Fleuve chiffré de l’ailleurs


Une conversation avec Jean-Xavier Ridon

Nottingham, 16 mars 2017

Jean-Xavier Ridon est professeur de littérature contemporaine à l’Université de Nottingham (Grande-Bretagne). Il a publié entre autres Le voyage en son miroir. Essai sur quelques tentatives de réinvention du voyage au 20e siècle (Kimé, 2002) et Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier (Zoé, 2007). Sa thèse, Henri Michaux et J. M. G. Le Clézio, L’exil des mots, a été publiée en 1998 également chez Kimé. Son prochain livre, toujours chez le même éditeur, paraîtra en 2017 sous le titre L’étrangement du Voyageur.

Nous nous sommes rencontrés à Saint-Malo en 2008, le hasard ou le « vent des routes » nous ayant faits voisins de table sur le marché du livre, lui pour son étude sur le Poisson-scorpion, moi pour L’Usure du Monde. Nous nous sommes retrouvés en 2013, à son initiative, pour parler du lien entre photographie et ailleurs dans un atelier qu’il avait alors organisé à l’université. Cet événement avait été pour moi l’occasion de prendre du recul et, pour la première fois, le temps d’examiner d’où vient ce « je », humain et photographe, négociant avec l’étrangeté népalaise une forme d’équilibre. Examen dont le résultat est du reste la pierre fondatrice de ce blog.

C’est encore à l’initiative de Jean-Xavier que nous avons présenté à l’été 2016 au Leverhulme Trust le projet qui m’amène à Nottingham cette année. Comme l’évoque le journal de cette résidence (en anglais), nous passons beaucoup de temps à échanger, notamment sur les forces et faiblesses de nos langages respectifs.

J’ai eu envie de garder trace d’une conversation avec Jean-Xavier pour des raisons que j’avais imaginé exposer en préambule de cette transcription. Dessein que la conversation sur laquelle ce désir est échu a rendu caduc. Cette conversation je la voulais libre mais l’avais préparée. Elle a décidé de rester libre. Elle est partie plus vite que moi, ou du moins que mon aptitude à endosser et me soumettre à ce désir d’enregistrement. Ainsi a-t-elle été littéralement saisie en cours de route. Route qu’elle avait déjà largement défrichée quand commença sa captation. Il semble que nous étions alors en train de parler de la vision cloisonnée que peuvent avoir certains locuteurs de leur propre langage verbal ou visuel.

 

[Frédéric Lecloux] La Maison d’édition pour laquelle je travaille et qui publie mes livres a pour ligne éditoriale une certaine vision du rapport texte-image. C’est une question que j’ai envie de te poser à un moment : si ce rapport t’intéresse et ce qu’éventuellement tu y vois. Mais pour l’heure et plus largement, c’est de croisements qu’il s’agit. Même si j’aime l’obsession, je trouve toujours embêtants les gens qui ne voient pas au-delà de leur propre champ…

[Jean-Xavier Ridon] Oui, c’est l’impression que tu as eue à Oxford (1). Et tu étais en train de me dire que pour les photographes c’est pareil… Nous sommes tous emprisonnés dans notre discipline. Nous avons tendance à nous isoler. Or le dialogue, c’est là où les idées viennent. En tout cas, pour moi, ç’a toujours été le cas.

[F. L.] Cela rejoint la conversation que nous avions l’autre jour avec Alex [Pierre-Alexis Mével, professeur de traduction et de doublage à l’université]. À un moment j’expliquais ce que Denis Dailleux disait à une stagiaire commune : ne lis pas ce livre [un excellent livre de photographie et texte dont je tairai le titre car j’aime son auteur tout autant que Denis] : c’est de la théorie, c’est incompréhensible, ce n’est pas de la photographie… Avec tout le respect que j’ai pour Denis Dailleux, qui est un maître au sens classique du terme et un ami, je trouvais que dans cette intervention, sa façon de ramener les choses à la photographie pure était exagérée… Lui peut-être n’a pas besoin de croiser les disciplines, ou aimerait croire qu’il n’en a pas besoin…

[J.-X. R.] Il y a sans doute là une petite provocation… On sent la dichotomie entre l’artiste et l’intellectuel, qui traîne une longue histoire derrière elle. Si je suis un artiste, je ne suis pas supposé être un intellectuel et vice-versa, c’est un peu facile…

[F. L.] Comment dépasse-t-on cela ?

[J.-X. R.] En se rendant compte que l’un n’est pas l’opposé de l’autre. Que l’un est dans l’autre. Le travail que tu fais, c’est un travail de réflexion, intellectuel. L’image n’empêche pas qu’il y ait une réflexion intellectuelle, cohérente, en l’occurrence sur les questions de représentation.

[F. L.] L’une des personnes que j’ai rencontrées hier à Oxford, que j’aime beaucoup, s’appelle Tristan Bruslé. Il m’a particulièrement marqué dans « What Kind of place is this? » (2), un article où il raconte comment les Népalais reconstruisent un peu d’intimité, un peu de Népal dans un endroit générique comme une baraquement préfabriqué dans un camp de travailleurs au Qatar. Cet article est jalonné par des images qui me semblent pertinentes, simples, justes, d’une banalité que d’aucun pourraient trouver navrante et qui pour moi raconte l’histoire mieux que ne le feraient des images spectaculaires. Nous avons eu des conversations profondes sur l’image avec Tristan à Oxford. Cependant, malgré la qualité documentaire de ses images, Tristan se pose des questions dont je déduis qu’il ne perçoit pas l’image comme un langage à part entière. Elle est toujours un accessoire au service des mots. Elle est toujours un peu exotique, de l’ordre de l’illustration. Et je trouve étonnante la capacité de nombreux chercheurs à mobiliser sans effort des concepts complexes, au regard de leur solitude face à l’idée qu’une image puisse être plus qu’une illustration de ce en face de quoi elle est érigée.

