Voyage en dissémination


Une conversation avec Alain Willaume

À propos de la deuxième édition de la résidence « Les nouvelles oubliées » de rn7 1

Grignan, Drôme, 20 mai 2021

*

[Frédéric Lecloux] Je voudrais d’abord dire que ce qui commence à l’instant n’est pas à mes yeux ce qui se nomme une interview. Sauf peut-être à tirer un fil depuis la traduction française de ce mot, « entrevue ». Je ne connais rien de vous que de l’« entrevu ». J’ai entrevu de très grands tirages photographiques dans une exposition qui vous était consacrée à Bamako en 2003. Nous nous sommes entrevus à Arles le 4 juillet 2018 où vous m’avez fait entrevoir quelques-unes de vos images. J’ai entrevu votre livre Coordonnées 72/18 2.

Et maintenant nous allons nous « voir » pendant quelques heures. Et parler sans doute. De quoi, je n’en sais encore rien. Je n’ai rien « pré-vu ». Je n’ai pas de questions dans la mesure où je n’ai que des questions. Vous m’engagez en terrain absolument inconnu. Si ce n’est pas une interview ce sera donc, je l’espère, une conversation : un lieu où « verser avec l’autre », chacun, un petit peu, j’allais dire de sens, mais ce serait déjà par trop ambitieux, disons à tout le moins : un peu de présence.

Alors pour commencer, voudriez-vous dire votre état d’esprit à cet égard ? Qu’attendez-vous d’une conversation ? De celle-ci en particulier ? Y avez-vous pensé ?

[Alain Willaume] C’est bien sûr un prolongement de la résidence « Les nouvelles oubliées », mais c’est aussi et avant tout une expérience. Celle qui consiste à confronter ce qui est en train de se passer en compagnie d’Anne-Lore Mesnage 3 sur le terrain de notre travail archéologique avec de la pensée, de l’écriture. Celle aussi qui consiste à poser une réflexion sur le petit fonds d’images qui s’est accumulé, au fil des années d’une pratique farouche, instinctive, parfois naïve, de la photographie.

*

[F. L.] Anne-Lore Mesnage m’a montré des documents issus de votre travail commun. La carte postale n’est pas la seule matière que vous ayez travaillée ensemble, mais elle tient une place importante dans vos archives. Est-ce une carte postale à la Francis Cabrel – une trace de vie oubliée dans un hameau abandonné –, à la Serge Daney – un signe faussement anonyme envoyé à ses proches – ou à la Jacques Derrida – « les restes d’une correspondance récemment détruite » 4 ?

Plus généralement, que sont pour vous des archives ? Comment une série d’images deviennent-elles archives, comment une image isolée intègre-t-elle vos archives ? Aviez-vous seulement conscience que la masse des images que vous avez accumulées constituait un ensemble de cette nature ?

[A. W.] Je pressentais que ce fonds d’images amassées au fil des années représentait une sorte de trésor de guerre qui ressortirait peut-être un jour, mais je n’avais aucune idée de la forme que cela prendrait, si jamais cela devait en prendre une. L’invitation d’Anne-Lore fut le déclencheur de cette réflexion.

La redécouverte ou la mise en perspective d’archives constituent depuis plusieurs années (contre-feu à la photographie numérique et à ses fichiers immatériels ?) un courant très vivace dans l’édition. Mais ce phénomène peut aussi parfois cacher une facilité : celle de faire, comme on dit, « du neuf avec du vieux ».

Depuis que je vis avec la photographie (disons depuis la seconde moitié des années 1970), les cartes postales m’accompagnent. J’aime leur modestie et leur paradoxal pouvoir émotionnel en milieu hostile. C’est une espèce en voie de disparition mais qui a encore de nombreux adorateurs. Elles ont fait très tôt partie de ma culture photographique. Certains de mes amis connaissaient ma collection et m’en envoyaient spécifiquement pour qu’elles la rejoignent. Je ne reçois plus de cartes postales de mes amis mais, quand je suis en voyage, je continue à chercher des pépites sur les tourniquets ou les présentoirs des magasins pour touristes.

Moi qui n’ai pas « appris » la photographie au sens entendu aujourd’hui dans les écoles d’art, j’ai au fil du temps constaté que, comme pour tout le monde, mon imaginaire s’était construit sur des piles de musiques, de films, de livres et, en ce qui me concerne, de cartes postales… Celles-ci, au gré des déménagements, ont fini par trouver leur place dans deux grosses boîtes métalliques presque pleines. À ce qu’il faut bien appeler cette collection s’ajoute un lot de « débris » visuels, souvent ramassés au cours de mes voyages, et de quelques coupures de presse (que j’ai gardées notamment, et singulièrement, lorsque je vivais à Calcutta).

Les archives ne sont donc pas simplement la somme des photographies que j’ai réalisées, mais également ce fonds d’images qui a tant bien que mal traversé le temps avec moi, et qui d’une certaine façon constitue un gri-gri de plus, certes plus encombrant que les autres. Il y a des images que je trimbale avec moi depuis quarante ans. Des bouts de rien du tout, de pauvres vestiges, qui sont restés dans des boîtes ou des enveloppes. Et chaque fois que je les voyais, je me disais : « Ça, il faut garder. » C’est une attitude typique de voyageur. L’état nomade impose de posséder peu de choses, mais les rend toutes extrêmement précieuses. Je me rappelle avoir gardé avec moi pendant tout un séjour au Népal un bâton dont j’ai dû me séparer au moment de reprendre l’avion. Je suis allé chercher un endroit où l’enterrer qui fût digne de lui. Cette idée de gri-gri m’émeut beaucoup.

