Écrire, dit-il…


Une conversation avec Samuel Lebon à propos de son livre Satan mène le Bal.

Nyons, les 12 et 13 août 2020

Samuel Lebon est photographe et écrivain 1. Nous nous sommes rencontrés à Bruxelles en mai 2015 à l’occasion d’un stage. Nous nous sommes revus régulièrement en 2016 pour tenter ensemble d’apporter un ordre relatif à une matière photographique pour ainsi dire en fusion, comme éjectée de la dislocation de sa vie privée. De cette recherche est né Malstrøm (2017), un carnet auto-édité où l’écriture déjà tient une place, jouant avec les insuffisances intrinsèques du médium photographique. Une résidence à Deauville en 2018 lui permit de poursuivre l’exploration du rapport texte/image et de basculer dans la fiction. En est issu Satan mène le bal, paraissant en septembre 2020 chez Filigranes 2.

[Frédéric Lecloux] J’ai lu ton livre dans la belle édition de tête que tu m’as envoyée. J’ai aussi des souvenirs d’échanges que nous avons eus par le passé. Un point de départ, pour la lectrice ou le lecteur qui ne te connaissent pas, pourrait être de dire un mot sur l’origine de ton rapport à l’écrit, et sur la façon dont tu as fabriqué l’articulation entre photographie et texte dans ce livre. Quand tu étais venu à la maison il y a quelques années pour travailler à Malstrøm, la nécessité avait fini par s’imposer d’injecter des fragments de tes notes en regard de certaines images. Si cela fut éventuellement déclencheur d’un cheminement avec ce double langage, j’ai le souvenir que ce n’était pas encore dans tes habitudes.

[Samuel Lebon.] C’était balbutiant. J’étais arrivé avec des petites phrases que j’avais notées sur des post-it, issues de mes rêves ou de choses que j’avais pu dire ou entendre par rapport à ma situation personnelle de l’époque. Et nous avions sérieusement cadré cela pour en garder quelques-unes, afin d’articuler un carnet intime avec un peu de texte, quelques éléments importants pour poser du contexte par rapport aux images et me raconter un peu plus. Mais j’ai toujours écrit, bien avant de faire des images.

[F. L.] Quel genre de textes, et pour quel usage ?

[S. L.] Au début des années 2000 je m’occupais d’un fanzine de musique. J’ai fini par soumettre mes textes au rédacteur en chef de Crossroads et je me suis retrouvé à écrire pendant dix ans pour ce magazine de musique américaine. J’écrivais de petits textes, des chroniques de disques, des introductions à des interviews. Mais j’y passais un temps fou. Même pour les chroniques je voulais trouver un angle, qu’il y ait un début et une fin un peu pertinents. Je ne voulais pas me borner à livrer trois impressions en vrac. Et depuis, toujours cette envie d’écrire. J’ai même passé le concours de l’école de journalisme. Je me cherchais. Je n’ai pas fait d’études littéraires, j’avais un métier plutôt scientifique. J’ai fait une école d’ingénieur en télécommunications. J’ai travaillé quinze ans dans ce secteur mais j’étais toujours à m’occuper de musique en parallèle avec l’envie de raconter ce qui se passait de ce côté-là. Et à me demander si j’avais envie d’être journaliste, ou de faire un autre métier lié à l’écriture. J’ai participé au « mook » Leopolis, qui traitait de sujets de la région Hauts-de-France où je vis. J’étais dans l’équipe de photographes mais j’ai insisté pour écrire aussi. Je me souviens d’un sujet long sur le musicien RED où je signais texte et photos. Puis ces dernières années il y a eu une espèce d’entonnoir vers une écriture plus intime. Ça s’est fait au fur et à mesure, sans trop savoir quoi en faire. Adolescent je rêvais d’écrire un roman, mais c’était un rêve tellement inaccessible à mes yeux que je l’ai enfoui profondément. Il m’est revenu en pleine figure avec ce projet à Deauville. J’écrivais des choses de plus en plus longues, mais toujours un peu laborieusement. Je ne savais pas si j’étais capable d’écrire un roman mais j’ai senti que c’était le moment de me lancer.

[F. L.] Aucune idée, à l’adolescence, de ce dont parlerait un tel roman ?

[S. L.] Aucune. C’était juste comme ça. L’idée qu’un aboutissement extraordinaire dans une vie serait d’écrire un roman. Sans plan concret, rien.

[F. L.] Jamais non plus de journal, de notes ?

[S. L.] Non. Toujours des choses anecdotiques. Par exemple quand j’avais douze ans, avec un copain on faisait une feuille de chou avec des critiques de jeux vidéo. On sortait ça sur nos imprimantes à aiguilles, on collait nos dessins au milieu, on était contents… Il y avait donc l’écriture mais aussi le plaisir du texte imprimé. Mais non, pas de journal intime. J’ai commencé à parler de l’intime avec la photographie. Je suis venu à l’image pour faire de la photographie de famille et assez vite j’ai photographié des choses intimes, avec l’envie d’immortaliser des sensations. L’écriture est venue en appui de cela, pour reprendre un peu le dessus aujourd’hui. Et puis ma vie a pris un tournant plus alambiqué il y a cinq ans. Jusque-là je n’avais peut-être simplement pas besoin d’écrire pour moi, de mettre mes sentiments en ordre. Je n’avais pas de grand questionnement. C’est quand les grands questionnements sont venus que j’ai eu envie, si ce n’est d’y répondre, au moins de les poser.

[F. L.] Quels étaient les écrivains que tu lisais à l’époque ?

[S. L.] Un professeur de français en cinquième, j’avais onze ans, nous a passé le film Shining et fait lire Stephen King. Le choc. C’était un autre monde. Je venais d’une famille où cet univers noir n’existait pas. Mais je ne me souviens pas avoir lu grand chose qui m’ait passionné à l’époque. Ma mère lisait mais on n’en parlait pas. Elle ne me disait pas : tiens il faudrait que tu lises ceci ou cela. Je n’ai même pas souvenir de ce que j’ai pu lire. Je sais que j’ai dévoré du Stephen King pendant deux ans. Je me souviens aussi de Ravage de Barjavel. Mais je n’ai pas de culture littéraire. Je me fais ma culture depuis que j’écris. Je suis boulimique de littérature. J’essaie de rattraper mon retard au moins sur les auteurs qui me semblent faire partie de mon cadre. Et puis quand un bouquin m’a plu j’ai toujours tendance à aller voir quelle était la vie de l’auteur, alors je tombe sur des références qu’il a pu citer et de fil en aiguille je rebondis. C’est comme avec les disques, on se construit progressivement un paysage.