[J.-X. R.] C’est une question d’habitude. Pour eux l’approche du monde est textuelle, analytique. Je suis sûr qu’ils comprennent que cela se fait, mais cela ne leur parle pas parce que ce n’est pas leur langage. Aborder le monde à travers l’image, pour eux, ça n’a pas de sens.

[F. L.] Tristan me disait en effet après le workshop : « nous sommes des gens de l’écrit ». Mais moi aussi je suis quelqu’un de l’écrit. Je ne suis pas anthropologue, mais j’écris. Et cela ne m’empêche pas d’être aussi quelqu’un du visuel.

[J.-X. R.] À l’inverse en tout cas, notre projet à nous est basé sur cette idée du dialogue. Ta présence ici n’est pas motivée par le désir que tu élabores un discours qui nous parle à nous, universitaires, mais au contraire par la nécessité que tu nous confrontes à une vision à laquelle nous ne sommes pas habitués et qui nous offre une ouverture vers autre chose. C’est le but du projet : mettre en connexion des discours qui peuvent paraître opposés mais ne le sont pas, et qui répondent aux mêmes questions avec des outils différents. Je pense que toi comme nous, essentiellement, nous travaillons sur des questions de représentations. Qu’est-ce que cela veut dire que de représenter quelqu’un ou quelque chose ? Comment le faire ?

[F. L.] À propos de représentation, une de nos précédentes conversations nous avait amenés au questionnement de la notion de victime, et des représentations que l’autre donne de soi en tant que victime, autour de la figure de certains des Népalais que j’ai pu rencontrer ici. C’est de là que j’avais imaginé repartir aujourd’hui, mais la conversation elle-même en a décidé autrement. Néanmoins j’avais écrit une petite phrase introductive que je te lis, puis je te poserai ma question sur la victime :

« Depuis un mois que je fréquente l’Université, et même depuis bientôt deux ans que nous pensons cette résidence ensemble, nos échanges me nourrissent – mais, pour filer la métaphore prandiale, lorsque je ressens le besoin de revivifier ou d’affiner l’un des goûts qui nous ont traversés, il y a longtemps que celui-ci est s’est mêlé à d’autres et a perdu en précision. Et comme ça, ma mémoire me jouant des tours, je me retrouve bien souvent à « manger par cœur », comme on dit en Belgique.

Ce qui m’a donné envie de cette conversation, c’est donc précisément de garder une trace enfin de nos conversations. C’est tombé sur celle que nous entamons. Je l’aimerais aussi libre que les autres, aussi mouvante. J’espère qu’elle se laissera faire. Qu’elle ne se croira pas obligée de se prendre pour ce qu’elle n’est pas : une somme des conversations passées. »

Deux choses alors sur cette idée de victime. Ton questionnement était venu de la première livraison de mon journal de résidence, où je raconte avoir en effet rencontré un certain nombre de Népalais se présentant comme victimes, non de leur expérience migratoire en Angleterre mais d’une structure sociale et sociétale qu’ils transportent avec eux, où qu’ils aillent, et qui fait d’eux les serviteurs d’une ordre moral et familial qu’ils sont priés de perpétuer et de rendre financièrement possible. Ce à quoi tu avais répondu (et j’aimais bien cette idée en forme d’avertissement) : « Tu me les montres en victime idéale. Et dès qu’il y a une victime idéale, ça me semble louche et j’ai envie de creuser ». Comment faire pour aller plus loin ? Quand on se trouve face à quelqu’un qui dit : « Je n’ai pas de liberté parce que je dois travailler pour nourrir ma famille au Népal », comment dépasser cela ?

[J.-X. R.] Je me rappelle cette discussion. J’avais en effet eu l’impression que ces personnes que tu avais rencontrées étaient des sortes de victimes absolues, et je m’étais dit : ce n’est certainement pas cela. Quand tu dis qu’ils sont emprisonnés dans un contexte social qui leur impose des devoirs, certes, mais en même temps ils ont choisi le déplacement pour répondre à ce devoir et à cette pression sociale qui s’exerce sur eux. À partir de là forcément est introduite la dimension du choix. Partir en Angleterre plutôt qu’au Qatar, cela veut dire quelque chose. Je crois que ce qui est en jeu ici est cette idée de stratégie dont parle Michel de Certeau. Ainsi pour moi ce ne sont pas des victimes mais des gens qui trouvent des stratégies pour survivre, pour répondre à une situation qui est peut-être négative pour eux, mais qui malgré tout induit la création de quelque chose. Cela me paraît plus positif de regarder leur situation dans ce sens-là… Bien sûr il y a différentes façons de répondre à une situation. J’imagine que certains s’en sortent moins bien que d’autres. Mais en tout cas il y a là un angle qui me paraît mieux rendre justice à leur expérience que de les décrire simplement comme des victimes. C’est une façon de leur donner un espace de créativité. Ils pratiquent l’espace. Ils pratiquent le déplacement. Et ce faisant ils proposent une histoire qui est la leur.