Quel sens y a-t-il à la mise en scène d’une partie de ce fonds ? Cela doit-il finir en psychanalyse visuelle publique ? J’ignore à peu près tout du monde de l’introspection analytique et je me garderai bien de m’y aventurer. Simplement, l’originalité de cette résidence m’a fait me lancer dans le rassemblement de ce petit peuple d’images éparses et disparates afin d’essayer d’en dégager une vue panoramique, pour créer ce que je fais des autres réalités auxquelles je touche : une fiction.

C’est littéralement à la construction de cette fiction que nous invite cette résidence. Nous nous trouvons, à l’heure de cette conversation, au milieu du gué. Nous traversons le fleuve sans savoir très bien en quelles terres nous aborderons. C’est tout l’intérêt (et le risque) de l’expérience…

Ce que j’aime sans doute le plus dans la photographie, c’est sa faculté d’ouvrir une faille dans la réalité en la remettant en jeu sous une autre forme matérielle. Le réel est toujours son point de départ. Mais sa transformation en image par le photographe, aidée par l’interprétation personnelle de la spectatrice ou du spectateur, l’emporte vers un ailleurs. Ce processus de transposition crée une friction, une résistance qui, en elle-même, confère au réel une énergie nouvelle.

[F. L.] Pouvons-nous regarder quelques-unes de ces images ?

[A. W.] Voici une photographie que j’ai retrouvée. On y voit ma mère, à l’âge peut-être de trois ou quatre ans. Celle-ci, c’est une photographie qu’un auto-stoppeur polonais m’a envoyée quelques jours après que je l’eus déposé à destination. Celle-là, un photographe de plage indien me l’a donnée, ou peut-être l’ai-je achetée, je ne sais plus. Ceci, c’est un document que je n’ai qu’en photocopie : c’est une image à moi, photocopiée depuis un petit tirage 9 x 13 cm sur lequel j’ai tracé cette marque géométrique, à la suite d’une commande que Paris Photo avait passée à Tendance Floue pour un livre paru à l’occasion des vingt ans du salon. La couverture présentait trois emplacements embossés, tous selon cette forme (du logo de Paris Photo) mais en différentes tailles. Et nous, les photographes de Tendance Floue, nous avons livré les images qui venaient remplir les parties en creux afin de créer des couvertures uniques pour chaque livre. Et celles-là, ce sont des cartes postales pour lesquelles j’ai eu un coup de foudre, des images devant lesquelles je me dis : « Là, c’est chez moi… »

[F. L.] Ce sont deux régimes d’images différents ?

[A. W.] Oui. Il y a des documents avec lesquels j’ai une histoire personnelle directe, et d’autres pour lesquels j’ai connu ce coup de foudre, cette sensation de familiarité. Mais je peux très bien avoir oublié où j’ai trouvé telle image, qui me l’a donnée ou à qui je l’ai achetée. Celle-ci, je sais que je l’ai trouvé en Inde, celle-là peut-être aussi, à moins que ce soit à Lisbonne… J’ai aussi une collection de très vieilles images d’architecture moderniste indienne étonnantes…

[F. L.] Et celle-là : « Charmes et couleurs du Cameroun, éruption du Mont Cameroun en 1999 »… Qu’un photographe ait pris cette image, c’est compréhensible. L’éruption d’un volcan est un événement singulier dont on peut vouloir garder trace. Mais pourquoi diable a-t-on voulu en faire une carte postale ?

[A. W.] Chaque fois que je tombe sur ce type d’images, si spectaculairement « ratées », je me pose cette même question. Ce mystère fait partie de leur beauté, et du plaisir d’en trouver de nouvelles. Cela m’émerveille de me dire que non seulement un photographe a fait cette image bizarre, mais qu’en outre un éditeur a eu l’idée encore plus étrange d’en imprimer une carte postale. Le cheminement de ces images est fabuleux et très inspirant : il me semble clair que d’avoir, très jeune, repéré ces images m’a en quelque sorte encouragé à oser certaines choses en photographie…

[F. L.] Le geste de rassembler toutes ces images naît-il de la volonté de raconter, ou de trouver une unité, ou de donner accès à cette dimension fabuleuse ?

[A. W.] Non, pas vraiment. Les rassembler à l’occasion de cette exposition est un acte complexe, qui n’allait pas de soi. Il faut savoir que je ne vais pas à la recherche de ce type d’images : elles viennent à moi par un processus hasardeux. Je ne cherche pas à intensifier cette obsession, à devenir collectionneur au sens propre, à me lancer dans une quête sans fin pour en trouver de nouvelles qui viendraient se rajouter aux autres. En chercher systématiquement davantage n’aurait pas de sens, d’une part car j’aurais l’impression de ne plus avoir à faire d’images moi-même et, d’autre part, car cela tuerait la motivation d’en rajouter. La question de notre légitimité à « rajouter » de nouvelles images au déluge visuel auquel nous sommes quotidiennement soumis est d’ailleurs une préoccupation constante. En tant que faiseur d’images, je prends très au sérieux cette responsabilité.

Cela étant, par le biais de ce projet, la curiosité et le désir étaient forts de donner accès à cette collecte pour essayer d’en construire un sens de lecture. C’est une expérience comme je les aime.
Le propos de cette exposition n’est donc pas de raconter l’histoire de ces images trouvées ni même d’en faire œuvre personnelle. Je ne me situe pas dans le domaine de l’appropriation : je n’intègre nullement ces images à mon travail personnel, je ne me revendique ni artiste iconographe ni artiste appropriationniste : je livre au public une mise en abyme, une sorte d’aperçu perspectif de ce qui se trouve dans ce que Michel Poivert a appelé un « fond d’atelier ».