[F. L.] Et Duras, d’où vient-elle ?

[S. L.] Duras, je l’ai rejetée pendant longtemps, comme d’autres classiques… Mais chez Duras il y avait en plus cette incompréhension du style. Moderato Cantabile était au programme. Je me souviens l’avoir acheté en allemand pour expliquer à la professeure qu’en français ou en allemand ça revenait au même : je ne comprenais de toute façon rien à ce que Duras écrivait. Il faut une certaine ouverture d’esprit pour se laisser embarquer par Duras. Je l’ai lue un peu depuis, je la découvre encore. Ce qu’elle a apporté à la littérature va évidemment bien au-delà du style.

[F. L.] On nous avait fait lire Le Ravissement de Lol V. Stein en classe de Rhétorique (la terminale belge) et, la même année, le Voyage au bout de la nuit de Céline. Deux langues très différentes, mais toutes deux déstructurées. Outre par la découverte de ce rapport possible à la langue, dans Lol V. Stein j’avais été bouleversé par l’atmosphère ostendaise de solitude que je retrouve dans ton texte. Tu l’as lu ?

[S. L.] Oui je l’ai lu. Mais j’ai plutôt tendance à aller vers ses textes plus récents comme L’Eté 80, et vers ce qui concerne sa relation avec Yann Andréa. Le texte où il raconte la cure de désintoxication de Marguerite Duras est puissant. Et Deauville la mort bien sûr, un court texte écrit à la même époque, auquel je fais allusion dans Satan mène le bal. Duras je l’ai utilisée comme une échappatoire de Deauville, une respiration quand j’écrivais. J’étais en résidence à Deauville et je me disais : si je vais dans la ville d’à-côté, il y a Duras. J’étais obligé d’aller voir. Et puis « Deauville la mort » a agi comme un slogan pour moi à un moment. Mais pour revenir au rejet initial, il n’a pas été le seul. Madame Bovary et compagnie je les ai rejetés aussi, mais c’étaient des rejets silencieux. Alors que Duras au moins m’a interpellé. Ç’a été un rejet violent, un choc. J’ai pris quelque chose en pleine face, même si je ne l’ai pas compris sur le moment.

[F. L.] Et Bukowski ?

[S. L.] Quand j’ai découvert Bukowski j’ai été marqué par Women notamment, où il raconte toutes ses histoires avec les femmes. Et puis j’ai été sélectionné pour cette résidence au Festival Planche(s) Contact à Deauville. Dans ma note d’intention j’avais annoncé que je voulais photographier Deauville comme Atlantic City. Mais j’avais aussi annoncé que j’allais écrire, et qu’il y aurait sûrement un carnet. J’arrive donc avec ces deux choses : photographier Deauville à l’américaine et l’envie d’écrire. Ce qui me trotte aussi dans la tête au niveau intime à ce moment-là c’est cette phrase : « les chiens ne font pas des chats », entendue quand j’ai quitté ma femme, et faisant allusion au moment où mon père a quitté ma mère. Cette idée se télescope avec Bukowski, que je lisais en arrivant. Je pars donc de ce prétexte autobiographique, « les chiens ne font pas des chats », pour parler de mon rapport aux femmes et basculer dans la fiction, ou l’autofiction, avec un narrateur se mettant dans le rôle de Bukowski. C’était un jeu, pour raconter l’histoire de façon un peu plus crue et violente que dans la réalité. Bukowski donc pour ses extravagances, mais aussi pour son rapport à l’écriture : c’est un gars qui a consacré sa vie à l’écriture de façon obsessionnelle et qui a galéré. Il en parle très bien. Il savait ce qu’il faisait. Il avait une exigence et une confiance en ce qu’il écrivait, voire une arrogance. Je m’y retrouvais assez. Alors comme je voyais que je me lançais dans une sorte de roman d’apprentissage avec un côté intime un peu dérangé, j’étais content d’avoir Bukowski comme compagnon de route pour cette résidence.

[F. L.] N’as-tu pas la crainte, ou l’impression, que tes références littéraires peuvent devenir encombrantes ? Est-ce que tu as déjà envie de prendre de la distance à cet égard, ou tu vas continuer à te laisser imprégner par les auteurs qui te touchent au point de les intégrer de manière aussi forte à ton écriture ?

[S. L.] Pas de manière aussi forte, non. Quand tu essaies d’être écrivain, même si c’est compliqué de se dire écrivain, mais en tout cas quand tu prends conscience que tu veux raconter des histoires et faire de la fiction, au moment d’écrire ton premier texte, tu es obligé de réfléchir à l’endroit où tu veux te poser dans le paysage. C’est très caricatural dans Satan mène le bal, j’en suis conscient. Je m’identifie à des auteurs un peu parce qu’ils passaient par là. D’ailleurs le narrateur en joue : à un moment il se demande s’il n’a pas fait une connerie en choisissant le personnage de Bukowski et se dit : « si ça se trouve, dans un an je serai Brautigan ». C’est un manifeste en quelque sorte, ou une forme de provocation. Une façon de dire : j’écrirai ce que j’ai envie d’écrire, et si j’ai envie d’être Bukowski, même si ça ne me ressemble pas du tout comme personnage, eh bien pourquoi pas, allons-y. Cette dimension caricaturale était voulue. Dans mon prochain roman il n’y aura pas de références à la littérature ni de personnages d’écrivain. Ce sera une fiction qui ne se regardera pas dans le miroir de l’écriture. Je réintégrerai sûrement de temps en temps ces aspects-là dans des textes suivants, mais plutôt par des clins d’oeil. Je suis conscient que ces références sont arbitraires et vont bouger.

[F. L.] Ces références appuyées ne sont-elles pas dans ce cas-ci une protection ?

