peut d’ailleurs être un passeur dans les deux sens : permettre aux Népalais d’aborder l’Occident d’une autre manière en dialoguant avec eux de façon approfondie, et parler à des Français différemment de l’autre et de l’ailleurs. Je pense que ces gestes-là ont de la valeur. Et si on arrive à faire ne serait-ce que cela, je trouve qu’on est légitime. Il ne sert à rien d’essayer de le mettre en balance avec de l’argent. Cela n’a pas de sens.

[F. L.] Votre vision a le mérite de la simplicité.

[R. B.] Il y a un livre très intéressant d’un critique littéraire indien, Ashis Nandy. C’est un livre sur le colonialisme 16. La réflexion qu’il mène sur le colonialisme est passionnante notamment parce qu’il ne s’intéresse pas uniquement à l’impact de la présence des Anglais en Inde mais aussi à la réciproque, à ce que le colonialisme a modifié chez les Anglais. Ceci pour arriver à la conclusion qu’il y a plusieurs manières pour l’Occident et l’Orient de se connecter l’un à l’autre : il y a la manière coloniale, où la partie dominante de nos élites exerce sa domination sur la partie inférieure de la population de la société colonisée par l’intermédiaire de ses élites complices ; il y a donc la connexion des deux élites l’une avec l’autre, ce qui est la courroie de transmission du système colonial ; et il ajoute qu’il existe une autre connexion certes marginale mais non nulle, et féconde : celle des minorités entre elles, c’est-à-dire entre des gens qui incarnent une alternative à l’Occident à l’intérieur de l’Occident, et les subalternes de l’Orient. Comme exemple selon lui réussi d’une telle connexion entre alternative occidentale et classe populaire orientale, il cite Gandhi. Exprimé de la sorte, cela correspond à cette position que j’appelle le « passeur ». J’essaye de travailler sur cette ligne ténue. Même si les résultats ne sont pas extraordinaires et visibles partout, je pense que c’est le bon endroit.

[F. L.] La visibilité et le besoin de résultat sont encore un autre levier d’auto-flagellation très tenant ! Mais cette question-là au moins – connaître son endroit en se réjouissant de ce qu’on parvient à y réaliser –, je crois l’avoir plus ou moins résolue. L’idée d’Ashis Nandy est belle. J’imagine que votre intérêt pour les dalits s’en nourrit…

[R. B.] Il faudrait poursuivre encore, parce que je me rends compte maintenant de tout ce que j’ignore…

[F. L.] Lorsque vous commencez à vous faire accepter parmi un groupe de villageois dalits, les Dholi, vous trouvez une place qui vous semble plus juste que parmi les castes élevées. Et vous questionnez ainsi ce sentiment : « je me suis parfois demandé ce que cette impression favorable devait à ma propre culture. N’ai-je pas tendance à mettre les Dholi en valeur en raison d’une préférence idéologique pour les minorités ? Est-ce que c’est dû à mon cerveau marxiste ? À mes tendances libertaires ? À ma part chrétienne ? À mon milieu social de fonctionnaires et d’intellectuels où un vague humanisme est toujours de bon ton ? » [p. 385]. Vous évacuez ce risque en postulant que ces différentes parts de vous-mêmes ont certes influencé votre attirance pour les dalits, mais que ce « n’est que le processus, non le résultat, [car] ce que [vous avez] trouvé chez eux n’a pas attendu [votre] regard pour exister. » Cette affirmation m’a marqué. Car comment en est-on sûr ? Comment évite-t-on le risque de ne voir que ce qui nous arrange, voire de le fabriquer ?

[R. B.] Si vous vous retrouvez à tel endroit, c’est toujours par une série d’influences et de choix scientifiques qui ont leur raison d’être, mais que vous ne fabriquez pas. Sans cette mécanique je n’aurais pas découvert ces gens et n’aurais pas su que leur réalité existait. Elle n’est pas là parce que je m’y suis intéressé. J’ai eu la sensation très claire que ce que j’ai vu était là avant moi, que telle était l’identité de ce groupe-là, et qu’elle était insoupçonnable. Ce n’est pas de la misère, c’est autre chose. C’est certes un autre monde que les bahun-chetris, plus libre et je-m’en-foutiste, traversé de problèmes sociaux lourds, mais il y a davantage… C’est une sorte de deuxième plongée dans le Népal. Quand vous arrivez la première fois, une impression de cet ordre vous prend. Et quand vous connaissez bien le Népal et que vous arrivez chez les dalits, elle vous prend une deuxième fois, encore un peu plus à l’intérieur, et avec quelque chose de plus humble, de plus décloisonné, une forme d’humanité qu’on ne soupçonnait pas. Les pauvres, vus de l’extérieur, n’ont le droit que de souffrir. Le pauvre est enfermé dans sa souffrance. Et pourtant, et heureusement, il ne fait pas que souffrir et peut-être ne souffre-t-il pas tant que cela.