Pour ce qui concerne les cartes postales, nous avons pris le parti de les circonscrire dans deux espaces : l’un réel (une longue table-vitrine éclairée qui se trouvait déjà au Lux), et l’autre dématérialisé (trois projections murales). L’ensemble tente de constituer volontairement une sorte de pêle-mêle furtif, un vertige visuel destiné à ne rester, pour le spectateur, qu’un souvenir diffus.

[F. L.] Sinon vous êtes en effet obligé de raconter l’histoire de chacune. D’ailleurs n’avez-vous jamais rien écrit sur elles, individuellement ou collectivement ?

[A. W.] Non.

[F. L.] Cela ne vous attire pas ?

[A. W.] Si, mais la tâche serait énorme. Or, encore une fois, ma vie est d’être, autant que possible, photographe. Sinon, oui, je pourrais : il faudrait prendre chaque image, comprendre pourquoi elle me lie à elle, retracer son histoire particulière, ce qui serait parfois impossible, ou l’inventer. Mais ce serait alors en contradiction avec ce qu’est pour moi une archive : un objet qui a son histoire propre et, comme toute image, une capacité à être relue par chacun à sa guise.

Prenez celle-ci par exemple : elle est importante pour moi mais je ne me rappelle plus où je l’ai achetée… En Inde évidemment, sans doute à Bombay… ou alors à New Delhi. Mais après, qu’en dire ? Il y aurait tant à raconter de l’époque où j’ai commencé à repérer des traces de la modernité indienne qui pointait sous son vernis exotique. C’était avant l’ère de la Grande Uniformisation, un temps pas si lointain où les vautours équarisseurs tournaient encore au-dessus de mégalopoles au devenir incertain, dans la brume grise du petit matin, avant que le Diclofénac n’ait raison d’eux…

[F. L.] D’où est venu votre rapport particulier avec l’Inde ?

[A. W.] À 22 ans, j’ai remporté le prix Kodak de la critique photographique. Je n’avais aucune expérience. J’avais envoyé quarante ektas sous pochette sans même savoir ce qu’était ce prix. Je ne me rendais pas compte. Personne ne me connaissait dans le milieu parisien de la photographie. Le jury a fortiori non plus. Il a vu mon travail – c’était une série sur les supporters de football –, il a aimé et m’a donné l’ensemble du prix, normalement destiné à être réparti entre deux lauréats. Il a été courageux de me donner la préférence par rapport à un François Hers ou à des gens de Magnum… J’ai gagné 40 000 francs de l’époque, l’équivalent de 6 000 euros, une somme considérable. Mon meilleur copain rentrait d’Inde à ce moment-là. Il connaissait bien le pays. Il m’a dit : « J’ai vu quelque chose pour toi, un palais de maharadjah recouvert d’ampoules électriques… »

[F. L.] Mysore ?

[A. W.] Oui. À l’époque j’adorais photographier la nuit. Je lui ai dit : « Je viens de gagner 40 000 francs. Je te paie un billet et on part ! » J’ai pris l’Inde en pleine figure. Nous sommes restés quatre mois. C’était en 1979. C’était davantage un voyage dans le temps que dans l’espace parce que je ne savais même pas placer l’Inde sur une carte. J’arrivais dans le pays des merveilles, le pays de mon enfance, avec des fées, des sorcières, des animaux en pleine rue… J’ai été complètement chamboulé. L’Inde est restée mon pays d’adoption, dont j’ai tout aimé. J’ai continué à y voyager.

Plus tard, en 1999, Anne, ma compagne, qui connaissait bien le pays, a eu l’opportunité de partir y travailler. Je suis parti avec elle. Nous y avons vécu quatre ans. Pendant ce séjour, j’ai appris que l’Inde n’était pas seulement le pays qu’on découvre en voyageant, mais un pays où les gens travaillent comme partout, un pays du XXIe siècle, avec une certaine modernité.

Je me suis demandé si quelqu’un photographiait cette dimension moderne de l’Inde. En faisant des recherches, j’ai découvert que de jeunes photographes indiens travaillaient sur le sujet. Ils ne montraient que cette contemporanéité du pays, restant le plus éloignés possible des stéréotypes de la pauvreté et du folklore. En France j’ai également trouvé des images de Johann Rousselot qui commençait tout juste à photographier des immeubles en Inde.

J’en ai parlé à François Hébel qui était alors directeur des Rencontres d’Arles. Je lui ai dit qu’il se passait quelque chose d’intéressant là-bas. Au début, il ne m’a pas cru : « Écoute, je connais mon boulot, il ne se passe rien en photographie en Inde, à part Raghu Rai, Raghubir Singh et quelques autres… » Puis il a compris, bien sûr. Il m’a alors offert de construire un programme d’expositions dédiées à la photographie indienne contemporaine pour l’édition 2007 des Rencontres, ce qui a aussi mené à la parution, chez Textuel 5, d’un livre où quinze photographes occidentaux et quinze photographes indiens traitent de la modernité.