[S. L.] Oui bien sûr. J’ai commencé à écrire ce texte comme un journal intime, comme si je l’écrivais pour moi. Mais je savais qu’il deviendrait public et qu’il y aurait au moins une exposition à la fin de la résidence. Sachant cela, que des gens allaient venir et lire ce texte, des gens que je ne connais pas, mes proches aussi probablement, je me suis demandé ce que je voulais raconter et comment le raconter, et j’ai choisi de surjouer. De prendre de la distance. Et Bukowski me plaît parce qu’avec lui ça part loin, je peux l’utiliser, c’est suffisamment éloigné de moi pour basculer vraiment dans la fiction.

[F. L.] Quand on prend des références à ce point signifiantes comme bouclier, parvenir à s’en détacher peut ensuite être compliqué…

[S. L.] C’est davantage qu’un bouclier. C’est une influence que je revendique sans problème. Simplement, comme je le disais, il me semble clair dans le texte que c’est surjoué. Le narrateur se demande pourquoi il s’est pris pour Bukowski, s’il va réussir à s’en dépatouiller par la suite, etc. C’était ma manière à moi de montrer que j’étais conscient de jouer avec un matériau qui pouvait m’exploser à la figure. Quand j’ai abordé le roman suivant je me suis volontairement adressé un avertissement à ce sujet : changer de narrateur, ne pas embarquer une bibliothèque dans mon livre, ne plus me cacher derrière une caricature. Pour finir avec Bukowski, il m’a aussi permis de pousser un aspect de ma photographie intime. Comme j’ai avancé en parallèle sur le texte et les images, je me demandais ce que Bukowski aurait produit s’il avait été photographe. Cela créait un effet boomerang qui soulevait beaucoup de questions sur ma pratique. Je sens bien que mes images sont plus romantiques et sages que ce texte, par exemple. C’est une des grandes questions pour la suite.

[F. L.] Dans mon souvenir du travail fait ici sur Malstrøm, tu avais apporté une matière photographique traitant essentiellement de l’intime et en partie de sexualité. Il y avait des images romantiques oui, c’est un terme assez juste, je pense à cette belle photographie de boutons d’ascenseur dans un hôtel, impossible à dater, et très douce. Ce qui n’était pas toujours le cas dans les photographiques de corps. Je me suis demandé en lisant ce carnet-ci comment tu avais travaillé la mise à distance des corps dans les images, qui deviennent davantage suggestifs, pour placer la sexualité exclusivement dans le texte. Et comment envisages-tu l’évolution de ce dialogue dans le futur ?

[S. L.] J’ai fait des images « à la Bukowski », des images de sexualité. Mais elles ont disparu au fil des éditings. Dans l’exposition à Deauville il y avait quelque part dans un coin des planches-contacts où l’on me voyait notamment après l’amour, de manière frontale, nu, où je me mettais en danger. C’était une image crue comme peut l’être le texte par endroits. Mais en réfléchissant pendant tout ce projet à ce que pouvait vouloir dire l’autofiction en photographie, il m’a semblé y avoir moins de manières de créer de la distance avec ce médium. Si tu te photographies après l’amour à moitié en érection, bon, la photo raconte ce qu’elle raconte. C’est toi sur la photo. C’est de l’autobiographie. Tu ne peux pas te cacher derrière un bouclier. C’est seulement avec ta manière d’utiliser cette photographie que tu peux instaurer une distance au réel.

[F. L.] Là tu parles de la surface directe de la photographie. Mais à un moment cela n’a peut-être plus d’importance que ce soit toi ou pas. Quand tu exposes cette photographie dans une ville où tu viens de passer quelques semaines, que tes proches sont susceptibles de la voir, il subsiste un degré de gêne possible parce qu’on te connaît dans ta face diurne – pour reprendre une distinction utilisée par Antoine d’Agata –, et seuls quelques intimes ont vu ta face nocturne. Mais si tu prends tes distances avec le lieu et le contexte, et qu’un livre paraît où est reproduite la photographie dont tu parles, ma foi, si ce livre devient public, la quasi totalité des lecteurs verront là un corps d’homme dans un récit en rapport avec la sexualité. Que ce soit toi ou un autre homme a peu d’importance. Par contre le problème de la photographie de la sexualité, c’est qu’il est en effet difficile de lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit. Est-ce là l’origine du fait que ces images ont été écartées, ou se sont écartées d’elles-mêmes : ta difficulté à y voir autre chose que du sexe ? Vois-tu un chemin pour dépasser ce problème ?

[S. L.] L’important n’était pas de montrer cette photographie pour elle-même. Cet autoportrait nu avait pour fonction de recentrer le propos sur l’homme dont parle ce récit, un homme qui se pose beaucoup de questions au milieu de toutes ces énergies féminines. Au départ je la montre pour dire que ça parle d’un mec avec sa fragilité et ses doutes. Pourquoi n’est-elle pas dans le livre, je n’en sais rien. J’imagine qu’il y a eu une retenue de ma part. D’autres photos racontent un peu la même chose dans le livre. Dans mon esprit cette résidence à Deauville est une recherche. Sur place, je montre le projet comme un travail en cours. Je l’expose comme une chambre d’écrivain où le visiteur entre pendant que je suis en train d’écrire le roman. Il y a des photos au mur, il y a mon espace de travail, il y a mon pêle-mêle avec effectivement une photo de moi nu mais aussi d’autres choses, des cartes postales, mes meubles, des objets personnels. Tu arrives chez moi. J’ai beaucoup aimé confronter cet univers aux visiteurs de l’exposition. Ensuite, plusieurs étapes et rencontres ont mené à ce livre. Il n’y a plus la volonté de montrer un carnet de travail mais un roman terminé. On est ailleurs.

[F. L.] Peut-on parler un peu de musique et de la façon dont ces références-là aussi imprègnent ton texte ? Il y a trois emplacements dans le livre où la musique joue un rôle. Je connais deux références : Tom Waits et Bruce Springsteen. Qui est le troisième musicien, Baptiste Hamon ?

[S. L.] Baptiste W. Hamon fait du folk en français. C’est un grand fan de Townes Van Zandt. Il vient de sortir son deuxième album, Soleil Soleil bleu. Il écrit aussi de la prose. Je l’ai rencontré par Sammy [Decoster]. Pour une séance photo Baptiste m’avait emmené en virée sur ses Terres là-bas autour de Chablis, sur les bords de l’Yonne. « Les bords de l’Yonne » est d’ailleurs le titre d’une de ses très belles chansons. Il m’avait fait entendre ses démos quand j’écrivais Satan. Une copine avait adoré l’une de ses chansons et me disait : c’est notre chanson, on dirait que c’est toi qui l’as écrite pour moi. Alors dans le livre je l’utilise en prenant le contre-pied. Je démolis le côté romantique, je rejette l’appropriation d’une œuvre comme emblème d’un couple.