[F. L.] Avec toi qui viens plutôt du monde des mots – même si tu as une culture de l’image qui j’imagine nourrit et se nourrit de ta culture littéraire puisque nous avons déjà parlé de films ensemble (Gadjo Dilo, que tu enseignes, Sans Soleil, sur lequel tu as écrit, L’Inde Fantôme dont tu m’as appris qu’elle se lisait aussi… (3)) –, une des choses dont il m’intéresserait de parler c’est de photographie : ce qu’elle est pour toi, ce que tu y aimes ou n’aime pas… On verra bien où nous mène la conversation, mais pour poursuivre sur cette notion de victime et l’élargir, peut-être déjà, ceci : la figure de la victime est au cœur des représentations photojournalistiques du monde. Il suffit de penser à la photographie du cadavre du petit Alan Kurdi par Nilüfer Demir sur la plage de Bordrum en 2015, ou à celle d’Andreï Karlov, ambassadeur russe en Turquie, et de son assassin, Mevlut Mert Altintas, par Burhan Ozbilici en 2016. Que nous disent ces images d’après toi, de plus que leur forme superficielle, sur cette question de la victime ? Ou pour le dire autrement, avec quels outils les questionnerais-tu ? Comment peut-on les regarder ?

[J.-X. R.] J’ai l’impression que tu soulèves là deux questions. Et la question de la victime, et la question du témoignage…

[F. L.] Mais s’agissant du témoignage, ce qu’aime par-dessus tout le photojournalisme, c’est de témoigner de l’état de victime plus que de montrer ce qui a conduit la victime à l’être. Il y a des photographes qui se sont embarqués sur des bateaux en Méditerranée pour documenter le voyage des migrants, ces images n’ont rien changé, pas plus que celle d’Alan Kurdi d’ailleurs, à la manière dont l’Europe se comporte vis-à-vis des migrants. Elles ont juste fait réagir les gens. Est-ce une affaire d’émotion ? Qu’est-ce qu’on peut en dire ?

[J.-X. R.] Nous parlons ici évidemment d’une autre forme de victime. On parle de gens qui sont morts. Je crois qu’il y a une nécessité de montrer ces photographies parce que nous sommes à une époque où ce type d’images sont souvent irréalisées. C’est-à-dire qu’elles font référence à une réalité à laquelle on ne se confronte pas, ou uniquement sous forme abstraite, ou de chiffres. On va dire qu’il y a 35 migrants qui se sont noyés en Méditerranée, mais sans voir d’images. D’une certaine manière cela a perdu un peu de sa réalité. Cela crée une espèce de consensus, d’acceptation de quelque chose qu’on ne comprend plus vraiment parce qu’on ne le voit plus. Donc je pense qu’il y a d’un côté la nécessité de ces images, parce qu’elles sont choquantes, et je crois qu’il faut qu’on soit choqués parce que cela crée une réaction et force à prendre conscience du problème. Ça, c’est la dimension politique ou idéologique de ces images.

[F. L.] C’est d’ailleurs peut-être encore plus vrai pour l’image de l’ambassadeur. La problématique des gens qui meurent en traversant la Méditerranée, on en parle quand même un petit peu même si on ne la voit pas, mais les enjeux géopolitiques qui font qu’un ancien policier turc assassine un ambassadeur russe (car j’imagine que cet homme n’a pas agi juste pour le plaisir de tuer mais poussé par des mobiles complexes), ces enjeux, nous les maîtrisons et comprenons encore moins…

[J.-X. R.] Et donc il y a un rapport au réel qui se trouve réinstitué par ce type d’images. Et c’est important. Parce que nous sommes à une époque où ce rapport est virtualisé à tous niveaux. On a une guerre. De la guerre on ne voit rien. On ne voit jamais de morts. Mais une guerre sans morts ce n’est pas une guerre. Donc à mon avis on a besoin de plus d’images comme cela. Je ne pense pas qu’elles banaliseraient la réalité qu’elles représentent, mais elles leur donneraient au contraire une réalité plus importante et permettraient à plus de gens de s’y confronter.

Ensuite il y a une question esthétique. Qu’est-ce que tu fais de ton image ? D’abord comment tu la prends, donc comment tu la manipules en tant que photographe, et ensuite qu’est-ce que tu vas essayer d’en faire ? C’est une autre dimension, plus problématique parce qu’effectivement c’est là où les images peuvent être manipulées politiquement, que ce soit au service d’une bonne ou d’une mauvaise cause. Et c’est là où l’on se rend compte évidemment que c’est encore une représentation. Donc il faut se méfier, il faut essayer de comprendre quelle est la part subjective de l’image, si l’on essaye de nous manipuler, et si oui pourquoi, comment…

[F. L.] Est-ce qu’on a le temps ?

[J.-X. R.] Il faut du temps. Ce n’est pas une immédiateté. Mais c’est aussi ce que l’image nous donne : l’image arrête le temps. Elle nous donne le temps de la regarder et de réfléchir à son sujet. Donc pour moi d’un côté il y a une nécessité de ces images, et de l’autre, une nécessité de rester vigilant sur ce qu’elles nous disent et montrent.