Les expositions ont été bien accueillies. Même si en tant que commissaire j’ai été interpellé par certains spectateurs qui trouvaient scandaleux de montrer l’Inde comme la France ou l’Europe. C’était pour eux insupportable de voir des gens normaux dans des rues comme les nôtres, au lieu des pauvres, des éléphants et des maharadjahs qu’ils attendaient…

Après le succès d’Arles, nous avons transporté ces expositions en Inde l’année suivante. Les photographes indiens étaient ravis d’avoir accédé à Arles. Mais certaines personnes qui m’avaient aidé à réaliser ce projet se sont indignées de la place que je prenais. Elles se sont senties utilisées parce que je ramenais dans leur pays ce qu’elles m’avaient fait découvrir. Elles ne comprenaient pas pourquoi moi, simple photographe qui n’avais jamais été commissaire auparavant, je m’étais mis en tête de piloter une telle machinerie pendant deux ans et demi sans chercher ni à m’enrichir, ni à frimer ni à prendre aucune place. Ma passion, fût-elle vieille de trente ans, n’était pas un motif suffisant à leurs yeux. La réaction a été terrible et j’ai rencontré un rejet violent. Je ne suis plus retourné en Inde pendant quinze ans.

[F. L.] Si nos passions nous semblent dépourvues de malice, elles peuvent sans doute parfois paraître dérangeantes à autrui parce que nous agissons avec trop de naïveté… Ce qui n’est pour nous que de l’enthousiasme passe alors pour du néo-colonialisme… C’est ce qui est arrivé à Louis Malle. Avez-vous lu la préface de Robert Grélier à la publication des carnets de notes du tournage de L’Inde fantôme 6 en 1968 ? Les films ont été très mal reçus en Inde au prétexte du reproche inverse. Les Indiens ne supportaient pas de ne pas voir la modernité et de ne voir qu’une Inde quotidienne, de cette quotidienneté des millions d’Indiens qui n’ont pas accès à la modernité.

[A. W.] Non, je ne l’ai pas lue.

*

[F. L.] Je n’avais pas mesuré à quel point la pluralité vertigineuse de vos archives était fondamentalement liée au voyage. Tout part de là, dirait-on. Ce matin Hubert Reeves à la radio parlait de la carte et du territoire : pour lui, le territoire, c’est la terre, l’univers, le monde réel ; et la carte, c’est ce qui permet de le comprendre. Et je me demandais si cette résidence et cette exposition pouvaient être interprétées à partir de cette idée.

[A. W.] Oui, bien sûr. Si le territoire c’est le fonds d’archives, nous sommes clairement en train d’essayer de constituer une carte pour nous y déplacer. Avec difficulté. Nous nous perdons. L’idée de la carte me renvoie en outre à deux images très claires.

D’abord, quand je voyage, le moment où je suis le plus euphorique et le plus inscrit dans le voyage, c’est quand je me représente comme un minuscule point perdu sur une carte. Ensuite, quand ma compagne et moi nous sommes rencontrés, en 1990, nous avons décidé d’acheter un camion pour voyager. Anne, qui était alors photographe, avait reçu une commande sur les gens à table en Europe. J’ai réfléchi à ce que je pouvais faire de mon côté pendant ce voyage. J’étais plongé à l’époque dans le catalogue d’une exposition à Beaubourg intitulée « Cartes et figures de la Terre ». Attiré par le désert, et étant donné qu’à l’évidence il n’y a pas de désert en Europe, je m’étais résolu à inventer mon propre désert : ce seraient les bouts du monde, les extrémités géographiques. C’est facile à trouver : il suffit d’aller voir au bout de la carte ! Ayant toujours passé mon temps à chercher le bon endroit pour faire la bonne photographie, j’ai vécu cela comme une sorte de libération !

[F. L.] C’est votre version des 26 Different Endings de Mark Power !

[A. W.] Nous avons vécu trois ans dans le camion, de 1991 à 1993. C’était extraordinaire.

[F. L.] La littérature de voyage vous a-t-elle nourri ?

[A. W.] Avant mes 30 ans, je n’avais quasiment rien lu. Sauf un livre quand j’étais adolescent, qui s’appelait La Maison aux mille étages 7. Je pensais que cela ne servait à rien de lire car je voulais découvrir tout par moi-même. J’ai été un petit con jusqu’à ce que je commence à lire ! Pourtant, j’avais un copain, directeur des rencontres de la Fnac de Strasbourg, qui recevait tous les écrivains de l’époque et voulait que je vienne les photographier. Mais jamais je n’y suis allé faire la moindre photographie. Je ne connaissais personne et je ne savais pas faire de portraits. Plus tard, dans le camion, j’ai lu Le Rivage des Syrtes 8 et En attendant les barbares 9. Des livres de guetteurs. Puis ce fut Henri Michaux et ses Épreuves, Exorcismes 10 : sa découverte me laissa sans voix.

[F. L.] Revenons encore un instant aux cartes postales. J’évoquais tout à l’heure le critique de cinéma Serge Daney, qui avait pris l’habitude pendant ses voyages d’expédier à ses proches des cartes postales sans autre texte que le nom et l’adresse de leur destinataire 11. Comme si aucun mot supplémentaire n’eût pu avoir de sens, ou comme si tout autre mot n’eût pu que borner ce sens. Cette habitude contient beaucoup de questions, notamment celle de l’obsession du geste… D’où vient pour vous cette accumulation de supports de nouvelles potentielles jamais envoyées (à moins qu’elles le furent) ? Que comblent-elle, ou au contraire que creusent-elles ?

[A. W.] Elles ne sont pas destinées à être écrites, mais à être gardées. Vous avez raison de parler de l’obsession du geste. C’est en effet un réflexe : aller voir les présentoirs de cartes postales dans les villes et pays que je visite. Ceci est important : la plupart de mes voyages à l’époque n’étaient pas des voyages photographiques. En discutant récemment avec mes camarades de Tendance Floue, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient presque jamais partis en voyage juste pour le voyage. Ça a été une découverte surprenante. De même, je me rappelle un numéro de Réponses Photo en 2003 où le journaliste avait interrogé plusieurs photographes sur ce qu’ils faisaient comme photographies pendant leurs vacances. J’étais le seul à avoir répondu ne pas en faire. Il en était resté estomaqué.

