La Priorité


Devant la douleur des autres*

30 avril 2015, 22h30. L’avion militaire de la République française en provenance de Katmandou se pose à Roissy. Le personnel médical se prépare à sortir en premier. Un officier déverrouille la porte. Échange de mots avec des gens que je ne vois pas : Madame la Ministre souhaite s’adresser aux passagers. Pas le temps de m’interroger sur la nécessité de cette pompe. Surgit un homme armé d’un appareil photographique. Il bouscule un médecin pour entrer dans l’avion. Il se poste à côté de moi, tireur embusqué prêt à encadrer la ministre. La voilà qui arrive. Et promptement, le sniper de lui régler son compte.

Un homme bouscule un médecin pour prendre une photographie sous un certain angle. Cet homme et moi, nous faisons le même métier. Il faut désormais vivre avec cela aussi : en plus des milliers de morts et des flots de douleur et de la destruction. Vivre en ayant pratiqué le désastre – et les différents degrés de priorité du spectateur face au désastre. La mienne au premier chef : quelle fut-elle, ma priorité ? L’ayant pratiquée au plus près, l’ai-je comprise ? Qui ai-je bousculé moi aussi pour qu’existent ces images, celle de ce moine sur les ruines de la maison de sa mère et les quelques autres prises pendant ces jours de solitude, parce que l’urgence, le désarroi, l’amour, la sidération, la facilité, que sais-je, me le prescrivaient ?

Et maintenant que je suis rentré et que je vais repartir, toujours photographe et toujours aimant le Népal, que devient-elle, ma priorité ? La simple phrase « j’aime le Népal » me semble devenue dérisoire. Quant à le photographier…

Mon amour du pays préexistant à sa ruine, que peut dire la photographie de cet amour à présent lié à la ruine ? Que peut-elle dire de la façon dont la ruine m’oblige à repenser cet amour, à l’élargir, à le sortir de l’interaction somme toute étroite entre un visiteur et un territoire où avec le temps ce visiteur avait trouvé un équilibre ? Sera-t-il seulement possible d’encore photographier ce que le Népal a gardé d’intact indépendamment de la ruine ? Aucune intention, aucune volonté de montrer peut-elle résister à l’écrasement par la ruine ? La rencontre avec l’autre, l’architecture, le merveilleux du quotidien, l’Himalaya… toute photographie de ce qui a survécu ne sera-t-elle pas désormais, par avance et prioritairement, photographie de l’absence de ce qui n’est plus ?

Je ne sais pas. Ni si ces question ont un sens dans la ruine.

 

 


*Titre d’un livre de Susan Sontag (éd. Christian Bourgois) sur les rapports qu’entretiennent les horreurs de l’actualité et leur description par l’image.


Photographie : Panna Sara, sur les ruines de la maison de sa mère, où elle et trois de ses parents sont morts lors du séisme du 25 avril, Harisiddhi, district de Lalitpur, 28 avril 2015.
Série Séisme au Népal.


Article paru dans Trek Magazine n°163, juin 2015.