Sinon quand je suis arrivé à Deauville j’avais la ville d’Atlantic City en tête, donc forcément aussi la chanson de Springsteen du même nom, sur l’album Nebraska, que j’avais réécoutée quand je faisais mes recherches pour la résidence. Elle intervient assez tôt dans le roman. À partir de là on dérive tranquillement vers le côté américain du texte. Puis à un moment le narrateur est dans un bar et croit voir Springsteen, il va lui parler comme si c’était son pote.

La référence à Tom Waits est pour moi plus anecdotique. Ç’aurait pu être quelqu’un d’autre. C’est au moment où Duras et Bukowski se confrontent l’un à l’autre assis à une table d’une brasserie de Trouville. Le narrateur se dit qu’il va mettre un bon disque comme s’il accueillait ces deux personnages chez lui de manière chaleureuse. Il choisit de passer le premier Tom Waits. Pourquoi ? Je ne sais pas, je devais être en train de l’écouter en écrivant.

[F. L.] Closing Time, c’est ça ?

[S. L.] Oui, c’est ça.

[F. L.] Est-ce difficile d’écrire avec la musique ? Non pas d’écouter de la musique quand on écrit mais d’intégrer de la musique à l’écriture ? S’il y a des réticences, quelles seraient-elles ?

[S. L.] C’est comme pour les références à la littérature : Si tu fais sans cesse référence à Whitman par exemple, il va prendre le dessus sur tes propres idées. Il faut saupoudrer. Mais dans ma vie la musique est présente au même titre que de manger ou pisser. Il y a des écrivains qui reviennent toujours à la mythologie grecque, qui ont toujours besoin d’avoir un Ulysse dans leur texte. Moi, comme je vis depuis toujours avec cette passion de la musique, j’ai des artistes qui vivent avec moi, qui font partie de mon quotidien voire de la famille, et qui reviennent comme des figures emblématiques. Et puis ça m’intéresse de jouer avec des personnages réels. Comme la rencontre un peu décalée avec Bruce Springsteen dans ce texte. J’aime bien désacraliser. J’aime bien me dire qu’au marché ici à Nyons tu pourrais croiser Bashung s’il était encore parmi nous et discuter cinq minutes. Ces gens sont des points de repère pour moi, j’avance en m’appuyant sur eux comme un coup en trois bandes au billard.

Dans Satan il y a aussi un personnage de chanteuse. Dans mon prochain projet la musique sera encore plus présente. Je n’ai pas encore trouvé la forme juste, parce qu’il y a énormément de références. Ça se passe dans une famille qui tient une salle de concert. La narratrice côtoie beaucoup de musiciens. Je réfléchis encore à la manière d’intégrer l’ambiance musicale. Il faut aussi une cohérence musicale dans la chronologie familiale. Quand la fille raconte une anecdote sur son père, il faut que le contexte corresponde : Quels musiciens auraient pu passer à ce moment-là en France ? Quelle aurait pu être la programmation de ce lieu ? J’essaie de ne pas basculer dans un livre sur la musique, parce que ce n’est pas le sujet principal de l’histoire, tout en sachant qu’elle tient une place importante.

[F. L.] Revenons au rapport texte/image. Dans la suite de ton cheminement comment vois-tu évoluer le dialogue entre texte et photographie et la place de chacun de ces langages ? Lequel va prendre en charge quelle partie de ce que tu veux raconter ?

[S. L.] Je sais que depuis Deauville le moteur c’est le texte. Je le ressens clairement. Dans le projet que je mène en ce moment j’ai laissé la photographie de côté pour l’instant. Je n’ai pas essayé de faire dialoguer les deux. Je me suis laissé porter par l’écriture. Je pense que le rapport texte/image sera différent à chaque projet. La photographie me fait aussi ressentir les choses très fortement mais d’une autre manière. Elle est présente dans ma vie, elle le sera toujours. Mais depuis deux ans je ne regarde quasi pas mes images et je ne les montre pas. J’accumule une matière brute, un peu comme quand je note des idées pour un futur roman. Ma photographie existe comme journal intime, un journal photographique nécessaire, non réfléchi. Quand l’envie de faire une image me prend, je la fais. Il y aura des moments où la photographie reviendra en force et où je produirai de manière plus réfléchie. Je serai aussi content de fouiller dans ma matière première, de trouver des images qui résonneront avec ce que je veux raconter. Mais j’aime bien ne pas savoir comment les deux médiums vont s’imbriquer dans les projets à venir. Ce qui est paradoxal c’est que la photographie m’a permis de me mettre vraiment à l’écriture. Les premières portes qui se sont ouvertes grâce à la photographie et les conditions de travail qu’on m’a offertes en tant que photographe m’ont permis de prendre le temps pour l’écriture. La photographie aura été ce déclencheur. Mais je n’ai pas envie qu’elle ne serve qu’à ça ni d’être un imposteur qui se présente à des résidences photographiques pour écrire ! Je tente de mener les deux de front même si depuis deux ans c’est plutôt l’écriture qui a le dessus.

[F. L.] Tu disais tout à l’heure que tu étais venu à la photographie pour et par la famille. Comment est-elle devenue le lieu du journal intime ?