[F. L.] La question derrière celle-là est celle du rapport au temps et de la présence aux choses. Pour moi l’appareil photographique est le plus grand obstacle pour vivre le moment qu’il y a à vivre. Cela étant, notre métier requiert que nous prenions tout de même des photographies. Tout le travail consiste alors à rendre le moment de prise de vues le moins intrusif possible dans le moment de vie.

[A. W.] Exactement. J’ai toujours eu un peu honte d’être vu comme le photographe. En voyage, c’est encore pire. Arriver dans un village du Rajasthan avec un appareil photographique, c’est inconcevable ! D’ailleurs, j’aurais été bien en peine de savoir que photographier et pourquoi le faire.

[F. L.] Tellement de gens ne voient plus le réel qu’à travers leur viseur ou leur écran…

[A. W.] Le réel est en train de se réduire non pas à son image mais à l’image que les gens ont envie d’en avoir, une image où, d’ailleurs, ils sont souvent le premier plan. Pour ma part, je n’ai pas envie d’en construire un substitut fantasmé, même si l’image du réel – au sens documentaire du terme – m’ennuie. Elle me tombe même des yeux.

[F. L.] À photographier ?

[A. W.] Non, en général. Le réel autour de nous. Le réel de tous les jours. Quand je décide d’y faire des images, je suis un peu comme un astronaute qui fait une sortie dans l’espace, ou un plongeur des profondeurs : je m’extrais de ma capsule et sors en apesanteur, dans le vide sidérant du réel, pour un séjour de quelques heures ou quelques semaines, et « sors » faire des photographies pour essayer de (sa)voir où je me trouve. Et, comme eux, je dois m’équiper pour évoluer dans un milieu qui n’est pas mon milieu naturel.

[F. L.] Donc vous avez fait beaucoup de voyages en Inde sans appareil photographique ? À la manière de Nicolas Bouvier qui raconte avoir fait de nombreux voyages qui n’ont pas laissé une ligne ni même un mot ?

[A. W.] Quasiment tous, jusqu’à ce que je rejoigne Tendance Floue, en 2010. C’est à partir de là que j’ai obtenu des commandes photographiques à l’étranger et que j’ai pu faire des voyages à but strictement photographique. Et donc, pour en revenir aux cartes postales, c’étaient elles, en quelque sorte, mes images-souvenirs, mes gris-gris, voire, pour les plus étranges d’entre elles, mes points de vue.

[F. L.] D’où viennent ces deux séries particulières de cartes postales ? L’une montrant du feu, de la lave, des fumées. L’autre, des restaurants pour la plupart vides.

[A. W.] Ce sont des thématiques qui se sont constituées au fil du temps et qui, pour certaines, ont précédé (ou suivi) certains de mes travaux sur ces sujets. Le volcan, par exemple, est un bout du monde vertical, par où la terre s’évade. Il est aussi le point de rencontre, la faille… Et la fumée, le nuage, la brume, ce sont des métaphores récurrentes chez moi pour parler de l’immatérialité, du vulnérable, mais également de la menace. Voilà typiquement une porosité entre images collectées et production personnelle. Les restaurants, j’ai été surpris de constater que j’en avais autant… Sans doute une métaphore de la solitude. On pourrait aussi parler de la série sur la modernité indienne vue à travers les cartes des années 1970 à 1990, encore qu’elles soient difficiles à dater. C’est sans doute celles qui me sont les plus chères, esthétiquement d’abord, mais aussi parce qu’elles m’apparaissent aujourd’hui comme la source inconsciente de l’enquête que j’ai menée des années plus tard, de 2005 à 2008, sur la représentation photographique de l’Inde contemporaine. Ce sont en quelque sorte les images pionnières de ce sujet, rescapées d’une époque où le sous-continent proposait déjà aux acheteurs de cartes postales (forcément des touristes occidentaux) de sortir des clichés du romantisme postcolonial pour célébrer une modernité que ceux-ci ne voulaient pas voir.

[F. L.] Y a-t-il quelque chose à dire de leur analogie avec les collections de Martin Parr ?

[A. W.] Ce n’est que vers 2004 que j’ai découvert que d’autres photographes avaient cette même obsession, en commençant par Walker Evans. Martin Parr a repris le flambeau à une période où, notamment grâce à lui, le genre de la photographie vernaculaire était en train d’éclore (parallèlement à l’avènement du numérique) et il en fut un puissant porte-parole. Son Boring Postcards 12 est une petite perle.

[F. L.] Dans le champ documentaire ou journalistique, lorsque rarement on se questionne sur la pertinence d’injecter ses images dans une circulation publique, on peut s’abriter derrière le témoignage. Mais ici, avant qu’Anne-Lore Mesnage ne vous invite à cette exploration d’archives sans urgence et sans actualité, aviez-vous le désir d’en émettre quelque chose ?

[A. W.] Non, ce projet est une expérience qui m’a poussé à sortir du bois avec un fonds d’images qui n’était pas destiné à être montré, ni a fortiori mis en scène. Construire avec cet ensemble hétéroclite la possibilité d’une narration a représenté un défi face auquel l’accompagnement d’Anne-Lore a été décisif. Finalement, le processus n’est pas si différent de celui qui, quatre ans auparavant, a abouti au livre Coordonnées 72/18, à partir d’un ensemble presque aussi hétéroclite : mon propre corpus. Pour reprendre la métaphore d’Hubert Reeves, c’était un territoire que presque personne n’avait semblé réellement comprendre, jusqu’à ce que la graphiste Corinne App puis l’éditeur Xavier Barral se penchent sur lui avec leur immense talent. En leur compagnie, il a été simple d’en dresser la carte complète. Les lecteurs peuvent maintenant relier certaines des métaphores qui peuplent le livre à un état actuel du monde.