[F. L.] Ce qui rejoint un peu l’idée précédente de ces vases communicants entre des quantités de souffrance et de bonheur égales, que l’homme répartit différemment en fonction des cultures…

[R. B.] Oui, c’est exactement cela. C’est à un autre endroit. Comme toujours quand on crée une minorité opprimée, elle s’y identifie et finit par surjouer son oppression pour attirer l’attention sur son cas, ce qui n’est pas le meilleur moyen de s’en libérer. Ce qui n’empêche qu’elle est là, bien sûr. Mais il y a d’abord une culture. Ce n’est pas une sous-humanité. Elle est riche d’une culture, ce qui est une découverte ethnographique par définition : découvrir qu’à un endroit où vous pensiez qu’il n’y avait rien, il y a une humanité totalement autre, organisée, qui fait sens en soi, une sorte de petit microcosme, qui a ses propres règles…

[F. L.] Quand on découvre cela, est-ce qu’on a peur de participer à un processus de bouleversement ?

[R. B.] Moins que chez les brahmanes, parce que les rapports sont moins codifiés. De ma présence, ils n’en ont vite rien à faire. Chez les brahmanes, elle est un événement : le blanc est là. Cela déclenche un cérémonial, tout le monde va en parler, vous allez faire l’attraction du village. Les dalits sont plus bourrus, plus francs, ils vont vous demander 100 roupies sans détour, vont vous organiser une beuverie tout de suite, vous trouver une fille pour la nuit… Mais en suite ils vont vite se désintéresser de vous. Le lien est moins facile à établir, et en même temps vous êtes moins le centre des regards. Donc vous perturbez moins, bouleversez moins et altérez moins ce que vous regardez.

*

[F. L.] Pour terminer, peut-on dire un mot de votre poste d’enseignant et de directeur du département Asie du Sud à l’Inalco ? Dans quelle mesure vous laisse-t-il encore la place de continuer à faire de la recherche ? Et peut-être d’ailleurs pouvez vous raconter comment vous en êtes venu à l’enseignement du népalais et comment cette activité de transmission modifie votre relation au Népal.

[R. B.] L’école prend beaucoup de place. L’enseignement lui-même m’apporte beaucoup, même si je passe finalement peu de temps dans les classes par rapport à la préparation des cours et à tout cet iceberg administratif monstrueux. J’enseigne principalement la langue. Mais comme au départ ce n’était pas mon domaine – je l’ai apprise sur le tas, en travaillant sur les textes, dans les livres, en faisant des enregistrements – l’enseignement m’a poussé à approfondir ces connaissances. Je n’étais pas un spécialiste quand j’ai commencé. J’avais depuis le début privilégié la langue parce que j’avais pris conscience de l’importance de sa maîtrise, mais je n’avais pas pu réaliser un travail conséquent, à la mesure de ce qu’il fallait faire. Maintenant, il se trouve que je l’ai fait, grâce à l’enseignement. Ce qui a affiné considérablement ma relation au Népal.

[F. L.] À quand cela remonte-t-il ?

[R. B.] Une dizaine d’années, avec des pauses, d’une année à peu près.

[F. L.] Pour partir en recherche ?

[R. B.] Oui. J’aime beaucoup enseigner. Même si c’est très absorbant et que ne pas faire suffisamment de recherche peut parfois être frustrant, c’est un plaisir très satisfaisant d’être avec les étudiants. Certes je préfère enseigner l’anthropologie, parce que c’est davantage ma fibre, mais même enseigner la langue est gratifiant. J’aime ce côté familial de notre petite classe, très différent de l’anonymat des grands amphithéâtres.