[F. L.] Donc on a besoin aussi d’outils pour les comprendre, et de temps pour les regarder, les analyser…

[J.-X. R.] Oui… Je pense que nous sommes dans une culture de l’image. J’ai l’impression que les gens comprennent assez facilement comment une image peut-être manipulée ou non… Avec mes étudiants parfois, je constate que le texte peut leur être hermétique, alors que dès qu’on regarde un film ou des images, ils comprennent ce qui se passe… C’est peut-être une question de génération…

[F. L.] Je réfléchis tout haut ici : je repense à cette idée de victime idéale, est-ce que finalement la manière dont les médias se sont emparés de la photographie d’Alan Kurdi n’était pas aussi une façon d’en faire la victime idéale d’un processus qu’on ne veut par regarder ?

[J.-X. R.] Oui bien sûr, mais là on parle de deux types de victimes. D’un côté une victime agissante, qui est encore un sujet, qui est en mesure de parler pour elle-même, et de l’autre le cas extrême d’une victime morte, qui n’est plus un sujet, qui n’est plus qu’un objet, un corps étendu sur la plage… Cela change beaucoup. Donc être la victime idéale, pour quelqu’un qui est encore en vie, pour moi ça ne marche pas, parce que je suis plus intéressé par la manière dont cette personne invente des stratégies en résistance aux formes d’oppression auxquelles elle se confronte… Il ne s’agit pas de nier le fait qu’elle soit victime, mais de regarder comment dépasser cela. Alors que face aux photographies que tu mentionnes, une telle approche n’est plus possible.

[F. L.] En revanche il y a pléthore de reportages réalisés par des photographes qui sont allés voir des migrants dans des situations difficiles tout au long de leur route, et qui les accompagnent, et qui regardent leur quotidien… N’y a-y-il pas aussi dans cette photographie documentaire d’aujourd’hui une manière d’enfermer les gens dans leur situation et rien d’autre, sans leur donner d’espace de liberté pour montrer autre chose d’eux-mêmes ?

[J.-X. R.] Je suis sûr que oui. Je ne connais pas suffisamment le domaine de la photographie documentaire, mais je vois bien comment ce type d’images sont utilisées dans les médias pour stéréotyper des situations, pour faire en sorte de véhiculer cette idée que ce sont des gens sur qui on peut coller une étiquette…

Par contre ce qui m’intéresse dans ton approche à toi, c’est la dimension de l’histoire. J’ai toujours l’impression que dans tes images et ton travail, tu veux une histoire. Tu veux que la photographie évoques quelque chose. Pour moi, cette histoire, cette évocation, c’est justement là où quelque chose échappe à l’intention complète de celui qui prend la photo. C’est peut-être cela qui est intéressant, parce qu’on retrouve là cette idée de stratégie et de résistance. Peut-être y a-t-il aussi une résistance à la photographie qui vient par l’histoire, parce que l’histoire raconte autre chose que ce que montre la photographie…

[F. L.] C’est ce que je dis en stage aux étudiants que je fréquente : il faut que la photographie raconte plus que ce qu’elle dit… Si elle ne raconte que ce qu’elle dit, si elle nous arrête à sa surface et que nous ne pouvons aller plus loin, elle n’est sans doute pas nécessaire. Le dialogue entre images permet cela aussi.

Une autre question que je me pose face au projet de raconter l’histoire de l’autre, et qui m’obsède un peu depuis pas mal d’années, c’est celle de notre légitimité. Si je dis à l’autre : « tu es transformé par le lieu où tu t’es déplacé, plus et différemment que tu ne le penses », ou si je lui dis : « je crois que ce que tu es en train de me raconter ce n’est pas tout à fait ça », qu’il soit parfaitement intégré dans son ailleurs actuel ou qu’il y travaille six jours sur sept et vive reclus dans sa chambre le reste du temps, quelle est ma légitimité ? quelle est la valeur de cette parole ? Il y a peut-être de la culpabilité qui se glisse là, et que je laisse faire trop facilement. En tout état de cause il y a toujours un moment où domine la question de savoir si ma position de photographe est juste, tenable, si j’ai le droit de prendre, de dire, de montrer… Comment évacuerais-tu cette question de la culpabilité ? En littérature, ou en théorie, que peut-on en dire ?

[J.-X. R.] Je crois que la question du droit, ou de la culpabilité, est là parce qu’elle met en avant des questions de pouvoir. Ce qui se passe, c’est qu’on se trouve dans une situation où une personne a le pouvoir de représenter l’autre, et pas l’autre. Donc forcément le point de départ est une forme de dichotomie. Je crois qu’on doit pouvoir dépasser cela aussi bien au niveau de l’image qu’au niveau de l’écrit… Évidemment cette dichotomie est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit d’un photographe occidental qui va dans un pays pauvre, en guerre… On a l’impression du civilisé qui visite les sauvages et ramène ses images pour satisfaire le désir ou l’attente des autres civilisés. Avec en arrière-plan cette espèce de contexte historique colonial qui est présent dans notre rapport à l’autre, et qui joue sur cette culpabilité.

