La vitesse


La lenteur

Autrefois je voyageais vite. Longtemps, mais vite. Et je photographiais dans le même mouvement, presque sans m’arrêter, cherchant à valider en hâte une vision de l’ailleurs contractée dans les livres. Et comme ça j’ai cueilli pendant des années, d’horizon en horizon, de visage en visage, une collection d’images vite faites ne disant rien d’autre que l’opiniâtreté de mon empressement et la vanité de ma quête. Jusqu’au jour où je fis connaissance avec l’ennui du voyage et de la photographie. De cet ennui deux rencontres me sauvèrent : Nicolas Bouvier, qui m’apprit à voyager lentement, et Lise Sarfati, qui m’apprit à photographier lentement.

Dans leur lenteur j’ai découvert la liberté de la rigueur, la souveraineté de l’obsession et la concision du geste. La photographie devint pour moi un outil de compréhension du Monde et d’expression d’une pensée sur le Monde. Elle s’organisa selon des codes auxquels je n’ai dérogé depuis qu’à reculons : frontalité, orthogonalité, centrage du sujet, pleine profondeur de champ, lumière naturelle, Leica M6, 35 mm… Creuser la banalité du quotidien, questionner les objets usuels, ne recourir au paysage qu’avec sobriété, ne photographier l’autre qu’après un long moment de vie commune, si possible en intérieur, en pose lente, au trépied, à une distance me permettant de l’inscrire dans son espace familier.

Parfois pourtant, une image surgit du réel et dicte son propre cours, fulgurant. Elle me prend à la gorge, refusant de ne pas être prise. Elle insiste pour faire partie de mon histoire et ne m’octroie pour cela que cinq ou six secondes. Trop peu pour entrer en contact avec ceux dont elle dépend. Toute lenteur est ici caduque. Des codes ? Quels codes ? Je prends l’image. Vite. Par pulsion. Et pour rare qu’il soit, ce genre d’abandon n’est pas sans résultat.

Cela m’est arrivé au Népal, en 2007. Revenant des contreforts du Kanchenjunga, j’étais passager d’une jeep qui branlait sur une piste que j’avais jadis connue chemin. Et soudain les cahots, le vent, le brouillard, les couleurs, les arbres, le souvenir du sentier d’autrefois, les ornières : tout tendit vers une photographie qui clamait son urgence. Impossible de faire arrêter l’automobile pour que cesse de trembler cette image en devenir. Vitesse, ouverture, mise au point : il fallut choisir vite. Je pris deux images. Une seule est lisible. L’instant d’après le paysage était vide.

 

 


Photographie : chemin élargi en piste entre Tumlingtar et Khandbari, Népal, 2007.
Série Épiphanies de Quotidien.


Article paru dans Trek Magazine n°160, février 2015Télécharger en pdf