[F. L.] À présent que vous avez réactivé ce magma refroidi et en avez entamé le travail scénographique, la question de savoir d’où vous les émettez et à qui vous les adressez en est-elle une ? Ou alors peuvent-elles disparaître dans le flux des interprétations ?

[A. W.] C’est précisément ce qui m’intéresse : remettre, à l’invitation de cette résidence, ces images dans le flux des réinterprétations, m’en libérer peut-être, comme on se détache de tout ce que l’on crée et que l’on donne à voir.

*

[F. L.] Pouvons-nous revenir au coup de foudre ? Vous disiez : « Tout à coup je découvre une image et je me dis : c’est chez moi. » J’ai beaucoup aimé cette idée. Même si je la comprends et la partage, on peut trouver étrange de se sentir chez soi dans une image…

[A. W.] J’ai découvert ce sentiment avec la musique. J’étais en classe de troisième. Un copain vendait le double album Third, de Soft Machine 13. Je l’ai acheté sans savoir ce que c’était. Je suis tombé dedans et n’en suis jamais plus ressorti. Une rencontre avait eu lieu entre moi et cette œuvre. La chose s’est reproduite la même année avec La mort d’Orion, de Gérard Manset 14. Ces rencontres ont façonné mon goût musical. Ensuite, j’ai à nouveau vécu ce coup de foudre avec La Cicatrice intérieure 15, le film de Philippe Garrel, avec Nico, que je suis allé voir par hasard. Quand j’ai découvert ces paysages désertiques, j’ai su que je voulais aller là-bas ! Et lorsque, aujourd’hui, j’édite mes images, je reconnais celles que je dois retenir par ce même sentiment d’appartenance, un peu comme si elles se mettaient à clignoter au milieu de la masse confuse et ainsi me faisaient signe.

[F. L.] Néanmoins les disques ou les films qui sont vôtres ne sont pas que vôtres. Ils sont des objets publics, reproductibles, accessibles à tous. Vous pouvez ne pas être le seul à avoir vécu ce que vous décrivez, ce qui n’enlève rien à sa force. Mais ces images, vos gris-gris ? Celle-ci par exemple : ce polaroïd de ce couple indien les pieds dans l’océan, elle n’existe nulle part ailleurs que dans vos archives. Cela fait-il une différence pour vous ? Pouvez-vous vous dire exactement de la même manière que chez Robert Wyatt ou Philippe Garrel : c’est chez moi, c’est à moi, je m’y sens au bon endroit ?

[A. W.] Oui. Je ne fais pas de différence, c’est le même sentiment de reconnaissance (aux deux sens du terme, d’ailleurs : je les reconnais et, en même temps, je leur suis reconnaissant de me reconnaître). J’ai eu certes plus de chance de tomber sur ce polaroïd parce qu’il n’existe qu’à un seul exemplaire et qu’il n’y a que moi qui suis tombé dessus, mais ce sentiment de familiarité (faudrait-il dire de filiation ?) perdure. Lorsque j’ai découvert cet album de Soft Machine, je pensais aussi que j’étais le seul parmi les camarades de mon âge à m’y sentir chez moi !

[F. L.] Cette photographie va être partagée avec les visiteurs de votre exposition, puis elle retournera dans vos archives et restera votre trésor. Ayant cette image « à vous », j’imagine qu’un rapport particulier se tisse entre vous et ces inconnus. Vous dites-vous parfois qu’ils n’ont peut-être pas envie d’être publiquement partagés ? N’y a-t-il pas là un risque de vous approprier un objet qui ne devrait pas l’être ?

[A. W.] Si l’on parle d’appropriation, il faut d’abord, je crois, considérer le contexte historique dans lequel nous nous trouvons et prendre garde à ne pas se placer dans un strict cadre moral : on a vu les dérives qui ont ainsi pu naître dans le sillage de la culture woke. Autant il faut prendre en compte l’importance sociétale des nouveaux débats critiques qui se font jour depuis quelques années autour de ces notions, autant il faut savoir raison garder. Une bonne façon de le faire est d’avoir à l’esprit ce qu’apportent les nombreux artistes « iconographes » sur le sujet.

Au-delà des notions de divulgation et/ou d’appropriation des images d’archives disponibles, il faut suivre l’héritage de pionniers tels qu’Aby Warburg et son Atlas Mnemosyne 16 (1921-1929) ou que Romana Javitz (fondatrice, à partir de 1929, de la Picture Collection de la New York Public Library) pour réaliser l’importance de (re)mettre en perspective le matériau brut des archives. Des artistes ont apporté d’importantes contributions dans ce champ des idées. Des œuvres comme celles de Sherrie Levine, Taryn Simon, Batia Suter, Joachim Schmid, Erik Kessels, ou comme l’Atlas, de Gerhard Richter 17, sont des contributions artistiques majeures dans ces débats, et il ne faut pas l’oublier.

Les archives existent parce qu’il y a des choses qu’on ne peut pas forcément expliquer. Et elles se trouvent dans les vides laissés entre toutes les informations qui sont recueillies.

Taryn Simon 18

Des trésors attendent encore dans les blancs laissés entre les images et il faut leur laisser toutes leurs chances de prendre leur place dans ces nouveaux territoires.