[S. L.] La photographie est venue tardivement. Je ne la pratique que depuis six ans. J’ai acheté un appareil pour photographier mon fils. Et comme je suis un peu obsessionnel et que j’aime bien creuser les choses, je me suis inscrit à un cours de photo d’entreprise, là où je travaillais. Assez bizarrement, des gens ont aimé mes photos et on m’a vite proposé de devenir photographe pour l’entreprise en question. À ce moment déjà, la photographie a servi de déclencheur. Elle m’a permis de laisser de côté mon boulot d’ingénieur et de changer de métier. J’ai participé à des projets sur lesquels j’ai côtoyé des photographes plus expérimentés, j’y ai vite trouvé des sources de satisfaction et je me suis pris au jeu. Quant à l’intime, après la photographie de famille des débuts, au moment des bouleversements dans ma vie personnelle un copain m’a prêté un Nikon FE. Il s’est produit quelque chose avec cet appareil. La découverte d’une autre photographie, plus lente, contemplative. Je n’en ai plus jamais changé. Pas du tout par fétichisme pour le boîtier : simplement, le rapport fonctionnait entre l’appareil que j’avais entre les mains et ce que je voulais photographier, qui devenait un peu torturé. Je cherchais à creuser ce qu’il y avait au fond de moi. Mais tu le sais, puisque tu es le premier à avoir vu les photos intimes quand tu m’as aidé à réaliser Malstrøm.

[F. L.] Quelle a été la vie de ce carnet ?

[S. L.] Nous en avons toujours un exemplaire chacun toi et moi, c’est tout. Le mien est très usé parce que je l’ai beaucoup promené et parfois montré en tête-à-tête, un peu sur le principe de ta série Le Bord de l’éclipse 3. J’avais beaucoup aimé ce côté « petit trésor » qu’on garde dans sa poche. Je l’ai utilisé de cette façon-là et il a ému beaucoup de gens. Donc il m’est assez cher, même si je ne le regarde jamais. Je sais où il est, je sais que je peux le montrer. Mais revenons à la question de ce qu’on montre ou non : Malstrøm, je l’avais fait en sachant que je ne voulais pas qu’il devienne un objet public. Ce carnet était l’aboutissement d’une démarche que je faisais pour moi. Paradoxalement, j’ai réalisé que ce que je voulais vraiment dire était là-dedans, que c’étaient exactement ces émotions que je cherchais à raconter. En arrivant à Deauville je savais que je voulais faire un carnet dans le même esprit mais cette fois de façon romancée pour pouvoir le rendre public, et me détacher des événements et des bouleversements de ma vie personnelle.

[F. L.] La rencontre avec la possibilité de faire un livre chez Filigranes, comment cette affaire-là s’est-elle faite ?

[S. L.] Christine Ollier a vu mon exposition à Deauville et m’a dans un premier temps proposé de ré-exposer ce travail dans le Perche où elle mène un projet de centre pour la photographie. Elle cherchait un sujet mêlant texte et photographie pour la première édition d’un parcours artistique intitulé Le Chemin des impossibles 4. J’ai évidemment accepté. Nous avons donc montré une deuxième version de l’exposition. Ensuite Christine m’a trouvé une résidence pendant laquelle d’une part j’ai pu terminer le texte de Satan mène le bal et d’autre part nous avons travaillé à un éditing pour le livre, dans lequel ont été intégrées des images plus récentes. Le résultat paraît dans la collection qu’elle coordonne chez Filigranes. Ce sont des carnets de résidence où elle cherche à faire parler les artistes sur leur pratique, souvent sous la forme d’un entretien accompagnant les images du travail produit en résidence. Dans mon cas le texte est ce roman d’apprentissage évoquant de manière plus ou moins directe ma pratique.

[F. L.] Je me demandais si l’expérience que tu vis, notamment intime, son besoin précède celui de la dire, ou au contraire la nécessité de dire précède-t-elle l’expérience ?

[S. L.] Quelques personnes m’ont dit que je m’étais vraiment pris pour Bukowski par moments et que je cherchais à vivre des expériences pour pouvoir les raconter. Je me suis en effet certainement pris au jeu. Je peux citer des moments précis où oui, je n’aurais sûrement pas agi comme je l’ai fait si je ne m’étais pas dit que ce serait intéressant à raconter. Donc cela arrive. Mais heureusement ce n’est pas encore l’autofiction qui guide mes choix de vie. Et puis, en prenant de l’assurance sur ma capacité à raconter des histoires, je ressens moins le besoin de m’impliquer personnellement. Je me détache progressivement de ma propre personne quand j’écris.

[F. L.] Donc il n’y a pas cette idée chez toi, pour vivre à hauteur des exigences que tu pourrais t’être fixées, de mener un certain nombre d’expériences à leur terme d’une manière radicale, que ce soit dans la sexualité, la solitude, voire l’alcool, dans le but de les raconter.

[S. L.] Comme je te le disais, je suis un peu obsessionnel. Donc si on me propose de partir en résidence plusieurs mois dans une cabane au milieu des bois, ça m’intéresse. Je pousse l’idée, je me documente sur les ermites, ça déclenche des lectures, de l’écriture, des photographies, et ça déclenche aussi de nouvelles envies de vie. En fait tout est imbriqué. Impossible à démêler. Mais aller au bout de l’idée et l’écrire ne nécessite pas forcément de pousser la situation dans la réalité. Après Bukowski, j’ai eu ma période homme des bois. Forcément, dans ce type de situation des choses se recoupent avec la vraie vie. J’ai en effet des envies parfois extrêmes de solitude, de vivre avec quasi rien… M’isoler comme je viens de le faire pendant un an, c’est un choix qui correspond bien à ce que j’écris mais c’est surtout un choix profond qui va dans le sens de ce que je ressens. Je suis plutôt un animal solitaire. Vivre au rythme de l’écrivain, ça me va bien… Être deux ans dans ma grotte à créer quelque chose, et quand j’ai une matière à vous montrer je vous la montre, mais le reste du temps vous n’avez pas forcément besoin de me voir ou de voir ce que je suis en train de produire…

[F. L.] À ce stade où des parties si importantes de toi sont dans ce que tu fabriques, il est en effet difficile de démêler la vie de la création. Elles se nourrissent l’une l’autre.

[S. L.] Pour moi c’est assez clair : in fine ce que je veux écrire ou photographier correspond à des chapitres de ma vie. Je m’en éloigne plus ou moins selon la forme et l’histoire – est-ce que j’ai envie de coller à la réalité ou est-ce que je la projette dans une fiction ? –, mais au final je suis juste un gars qui range des bouts de sa vie dans des carnets. Si ça intéresse des gens très bien, sinon je continue à le faire pour moi, à mon rythme. En partant du principe que j’ai toute la liberté pour créer, on peut même se demander si ça vaut la peine de publier. Je ne me précipite pas sur l’urgence de publier. C’est pour cela que je parle du rythme de l’écrivain, valable aussi dans la photographie. Quand on fait une image qui paraît bonne, on a tous envie de la montrer à toute la planète. Ne pas montrer c’est aussi un cheminement. Travailler avec Christine Ollier ou avec toi, cela me permet d’avoir un niveau d’exigence plus élevé sur ce que je montre. J’apprends à sélectionner davantage. J’aime aussi que dans ce carnet qui paraît aujourd’hui, une partie des photographies n’a jamais traîné sur Instagram et n’a encore été vue nulle part.