Je pense que la seule façon d’y répondre, c’est de se dire : j’ai le droit de représenter l’autre, quel qu’il soit : moi en tant qu’homme je peux parler à propos d’une femme sans pourtant l’être. Mais je ne peux le faire qu’à partir du moment je mets au clair, et de manière précise, le lieu à partir duquel j’élabore mon discours ou ma parole. C’est-à-dire : à partir du moment où je fais en sorte qu’il n’y ait pas de faux-semblant, pas le mensonge récurrent de l’invisibilité du photographe, ou du réalisateur, ou de l’anthropologue derrière son texte. Il faut dire : voilà, c’est moi, je suis un homme blanc, occidental, riche pour ces gens-là, je m’intéresse à eux, et ce que je vais vous montrer c’est ma vision, à partir de là. Donc vous lecteur, gardez à l’esprit que dans ma représentation, forcément il va y avoir des appropriations, des transformations qui ne correspondront pas à leur réalité mais à la mienne… Mais cela ne veut pas dire que je doive me taire…

[F. L.] Oui, tu as raison ! Si le cuistot népalais me dit : « écoute, je n’en peux plus, je n’ai pas une seconde de libre, je passe mon temps à travailler pour nourrir ma mère et mon frère handicapé », je peux soit lui dire : « comme je te plains ! », ce qui est peut-être une manière de l’enfermer dans cette partie-là de sa réalité, mais si je lui dis au contraire : « j’entends, mais je peux voir les choses différemment parce qu’après tout, à cet instant, tu es ici dans ce pub avec moi, nous sommes en train de boire un verre de vin, voilà déjà un moment où tu n’es pas en train de subir le poids que tu décris ». C’est sans doute une belle manière de respecter sa parole. Et je peux dire cela parce que je suis qui je suis et que je parle d’où je suis. Il me semble alors que le lieu d’où l’on parle est à la fois cause et effet : il nous permet de justifier notre prise de parole, mais l’influence aussi…

[J.-X. R.] Tout à fait… Et c’est aussi une façon d’ouvrir au dialogue, parce qu’il y a deux sujets qui se parlent, et pas simplement « je » qui regarde l’autre… Quelles que soient les différences, il y a là toute la justification du discours sur l’autre. Et il ne faut pas en avoir peur. Souvent, surtout dans le milieu universitaire, et cela rejoint une certaine tendance actuelle au politiquement correct, on a l’impression que dès qu’on reconnaît ou désigne la différence de l’autre cela devient quelque chose de mal. Je crois que c’est un piège. Un piège qui vient du fait que pendant trop longtemps seuls les occidentaux ont parlé des autres. Or fort heureusement les autres ont dit : « attendez un peu ! à nous de parler pour nous-mêmes ! » Ce qui ne signifie pas non plus que leur discours à eux doive devenir dominant. C’est la dimension du dialogue qui est intéressante.

[F. L.] Ça me fait penser à un des Népalais dont j’ai commencé de regarder les albums de famille dans le cadre du projet qui nous réunit ici. Il fait partie de ceux qui, la première fois que je l’ai rencontré, m’ont dit des choses sur leur quotidien que j’ai lues à l’aune de ce que je sais sur le Népal : « ma maman a 84 ans, mes frères souffrent de ceci ou cela, je travaille, le salaire de ma femme nourrit la famille à Nottingham et tout mon salaire à moi part au Népal. » J’ai analysé, classé ces informations selon un certain nombre de critères que je connaissais déjà. Mais la deuxième fois il me disait : « tu sais, j’aime Nottingham, j’aime cette ville, parce qu’elle me permet de réaliser des choses que je n’aurais jamais pu réaliser au Népal… ». Donc pour revenir à l’endroit d’où l’on parle, je pense qu’il faut du temps pour que cet endroit trouve sa précision, et que l’autre s’habitue à nous…

[J.-X. R.] Et en même temps nous ne sommes pas toujours conscients de l’endroit d’où nous parlons. Nous véhiculons tellement d’idéologies dans notre tête que parfois nous les reproduisons sans nous en rendre compte. Par exemple Victor Segalen tenait d’un côté un discours anti-colonial dont il montrait la nécessité, mais d’un autre reproduisait ce discours-même auquel il s’attaquait dans son art…

[F. L.] En quoi le reproduisait-il ?

[J.-X. R.] Par exemple dans certains commentaires qu’il faisait sur les Maoris, ou dans son comportement en tant que médecin militaire de la marine française. Donc être conscient du lieu d’où l’on parle exige une interrogation permanente. Ce n’est pas une position donnée. C’est difficile. Il faut être vigilant. Parce qu’à tout moment nous pouvons être amenés à reproduire des positions idéologiques dont nous ne sommes pas conscients, parce qu’elles font partie de nous, ou parce que nous ne les avons pas interrogées, ou que nous n’avons pas mis le doigt dessus. C’est à remettre en jeu. C’est vrai pour celui qui interroge, et c’est vrai pour l’interrogé. C’est aussi vrai pour la victime. La position de victime fluctue. Elle est là à un moment, et puis, comme tu dis, à un autre moment elle n’est plus là parce qu’on s’est rendu compte que la réalité est plus complexe que cela.