Bien plus modestement ici, l’exposition à Lux ne traite pas de l’appropriation. Encore une fois, je n’intègre nullement ces images dans mon travail personnel, je livre temporairement au public un aperçu de ce qui se trouve dans mon « fond d’atelier » et ce que cela compose est une friche, temporaire de surcroît, et non une œuvre. Il n’y aurait appropriation que si j’essayais de faire croire que ces photographies font partie de mon travail, or elles ne font partie « que » de ma mémoire profonde, à l’instar de ces compagnons occasionnels que l’on croise au hasard des chemins. L’exposition du premier étage propose au visiteur une plongée dans un fonds troublé d’archives éparses, qui constitue comme vous l’avez dit un « magma refroidi », des images dormantes qui ne remontent que partiellement en surface.

Concernant le polaroïd dont vous parlez, il s’agit très vraisemblablement de pèlerins qui se sont fait photographier sur le rivage de Gangasagar (un site sacré pour les Hindouistes) par un professionnel dont le commerce est la vente de ces images-souvenirs. On peut aisément constater que les modèles ont sciemment posé pour ce cliché. Quelles que soient les raisons pour lesquelles ce couple n’est pas entré en possession du cliché, celui-ci est parvenu jusqu’à moi car son auteur me l’a donné ou, plus probablement, vendu à l’hiver 2000. Le risque dont vous parlez réside-t-il alors dans le fait de le posséder (il ne m’était pas destiné) ou de le livrer (en pâture, en offrande ?) à autrui ? Il me semble que ce débat, propre à nos sociétés de la cancel culture dont se moque Michel Poivert dans l’exposition, revient aujourd’hui sous la forme anachronique d’une question que l’on pensait oubliée sur les rapports entre photographie et magie : l’image de quelqu’un est-elle ce quelqu’un ?

En fin de compte, il semble que les questions relatives au débat sur l’appropriation culturelle 19 résultent autant d’une prise de conscience salutaire que de la divulgation ad nauseam, sur les réseaux sociaux, des images de milliards de personnes plus ou moins consentantes publiées par des milliards d’autres personnes plus ou moins bien intentionnées. Des querelles naissent dans le lit de malentendus infinis. Les débats se mordent la queue. Et, in fine, c’est la confusion qui gagne.

[F. L.] Et vous êtes-vous déjà demandé ce que ce couple penserait du fait que son image, quelque part dans une maison en France, et bientôt dans une exposition, continue à être aimée, à être chérie ? Leur présence n’est-elle jamais étrange ou malsaine ?

[A. W.] Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils seraient touchés de savoir que, comme vous le dites joliment, leur image continue d’être aimée, si loin et si longtemps. Quant à mon auto-stoppeur polonais dont je n’ai plus jamais eu de nouvelles : je lui avais donné mon adresse et il m’avait envoyé cette photo que j’ai gardée. S’il cherchait à me retrouver par le biais de cette ancienne adresse, je serais ravi de l’accueillir à Valence.

*

[F. L.] Y a-t-il un sens à évoquer Strasbourg pour éclairer votre travail de résidence ? Cela reste pour moi une ville mystérieuse. Sur un plan positif, elle me touche parce qu’y vivent de nombreuses personnes qui maîtrisent au quotidien deux langues, et que rien ne m’émeut plus que le plurilinguisme. Mais d’un autre côté, tous les gens que je connais y ayant vécu se sont efforcés de la fuir. Qu’en est-t-il pour vous ?

[A. W.] Strasbourg est la ville où j’ai grandi et où je suis devenu photographe. J’y ai beaucoup travaillé dans les années 1980. Suivant la philosophie de la résidence « Les nouvelles oubliées » sont présentées ici, telles quelles, certaines archives ou traces fondatrices de cette période. Cette exposition redonne une nouvelle temporalité à des histoires inachevées ou montrées une seule fois à Strasbourg. En les confrontant à un contexte sanitaire, politique et artistique totalement différent, je n’ai d’autre espoir que de voir se produire de nouvelles résonances.

*

[F. L.] Il y a beaucoup de visages dans vos images. Notamment dans la série des personnages casqués de Strasbourg, serrés en gros plan, durs et fragiles. Quel est votre rapport au visage d’autrui photographié ?

[A. W.] J’ai très longtemps été incapable de faire des portraits. Par timidité, par ignorance, par asociabilité. Alors, il y a d’abord eu cette première image qui doit dater de 1983 ou 1984, à Strasbourg : c’est un épandeur de pesticides sur un terrain vague urbain. Je ne savais pas à l’époque qu’elle allait devenir un fil rouge.

« Autodéfense (I) », le travail sur les casqués, a été mon point d’entrée dans le genre : j’ai demandé à un ami cameraman travaillant pour la télévision régionale de capturer ces visages à un feu rouge. Cette première série de portraits dissimulés porte déjà en elle les notions croisées de vulnérabilité et de menace qui me sont chères : une « armée » civile fictive apparaît sur l’écran d’un réseau de télésurveillance imaginaire. Ce travail est né d’un sentiment de colère, en réaction au meurtre, par sa victime, d’un cambrioleur pris en flagrant délit. Le débat qui s’ensuivit avait vu fleurir dans les médias les thèses de l’extrême-droite légitimant l’autodéfense, le droit au port d’arme, la télésurveillance et le rétablissement de la peine de mort. En se défendant, la victime devient elle-même un danger, la peur se transmue en menace ou, en l’absence d’arme, en haine de l’autre.