[F. L.] C’est vrai, j’ai presque oublié Instagram. Il faut que je réfléchisse pour me souvenir qu’existe cet espace en effet où tout le monde montre tout, tout le temps.

[S. L.] C’est un symptôme de l’urgence dans laquelle le secteur nous entretient, d’être capable de gagner notre vie avec nos photographies, d’en faire « quelque chose », d’être diffusé. Il y a une course à la publication. D’ailleurs j’ai pensé à un moment publier toutes les photos que je faisais dans l’année, vue par vue, et tant pis pour le lecteur ! Mais ce serait un autre propos. Il y a une réflexion intéressante à mener sur le ratio qu’on estime juste entre ce qu’on fait et ce qu’on publie.

[F. L.] Ne crois-tu pas que ce ratio se détermine tout seul, selon qui nous sommes ?

[S. L.] Sûrement, mais les sollicitations sont nombreuses. Tu fais beaucoup d’images pour gagner ta vie que tu n’avais pas forcément envie de faire. Ne rien montrer est compliqué. Et à partir du moment où tu te sens obligé de montrer, qu’est-ce que tu montres ? C’est une question difficile, même si elle a moins été d’actualité pour moi ces derniers temps. Et bizarrement je ne me pose pas la question quand j’écris. Pourtant j’ai aimé exposer mes textes, mon roman en version de travail. J’ai trouvé intéressant d’avoir le regard de lecteurs à mi-parcours. Exposer c’est aussi un autre dialogue entre le texte et les images. J’ai aimé confronter mon univers aux visiteurs de l’exposition, dans un espace intime délimité par quatre murs. C’est probablement la manière de montrer mon travail qui me correspond le mieux. Un espace intime. Certains ont mis un pied dans la pièce et sont ressortis immédiatement, peut-être en se disant : ce n’est pas pour moi, ma journée je ne la voyais pas comme ça !

[F. L.] Tu disais que dans ton nouveau projet tu avais pour le moment mis l’image de côté. Or déjà, dans Satan mène le bal, le rapport texte/image n’est pas le même que dans Malstrøm, que ce soit par la taille des images et par leur quantité comme par l’ampleur du texte, parce que le propos est différent. Comment imagines-tu ce rapport évoluer par la suite ? Vers un équilibre constant, ou toujours vers une articulation spécifique au projet ?

[S. L.] Cet équilibre va changer à chaque fois. Avec Christine Ollier nous avons travaillé Satan en gardant à l’esprit qu’il s’agissait d’un roman, mais en voulant faire un vrai livre de photographie, que la série photographique puisse se suffire à elle-même. Pour moi le texte est primordial dans ce projet, mais effectivement il faut qu’on puisse regarder les photographies, que la série se tienne et qu’on sente déjà ce qui se raconte. Donc un travail d’éditing : quelles images garder ? Que racontent-elles ?… De par son expérience Christine a eu plutôt la main sur cette partie du projet. De mon côté, j’étais le référent par rapport à mon texte, pour l’articulation des séquences d’images avec les parties de texte. Qu’elles jouent les unes avec les autres. Nous voulions que le texte et la photographie se complètent tout en pouvant vivre indépendamment. Dans l’écriture du prochain roman, c’est autre chose : je suis plutôt hanté par les vignettes en noir et blanc de Sebald dans Austerlitz 5. Ce sera peut-être un roman sans images. Ou alors il y aura une série photographique traitant différemment du même sujet, je ne sais pas encore.

Il peut m’arriver de penser à des images prises il y a plusieurs années quand j’écris certaines scènes. Soudain je me rends compte que je suis en train d’écrire quelque chose que j’ai photographié. Je recrée des scènes à l’écrit que j’ai photographiées par le passé, comme on écrirait un souvenir. C’est assez bizarre. On doit porter un bagage insoupçonné de toutes les images qu’on a faites et inconsciemment qui influence l’écriture.

En ce moment mon questionnement porte aussi sur la frontière avec le cinéma. Finalement, est-ce que je ne suis pas en train d’écrire un scénario de film avec des photos de repérage ? À quel moment je vais finir par essayer de faire un film plutôt que publier un texte et des photographies ? Pour l’instant j’adore l’association image fixe et texte, c’est un univers que j’ai encore envie de creuser. Mais si ça se trouve c’est un prélude à autre chose. J’ai tendance à penser en petits chapitres, en courtes saynètes, en restant à l’os sur l’écriture. L’ambiance étant présente dans les photographies, le texte peut se concentrer sur l’action. Ce sont des instantanés qui pourraient être développés sous d’autres formes. Il y a plein de possibilités qui ne demandent qu’à être affrontées. Mais je suis content que Satan sorte en carnet, avec ce côté accessible, presque livre de poche.

[F. L.] Ça me ramène au choix des images dans Satan mène le bal. J’ai l’impression que plus le texte raconte une expérience de façon explicite et impudique sur le plan de la sexualité et de la défonce, moins les images le sont.

[S. L.] Il y a un moment où les images déraillent un peu, et puis non. Mais comme le texte finalement, parce qu’on sent que le gars n’y va jamais à fond, dans la défonce. On sent que c’est pas sa nature profonde. Et clairement, la nature profonde de ma photographie n’est pas cela non plus, donc j’y vais un peu mais je reviens vers ce qui est plus naturel pour moi, et un peu plus romantique.

[F. L.] Je me souviens de cette phrase que tu m’avais dite la dernière fois que nous nous étions vus : « Il n’y a plus que la pornographie qui m’intéresse, je veux faire de la pornographie ». Je m’étais dit : soit, je veux bien voir, mais comment va-t-il faire ?