[F. L.] Tu disais tout à l’heure que tes étudiants comprennent assez bien ce qu’une image fait, et comment elle le fait. Je ne suis pas aussi optimiste par rapport à la capacité des gens à lire la complexité des choses. Nous parlions l’autre jour du livre de Jean-Luc Nancy et Aurélien Barrau, Dans quels mondes vivons-nous ? (Galilée, 2011). Dans l’introduction les auteurs expliquent qu’une des transformation majeures du monde aujourd’hui est qu’il « ne peut plus être représenté comme “un”, comme ”un cosmos” », qu’il est possible que ce ne soit plus nous qui évoluions dans un monde unique mais le monde ou les mondes qui se déploient en nous. Ses mots exacts sont : « Nous ne sommes plus ni“dans”, ni “devant” le monde. Nous sommes le monde et le monde se rapporte en nous à lui-même ». Je ne suis pas sûr d’avoir mesuré l’ensemble de ce que cela implique mais je trouve cette idée belle. Et ce qu’il me semble pouvoir en déduire, et rejoint peut-être ce que nous sommes en train de dire, c’est que si l’on peut encore dire quelque chose sur le monde ce n’est plus, comme à l’âge d’or du photojournalisme ou de la littérature orientaliste, en tant qu’observateur moralement immobile de l’autour, mais en tant que quelqu’un qui est tout le temps transformé par ce qui se passe. Cela dit bien la complexité du monde. Et cependant nous vivons dans un monde où l’attrait pour des solutions binaires à des problématiques plurielles ne cesse de croître. Où pouvons-nous alors réinjecter de la complexité sans devenir illisibles dans la manière dont nous parlons du monde ?

[J.-X. R.] Je ne sais pas exactement ce que voulait dire Nancy quand il disait que le monde avait été « un ». Je ne crois pas… Y avait-il vraiment un monde « un » ? Ce serait une question que je me poserais. Pour qui le monde était-il « un » ? À mon avis, un monde « un », cela n’a jamais existé que comme idéologie collective, politique, coloniale, comme discours, mais je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un monde « un ».

Cela dit la question que tu poses me semble-t-il est celle de la frustration qui est la nôtre dans le monde universitaire, où nous sommes toujours en train d’interroger les questions d’identités, où nous pouvons déconstruire les grandes narrations nationalistes du passé, et où en effet nous avons l’impression qu’il peut y avoir eu une unité quelque part, dans une définition de l’être… mais où d’une certaine manière nous sommes tombés dans l’excès inverse en mettant sans cesse en avant les questions d’hybridité, de mélange, qui sont devenues une espèce de monde à l’intérieur du monde universitaire, et dont il faut se méfier car cela peut être une facilité. Car en disant que tout est hybridité ou métissage on risque de perdre le sens du terme, la spécificité à laquelle il se réfère, et ainsi perdre sa valeur critique. Si tout est hybride il n’y a plus d’hybridité. Il suffit d’allumer la télévision et de regarder les informations pour constater qu’en effet, le nationalisme est partout, et avec lui le retour aux vieilles croyances d’identités. Tout est encore là. On a l’impression de deux mondes qui ne communiquent pas. C’est une frustration, en tout cas pour moi, parce qu’il n’y a pas vraiment de solution, à part l’éducation. Il faut donner aux gens l’accès à l’éducation, c’est essentiel. Et ce qui est terrible ici, dans le système anglais où l’éducation devient un privilège et une marchandise, c’est qu’on ne donne pas aux gens les outils qui leur permettraient de se questionner sur ces problèmes-là. D’une certaine manière c’est pour moi le signe de la faillite de ce que nous sommes en tant qu’universitaires…

[F. L.] Cela me fait penser à nouveau à Oxford. À la fin du workshop hier, les participants parlaient d’une possibilité de publication des articles présentés pendant deux jours. Et ils se demandaient comment faire pour que cette parole ne reste pas cantonnée à leurs revues universitaires habituelles et jouisse d’une portée plus large. Car ce phénomène protéiforme des migrations, népalaises en l’occurrence parce que tel était notre souci mais qui touche bien d’autres nations, concerne aussi un plus large public. Ils n’avaient pas vraiment de solution. Même en restant dans le circuit universitaire, la question de savoir quelle revue serait intéressée par la publication d’une telle matière était problématique. L’idée fut avancée de la proposer à une revue spécialisée dans le monde du travail, mais l’objection fut soulevée qu’une telle revue pourrait écarter ces travaux au prétexte qu’ils touchent au monde des migrations. Pourtant, les gens migrent d’abord pour le travail. Et le titre du workshop était : « Circuits of Labour, Obligation and Debt: International Migrants, Their Families, and the Migration Industry in Nepal ». J’avais l’impression d’un grand cloisonnement des univers. Dépasser ce cloisonnement, et dépasser de plus le monde universitaire pour essayer de partager ces questionnements avec un public qui n’est pas habitué à ce langage, c’est encore une autre histoire. Et Tristan Bruslé, que je citais tout à l’heure, me disait : si je fais un papier de deux pages pour résumer ce qui s’est dit dans ce workshop pour un quotidien français par exemple, chaque spécialiste de son sujet va pointer comme erronnées les approximations que j’aurai dû faire dans un souci de simplification. Que penser de cette idée que finalement si l’on veut simplifier, on va forcément dire des choses qui ne sont pas justes ?