J’ai des amis qui sont chercheurs purs. Si je ne faisais que de la recherche, si j’étais payé pour me poser des questions oiseuses sur le Népal et devais vivre avec la pression académique standardisée plus forte encore que quand on est enseignant-chercheur, cela me poserait de sérieux problèmes de légitimité et de sens de la vie… Dans les colloques, on brasse beaucoup de vent sur un mode qui ne m’intéresse pas beaucoup. J’ai du mal à m’asseoir dans un séminaire classique, avec l’intervenant, le discutant, le temps de parole, les questions préformatées… Je ne peux plus, c’est physique. Soit je m’énerve, mais cela crée des relations compliquées – soit en général je me tais, ce qui n’est pas une solution satisfaisante. Le plus simple est donc de ne pas y aller ! Mais ce n’est pas satisfaisant non plus.

[F. L.] Et vous, dans votre recherche, avez-vous des projets en chantier ?

[R. B.] Le dernier projet en date qui vient de se terminer, qui a été assez long et lourd, c’est la traduction du poète Lakṣmīprasād Devkoṭā 17. Ce sera l’occasion d’organiser un petit événement avec la communauté népalaise ici autour de la poésie. C’est un peu une première car il existe très peu de traduction de littérature du Népal en français. C’est un plaisir d’offrir aux francophones la possibilité de lire ces textes et de proposer un regard de l’intérieur sur le Népal par le biais de la poésie. C’est une manière pour les gens d’être là-bas et pour les Népalais d’être ici.

Pour les projets à venir, j’aimerais revenir sur ce que j’avais fait au moment de ma thèse et que je n’ai jamais publié. Un matériau qu’évidemment je vois très différemment aujourd’hui. Certaines choses étaient erronées, ou pas suffisamment abouties, et surtout très inscrites dans un carcan rhétorique particulier. Je voudrais reprendre cette réflexion. Je voudrais aussi étendre le périmètre géographique de mon enquête à un territoire qui se situe entre les vallées de la Karnali et de la Mahakali, où l’on trouve une homogénéité du répertoire de l’oralité, et m’intéresser davantage aux trajectoires de vie des personnes, aux pratiques de transmission, à la façon dont les nouvelles générations s’approprient ce patrimoine… Il s’agirait d’approfondir tout cela de manière à proposer un livre tant que faire se peut exhaustif sur ce sujet.

[F. L.] Donc retourner sur le terrain ?

[R. B.] Oui… C’est un projet parmi d’autres, mais pour l’instant c’est le plus tangible…

[F. L.] Merci, je propose que nous restions sur cette idée de départ pour conclure.

 

 


1 Rémi Bordes, Le Chemin des humbles, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 2017.
2 Darcy Padilla, Family Love, Paris, La Martinière , 2014. Photographies consultables en ligne sur le site de l’agence VU’ : https://agencevu.com/serie/family-love-1993-2014/.
3 Tous les renvois paginés se rapportent à l’édition du Chemin des humbles cité en référence en note 1.
4 Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Christelle Taraud, Dominic Thomas (dir.), Sexe, race & Colonies, Paris, La Découverte, 2018.
5 Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, coll. « SH / histoire-monde », 2020.
6 Gérard Toffin, Les Tambours de Katmandou, Paris, Payot & Rivages, 1996.
7 Bronisław Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989.
8 Bronisław Malinowski, Journal d’ethnographe, Paris, Le Seuil, coll. « Recherches antropologiques », 1985.
9 Stéphane Breton, collection de films « L’Usage du Monde », éditions Montparnasse. Disponibles sur http://www.stephane-breton.com/collection-laquo-lrsquousage-du-monde-raquo.html.
10 Bahun (बाहुन) : brahmane, le plus élevé des quatre varṇa (वरण), les classes humaines de la société hindoue.
11 Dalit (दलित) : intouchable, groupe humain de statut inférieur, exclu du système des castes dans la société hindoue.
12 André Gunthert, L’Image partagée, Paris, éditions textuel, 2015.
13 Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Pluriel, 2013.
14 Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, éditions La découverte, 2016, p. 68.
15 Frédéric Lecloux, « Serge, Anders et les autres, une conversation avec Christian Caujolle », Aux Bords du cadre [en ligne], 8 mai 2020. https://www.fredericlecloux.com/serge-anders-et-les-autres/.
16 Ashis Nandy, L ’Ennemi intime : Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, Paris, Fayard, 2007.
17 Rémi Bordes, Le chanteur ambulant. Lakṣmīprasād Devkoṭā, Paris, éditions Caractères, 2021.


Photographie : Gatlang, district de Rasuwa, Népal, 5 février 2013, série Épiphanies du quotidien.