[S. L.] Ha ! Parfois je lance de grandes phrases définitives. Oui ça a été ma grande question à un moment : si je fais de la pornographie en photographie, à quoi cela va ressembler ? À du porno ou à du Samuel Lebon ? Est-ce qu’on me parlera encore de mon petit côté David Lynch ? J’ai tenté. J’ai quelques planches contact interdites aux moins de 16 ans, mais elles ne m’ont pas encouragé à poursuivre sur ce chemin-là. Et effectivement ce que je fais n’est pas de la pornographie. Christine Ollier, qui a travaillé avec des photographes comme Antoine d’Agata, doit se dire que ma tentative de pornographie c’est plutôt Winnie l’Ourson en comparaison.

[F. L.] C’est un chemin compliqué, parce que les références existantes sont lourdes à assumer. Antoine d’Agata reste celui qui est allé le plus loin à ma connaissance.

[S. L.] Dans la pornographie, tu crois ? Dans la mise en danger, je dirais. Sinon, les Japonais ont beaucoup produit de choses crues à tendance pornographique ou érotique.

[F. L.] Chez Antoine, le sexe et la drogue, plutôt que la pornographie, sont affaire d’adéquation entre expérience et exigence de vie, donc en effet de mise en danger, mais qui devient profondément dérangeante parce que cette quête est sans issue. Alors que chez les Japonais, pour le peu que je connaisse ce champ-là de l’histoire de la photographie, il y a peut-être quelque chose de plus ludique ?

[S. L.] Je trouve ce sujet intéressant. On associe plutôt la pornographie à l’image animée, mais en photographie que peut-on faire ? Je ne suis clairement pas le mieux placé pour répondre. Je garde la pornographie en tant que ligne d’horizon, vers laquelle je peux dériver un peu. Au niveau du texte c’est pareil, je me lasserai vite des scènes de sexe. C’est amusant cinq minutes, ça fait aussi partie du quotidien des personnages, mais ce n’est pas là-dessus que j’ai envie de me concentrer. Je cherchais sûrement une certaine violence avec cette idée de pornographie, mais il y a d’autres violences qui m’intéressent davantage que celle de la sexualité. Il y a d’autres combats intérieurs auxquels j’ai envie de me confronter. Le rapport à l’écriture dans Satan mène le bal par exemple, est pour moi assez violent. Les questionnements par rapport aux enfants également.

[F. L.] Violent de quelle manière, s’agissant des enfants ?

[S. L.] Tous ces écrivains qui disent : « je n’ai pas voulu avoir d’enfants parce que je savais que si j’en avais je ne pourrais pas écrire ». J’ai envie de creuser cette question et de déclarer le contraire puisque j’ai pris le chemin inverse. Et puis se pose pour moi la question de faire figurer les enfants dans une œuvre. À l’écrit je commence à voir où je vais par rapport à eux. Dans la photographie je ne sais pas. Il y avait un portrait de ma fille dans cette première exposition à Deauville, qu’on a enlevé parce que montrer des photos d’enfants dans la même pièce que des photos de sexualité semble problématique à cause de la lecture que pourrait en faire le public. Mais cela reste une question parce que dans la vie tout est mélangé. Comme je l’expliquais, l’exposition ressemblait à une visite de mon espace privé. Les enfants y tiennent une place importante. On n’a pas une vie avec la sexualité et une vie avec les enfants, la vie n’est pas cloisonnée. Quand tu écris un journal intime est-ce qu’il n’y a pas le sexe et les enfants ? Sans lien entre les deux, mais ils sont présents en permanence. Comment l’intégrer ?

[F. L.] Les enfants prendront donc une place dans la suite ?

[S. L.] La paternité et le désir d’enfants en tout cas. Ils sont présents de façon un peu évanescente dans Satan. Mais j’ai encore besoin d’écrire sur ces sujets. Ce sont des réalités que je voudrais traiter à la hauteur des émotions et situations qu’elles ont généré dans ma vie.

[F. L.] Auquel cas il peut être sage de mettre la photographie à distance. Je trouve difficile d’arriver à un endroit qui ne soit pas d’emblée séduisant dans ce domaine. La photographie d’enfants, c’est souvent soit trop mignon et flattant nos bons sentiments, soit trop horrible parce que la situation est dramatique.

[S. L.] C’est intéressant ce que tu dis, que la photo d’enfant ne pourrait être que mignonne ou terrible. Je pense qu’au milieu il y a d’autres chemins possibles. Ce que je cherche, c’est souvent ce décalage : l’enfant face à l’adulte, l’enfant face à la vie que lui raconte l’adulte, ou l’enfant dans son questionnement, son émerveillement, son doute. Mais oui, bien sûr, les photos d’enfants peuvent être détournées ou interprétées très loin de leur intention initiale.

[F. L.] C’est un chemin qui mérite d’être exploré, il y a sûrement des solutions artistiques individuelles pour dire autre chose que souffrance ou mignonnesse – en d’autres termes, autre chose que du trash ou de la déco. C’est un beau défi artistique. À mon sens par exemple Margaret M. De Lange y parvient assez bien dans Daughters 6 alors qu’Ed Alcock y échoue dans Hobbledehoy 7 (ce n’est pas tout de le dire, il faudra un jour que j’essaie d’expliquer pourquoi, mais ce n’est pas le moment, ce sera pour un autre texte).

[S. L.] Dans mes textes j’essaie de dépersonnaliser l’enfant, de ne pas le nommer. Je dis qu’il y en a un certain nombre sans qu’on sache combien. C’est l’enfant en général, ou ma progéniture en général. Il y a sûrement quelque chose à faire en photographie. Je pense aux images de Ralph Eugene Meatyard 8, assez dépersonnalisées par la mise en scène. J’avais soumis une idée pour une autre résidence : je voulais faire une projection sur ce que seraient mes enfants dans dix ans. Embaucher des modèles en agence qui auraient joué leur rôle, explorer les questions que se posent les parents sur l’avenir de leurs enfants et de fixer cela par l’image…

[F. L.] Ca me fait penser à ce documentaire du cinéaste russe Nikita Mikhalkov qui avait filmé sa fille tous les ans pendant douze ou quinze ans 9. Chaque année il lui posait des questions auxquelles elle répondait face caméra. Tu la voyais grandir et dans mon souvenir ce n’était ni horrible ni gnangnan.