[J.-X. R.] Je crois que la simplification est difficile mais nécessaire. Je crois qu’en tant qu’universitaires nous devrions y travailler plus. C’est facile de se parler entre nous, mais là où cela devient difficile, c’est lorsqu’il s’agit d’ouvrir le savoir de manière accessible à des gens qui n’ont peut-être pas les outils analytiques qui sont les nôtres. Il est de notre devoir d’ouvrir notre discours à des non-spécialistes. De ce point de vue-là, il y a une faillite de l’université. Parce qu’il y a un certain confort et un certain élitisme à rester entre nous. Cela rejoint cette idée que les élites se reproduisent elles-mêmes en se parlant à elles-mêmes. Peut-être est-ce aussi là où peut intervenir l’artiste ? L’artiste permet peut-être d’offrir des ponts, peut-être parce que son discours est plus abordable, parce qu’il parle différemment, donc attire et suscite plus l’intérêt qu’un discours universitaire destiné aux universitaires…

C’est vrai. Il y a un problème à ce niveau-là. C’est un problème d’institution, un problème politique, un problème de langage…

[F. L.] J’avais envie de rebondir sur un autre mot apparu dans nos échanges, c’est la notion de lieu, et donc du déplacement d’un lieu à un autre. Rappelle-toi, lorsque nous réfléchissions au titre que je pourrais donner à mon projet ici, nous avions tourné autour de l’idée de lieu. À la suite de quoi je m’étais adonné à un remue-méninges personnel qui me permit d’arriver au titre actuel de mon travail, Paysages avec figures absentes, titre qui changera peut-être, mais où en tout cas le lieu est devenu le rapport entre un paysage et des figures. Auparavant un mot avait émergé qui m’avait beaucoup plu, c’est le hors-lieu. C’est toi qui avait émis cette proposition. Je pense que cette question du lieu est importante en photographie aussi, mais je ne veux pas spécialement que tu en parles du point de vue photographique : pour toi, c’est quoi un lieu, c’est quoi un hors-lieu ? De plus, dans la littérature, notamment dans une thèse que nous avons parcourue ensemble (4), une distinction est faite entre l’espace et le lieu. Je pense que c’est une distinction assez classique, mais est-ce que tu peux en repréciser le sens ?

[J.-X. R.] Oui je me rappelle, on était parti du titre de ce livre de Chris Marker, Le Dépays (5), très beau, c’est le genre de mot qui ouvre les portes, poétiquement très chargé, et qui fait réfléchir.

Alors, le lieu. Je pars toujours de la définition d’Augé avec laquelle je ne suis pas du tout d’accord mais qui est un bon point de départ quand il parle du non-lieu. Il nous dit : un non-lieu, c’est un endroit où il n’y a pas de dimension historique, où il n’y a pas de dimension personnelle, et où l’on ne peut pas habiter. Ce sont les trois points à valider pour que non-lieu il y ait. Bien. Il cite en exemple les aéroports, les lieux de passage, les camps de réfugiés, etc. Ce sont pour lui des non-lieux. Évidemment je ne suis pas du tout d’accord, parce que quel que soit le lieu où l’on est, on établi toujours des rapports, on va parler avec des étrangers, commencer une conversation avec notre voisin d’avion ou de train, etc. Donc il y a toujours une dimension personnelle et une dimension historique.

L’habitation ensuite… Tout dépend de la manière dont on définit « habiter » un endroit. Mais enfin voilà, ce qui m’intéressait avec Augé, c’est de voir comment sa proposition ne marche pas. Et elle ne marche pas parce que j’ai l’impression que où que nous soyons, nous avons notre manière d’habiter les lieux. Tu le montres bien dans le début de ton blog, quand tu arrives à Nottingham. Il y a toujours un moment où tu es dans un non-lieu, parce que tu ne connais rien. Mais très vite tu actives certaines techniques, certains points de repères, de sorte que le lieu que tu découvres commence à signifier quelque chose pour toi. C’est cela qui m’intéresse. Pour moi le lieu, ce sont tous ces endroits où l’on arrive à trouver des formes d’échos qui nous permettent de déduire un sens de l’espace. L’espace étant une abstraction, et le lieu, l’espace pratiqué. C’est ce que De Certeau dit aussi. Le lieu implique des pratiques, des stratégies d’utilisation. Pourquoi est-ce que j’utilise cette route plutôt qu’une autre ? « Parce que je l’aime bien ». « Parce qu’il y a ces arbres ». C’est ainsi que nous projetons notre subjectivité sur un espace. Et cet espace soudainement nous parle, parce qu’en effet on l’utilise en écho à ce que nous sommes, à ce que nous attendons, à ce que nous désirons… C’est ce que les surréalistes nous ont montré, avant les situationnistes : comment utiliser Paris comme espace créatif, comme espace s’ouvrant à notre pratique et à notre envie de jouer, à notre envie de pleurer… Paris devenait dans leurs textes cet espèce de miroir déformant, mais en même temps qui leur permettait de découvrir certaines choses qu’il ne se savaient pas en train de chercher… Alors le hors-lieu ce pourrait être cela : un espace ouvert à la possibilité du lieu sans l’être encore vraiment, un entre deux qui se donne dans un mouvement d’une ouverture à l’autre…

[F. L.] Ce que l’on appelle la sérendipité aujourd’hui…

[J.-X. R.] Oui, ou le « hasard objectif ». Le hasard objectif, c’est ce moment où la réalité soudainement te met en face de quelque chose qui était en toi mais que tu ne savais pas être en toi. Il y a rencontre entre une objectivité et une subjectivité. Il y a étincelle. C’est une façon de créer le lieu. Et ce qu’il y a d’intéressant et de plus difficile, c’est le rapport entre le lieu et le déplacement. Comment trouver une forme de représentation qui tienne compte des deux ? Ça me fait penser à Édouard Glissant et ce qu’il essaie de dire de l’identité caraïbe.

[F. L.] La créolisation ?