[S. L.] Avec les enfants la temporalité est importante, en effet. Je ne me vois pas arrêter de photographier mes enfants mais je suis tout à fait capable d’attendre qu’ils aient vingt ou trente ans pour en faire éventuellement quelque chose, et avec leur accord.

[F. L.] Je te souhaite de continuer le plus longtemps possible. Moi, je ne photographie plus Olga. Sans doute parce que je l’ai moins vue l’année du baccalauréat et l’année dernière où elle était en Allemagne. Mais aussi parce que j’ai commencé à refaire sans fin la même photographie. Le besoin a peut-être tari. Aujourd’hui la boîte en question m’est précieuse, celle dont tu parlais tout à l’heure, Le Bord de l’éclipse. Mais artistiquement j’en vois toutes les faiblesses.

[S. L.] C’est bon signe de voir les faiblesses de nos travaux précédents ! On avance. Ce sont les projets au long cours qui sont les plus compliqués. C’est drôle, on a beaucoup parlé de ce qui n’était pas dans Satan, des photos qui n’avaient pas été incluses, mais on n’a parlé d’aucune image du livre.

[F. L.] Ce qui m’a intéressé dans ton livre c’est surtout l’équilibre entre texte et image. J’ai retrouvé ton univers visuel, c’est vrai un peu lynchien, d’un romantisme un peu caduc, où je me suis senti à l’aise. J’ai regardé les images au fil de ma lecture. Le séquençage est fait de manière suffisamment intelligente pour qu’on ne bloque pas sur une image incongrue ou mal placée. J’ai lu les deux comme une seule narration. Mais je n’ai pas repris le livre pour regarder les images sans le texte. Je n’en ai pas eu l’envie. En revanche je vois bien que les images sont petites, volontairement affectées à une place moins importante que le texte, et ce dès la couverture, puisqu’il y est précisé que c’est un roman. C’est le jeu du carnet, certes, mais cela induit la manière dont le lecteur les reçoit. Ai-je envie de savoir quelle est cette pochette de disque sur cette photographie ? Eh bien non, l’image est trop petite. Je ne vais pas pouvoir lire cette pochette, et je dois en faire mon parti : si je ne peux pas la lire, c’est que je ne dois pas la lire, et donc que la question est ailleurs. La forme construit la manière dont le lecteur lit le sens. C’est de cette façon-là que je les ai lues : en tant qu’un tout, et de temps en temps instaurant des micro-dialogues avec des parties de texte. L’ensemble fonctionne, mais j’ai commencé à me demander jusqu’où l’image était nécessaire à tes yeux. Peut-être est-ce un livre que tu as tiré vers le roman et que Christine Ollier a tiré vers le livre de photographie ? Si par la suite tu allais vers une forme où la photo ne serait plus nécessaire en dialogue avec le texte, cela ne m’étonnerait pas.

[S. L.] C’est possible, en effet. Je me suis progressivement concentré sur le texte en laissant en partie la main sur les photographies et l’éditing. Mon lâcher-prise sur la série photographique, en comparaison avec mes exigences à la virgule près sur le texte, est sans doute révélateur. Cela dit ce projet a engendré un corpus d’images important, que j’ai réduit moi-même à ce que j’estime être celles racontant l’histoire. Alors, que quelqu’un prenne ensuite cette matière en main pour établir une sélection destinée à un livre ou à une exposition comme a pu le faire Christine Ollier, cela ne me pose pas de problème. Je suis en confiance. Il y a des images qui ont été mises en vedette à Deauville et qui ont complètement disparu par la suite, et de nouvelles images ont joué leur rôle. Ça me convient. Au moment de la réflexion sur la scénographie pour la première exposition, j’avais d’ailleurs proposé qu’il n’y ait pas de photographies aux murs, juste le carnet sur la table, un peu à la Sophie Calle. Bon, on m’a rappelé que je devais quand même produire une exposition photographique en fin de résidence. Finalement c’était bien d’avoir des textes et des photographies au mur. Mais j’accordais vraiment de l’importance à la version de travail, au carnet avec les notes manuscrites. C’était ce que je voulais montrer : la confrontation à l’écriture et au premier roman. C’est cela qui a pris le dessus dans ce projet et c’est comme ça qu’il me restera.

 

 


1 Le site Internet de l’auteur est accessible sur : https://samuel-lebon.format.com. Consulté le 18 septembre 2020.
2 Samuel Lebon, Satan mène le Bal, Filigranes, coll. Les carnets, 2020.
3 Frédéric Lecloux, Le Bord de l’éclipse [en ligne], 2002-2017. Disponible sur : https://www.fredericlecloux.com/portfolio/le-bord-de-leclipse/. Consulté le 27 septembre 2020.
4 Le site Internet de la manifestation est accessible sur : https://www.lechampdesimpossibles.com/expositions/parcours-01. Consulté le 27 septembre 2020.
5 W. G. Sebald, Austerlitz, trad. Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002. La lectrice ou le lecteur curieux de l’utilisation de la photographie par Sebald dans son œuvre littéraire peut, avant de s’y plonger, lire par exemple : Raphaëlle Guidé, « “Le temps n’existe absolument pas” : photographie et sortie du temps dans Austerlitz, de W.G. Sebald. », communication au séminaire « Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps », coorganisée par Sophie Rabau (Fabula) et Henri Garric (ENS-LSH, Lyon). Disponible en ligne sur https://www.fabula.org/atelier.php?Photographie_et_sortie_du_temps. Consulté le 27 septembre 2020.
6 Margaret M. De Lange, Daughters, Trolley Books, 2009.
7 Ed Alcock (photographies), Emmanuel Carrère (texte), Hobbledehoy, Terre Bleue, 2013.
8 Sur Ralph Eugene Meatyard existe une monographie : Guy Davenport, Ralph Eugene Meatyard, Steidl/ICP, 2005. Sur son œuvre et la place qu’y tiennent ses enfants on peut lire Anne Bertrand, « Histoires jamais écrites », Vacarme, n°32, été 2005, pp. 52-55. Disponible en ligne sur https://vacarme.org/article605.html. Consulté le 27 septembre 2020.
9 Nikita Mikhalkov (réal.), Anna [film], 100 min., 1995.


Photographie : Samuel Lebon, extrait de Satan mène le bal. Photographie reproduite avec son aimable autorisation.