[J.-X. R.] La créolisation. D’un côté il y a le truisme un peu tarte-à-la-crème du métissage, de la mixité, etc. Le métissage, on est tous pour. Mais cela ne résout pas les questions posées plus haut, qui sont soit des questions de racisme, soit des renvois à toutes les formes d’essentialisme. Questions qui d’une certaine manière nient cette réalité de métissage. Ce qui m’intéresse chez Édouard Glissant, c’est qu’il définit l’identité caribéenne à travers le concept de relation. Chez lui les Caraïbes sont un espace ouvert au reste du monde. Ouvert parce que c’est un archipel, et qu’un archipel n’existe qu’en fonction des autres îles. Il y a donc cette ouverture, mais en même temps il revient toujours à la nécessité de l’enracinement. Il revient toujours à cette idée qu’il y a malgré tout le lieu et la spécificité du lieu. Et cela, il ne faut pas le diluer dans une espèce de concept de mixité où l’on dirait que tout est dans tout, où l’on perdrait le sens ou le parfum du lieu. Voilà qui m’intéresse : garder ces deux choses et les faire co-exister.

[F. L.] Quand Glissant dit : « j’écris en présence de toutes les langues du monde », dans un livre dont le titre m’échappe, ça va me revenir, est-ce que cette affirmation rejoint l’idée dont tu parles ?

[J.-X. R.] Oui. J’ai vu Glissant plusieurs fois, j’ai eu cette chance, notamment à Saint-Malo, deux ou trois fois, mais aussi aux États-Unis. Et chez lui, il avait toujours cette idée que le monolinguisme c’est la mort de la langue. Pour lui les langues n’existent que connectées aux autres langues. Et à partir du moment où ces autres langues disparaissent, c’est la langue même qui disparaît. Je crois qu’il a raison.

[F. L.] Introduction à une poétique du divers (6), le titre de son livre que je ne retrouvais pas tout à l’heure

[J.-X. R.] Le divers est intéressant, mais en gardant toujours cette référence à l’ici… C’est un peu comme tes amis népalais : d’un côté, ils représentent la mixité culturelle parce qu’ils vivent en Angleterre, qu’ils se sont plus ou moins adaptés selon les cas… Il y a celui qui a sa Harley Davidson. L’autre qui a autre chose… Mais d’autre part, il y a toujours ce rapport, imaginaire ou fantasmé, à la terre d’origine. Tu me dis que souvent ils continuent de penser le Népal comme la maison. Ce qui est intéressant c’est comment les deux cohabitent.

[F. L.] Donc à te suivre, la question n’est pas de savoir où commence l’ailleurs, parce qu’en fait l’ailleurs ne commence jamais, car il est toujours déjà mélangé à quelque chose d’autre ?

[J.-X. R.] Oui, ou alors l’ailleurs est toujours ici… Ce n’est pas facile de concilier les deux. Glissant y arrive assez bien, mais il y arrive parce que c’est un poète. Ce n’est pas tant les concepts qu’il invente que le langage qu’il utilise qui lui permet de faire cela… C’est une bonne chose à réaliser, cette espèce de mobilité dans la fixité… Arriver à concilier l’idée du lieu et de l’enracinement, mais un enracinement qui soit dans la multiplicité et dans une forme d’ouverture à l’autre…

[F. L.] C’est peut-être là, le sujet de cette recherche d’images des Népalais à Nottingham, où déjà, très vite, apparaissent dans les albums des images à la fois de Nottingham, de Dubaï, de Katmandou, de leur village natal… Tout est présent tout le temps. C’est leur lieu à eux, cette multiplicité, c’est ça que tu veux dire ?

[J.-X. R.] Oui, et peut-être que la clef pour tes e-kus est là : comment les lieux représentés dans les images que tu auras trouvées s’ouvrent à l’autre lieu…

 
 


Photographie : Dans le bureau de Jean-Xavier Ridon, Université de Nottingham, Angleterre, 16 Mars 2017.


(1) Les 13 et 14 mars 2017, j’ai été invité à présenter mon travail photographique sur les migrations népalaises au Qatar dans le cadre d’un atelier à l’Institut d’anthropologie sociale et culturelle de l’Université d’Oxford, atelier intitulé « Circuits of Labour, Obligation and Debt: International Migrants, Their Families, and the Migration Industry in Nepal ». Par cette invitation, l’idée des organisateurs était de proposer aux anthropologues présents d’autres formes de questionnements sur les sujets qu’ils traitent. La communication que j’ai soumise est disponible dans la section anglophone de ce blog sous le titre : « Nepal-Qatar, the Void and the Fullness ». Quant aux impressions que j’ai retirées de cette expérience dans un monde universitaire qui m’est étranger, elles sont abordées dans la deuxième livraison de mon journal de résidence, toujours dans la section anglophone de ce blog.
(2) Tristan Bruslé, « What Kind of Place is this? », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 6/2012, disponible en ligne sur http://samaj.revues.org/3446 [Dernière consultation le 9 février 2017].
(3) Toni Gatlif, Gadjo Dilo, 1997 (film cinématographique).
Chris Marker, Sans Soleil, 1983 (film cinématographique).
Louis Malle, L’Inde Fantôme, 1969 (film cinématographique), L’Inde Fantôme, carnet de voyage, Gallimard, 2005.
(4) Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, du surréalisme à nos jours, éditions Rodopi, 2006.
(
5) Chris Marker, Le Dépays, Herscher, 1982. Ce livre épuisé est devenu objet de collection. Mais il reste consultable en ligne sur https://chrismarker.org/chris-marker/le-depays-chris-marker/.
(6) Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996