J’ai ensuite continué à photographier des gens dont je savais qu’il ne leur importerait pas, étant dissimulés, d’être photographiés. Photographier des visages partiellement cachés finira au fil des ans par devenir une double obsession. J’y vois, d’une part, une métaphore de la dialectique vulnérabilité-menace – en se cachant pour se protéger des autres, on se compose une image menaçante de soi pour les autres – et, d’autre part, la marque d’un certain effondrement du monde où le visage n’est plus la porte de partage avec l’Autre. Hélas, la pandémie de 2020 a confirmé cette prémonition et le masque est devenu le symbole et l’accessoire de la défaite de notre relation au monde.

[F. L.] Face à la récurrence et à la force des visages dans votre travail, j’ai pensé à Emmanuel Lévinas, pour qui le visage est le lieu où autrui s’expose à nous dans sa vulnérabilité absolue et ce faisant nous engage à entrer avec lui dans une relation éthique. Je découvre à présent que ce philosophe est convoqué dans votre livre pour la même raison : le visage. Quel est votre rapport au visage d’autrui ? Est-il de cet ordre d’un rapport éthique ?

[A. W.] C’est mon ami l’écrivain Gérard Haller qui a cité Emmanuel Lévinas dans le premier texte qu’il a consacré en 1989 à ma série « Les chants de Mars » 20, dont il a repris les extraits que vous avez lus dans Coordonnées 72/18. Pour ce qu’il en est de mon rapport aux visages, je ne suis qu’un très modeste portraitiste. Il y a dans ma pratique deux types de portraits : les masqués et les non masqués. Ceux qui sont masqués ne sont pas concernés par cette question d’« éthique » du fait de l’anonymisation des visages. Ce sont des archétypes des bords du gouffre. Pour les autres, les visages rencontrés au fil des voyages, oui, c’est bien d’éthique du partage dont il s’agit. Lors d’une séance de portrait, le travail en commun entre le sujet et le photographe est extrêmement dense et intime, à la fois physique et mental. Il requiert une très grande énergie de la part des deux protagonistes.

Il y a un point important à souligner ici, c’est ma volonté de capter la concentration. Capter le vide de la concentration dans les visages. Cela traverse tous mes portraits. Ceux des Salons de musique traitant de l’écoute, qui sont présentés dans l’exposition. Ceux que j’ai faits avec les nonnes et les moines tibétains sur l’absence au monde… Avec eux, ce n’était pas tant l’écoute physique dont il était question que la ferveur, qui est un autre type d’écoute, spirituelle celle-là. J’ai aussi réalisé, parallèlement aux portraits encagoulés de pénitents, une série d’une centaine de visages de gens regardant passer la procession de la Semaine sainte… Je recherche à la fois le vide et la concentration du visage qui n’est plus là. Comme dans le visage des voyageurs du métro de Walker Evans 21 ou de Luc Delahaye 22. Tout d’un coup, voir ce à quoi je ne m’attends pas, et qui est extraordinaire.

[F. L.] Ou comme la série de Paul Fusco montrant les Américains saluant le train funéraire de Robert Kennedy…

[A. W.] Quand j’étais à Strasbourg, j’ai travaillé pendant plusieurs années pour le festival Musica. Mon obsession alors était d’essayer de retranscrire l’écoute de la musique. Pour l’exposition qui clôturait cette collaboration, j’avais prolongé le travail photographique par un travail vidéo purement axé sur l’écoute. J’avais fait appel à mon ami Georges Pasquier, caméraman à FR3 (le même à qui j’avais demandé de filmer les conducteurs de mobylettes), pour filmer des choristes en répétition, concentrés sur les instructions que leur donnait leur chef de chœur. Le résultat était une installation vidéo diffusée sur neuf écrans, intitulée Cantus. J’ai retrouvé le master, une bande vieille de trente ans, complètement moisie. Grâce à la résidence de rn7, j’ai pu la faire restaurer, refaire le montage et le présenter dans l’exposition.

[F. L.] Personne ne cille…

[A. W.] Très peu. Ils sont concentrés… Et le ralenti permet d’accentuer cette concentration. Ce que j’aime avec un chœur, c’est qu’il rassemble toutes sortes de visages, il n’y a pas de casting, ce sont les sœurs et frères humains… Quant à la vidéo Warning, c’est la captation clandestine d’un écran de contrôle sanitaire utilisant l’imagerie thermographique pour repérer, dans le flux des usagers de la gare ferroviaire de Séoul, des porteurs du coronavirus MERS durant l’épidémie de 2015. Elle n’a été montrée que deux fois.

[F. L.] Les taches bleues, ce sont les points de chaleur ?

[A. W.] Je ne sais plus. Je n’ai jamais eu le mode d’emploi parce que je ne suis pas allé demander d’explications à l’opérateur. J’étais dans son dos et à aucun moment il ne s’est retourné.

*

[F. L.] Quelles clefs allez-vous donner pour lire ces différentes parties de l’exposition ?

[A. W.] Le spectateur entrera dans un univers global ressemblant un peu à un rébus où il peut se perdre. Mais il aura une feuille de salle très complète à sa disposition s’il le souhaite. Je déteste qu’on prenne le visiteur pour un imbécile en le laissant dans l’ignorance des contextes.

[F. L.] On peut aussi prendre le lecteur pour un imbécile en lui expliquant trop ce qu’il doit voir…

[A. W.] Oui. D’ailleurs, pendant des années, j’ai privilégié le mutisme, laissant les images se débrouiller seules. Mais j’ai appris depuis à distiller quelques clefs de compréhension « après coup ». Lorsque nous travaillions sur le livre, Xavier Barral, cet insatiable curieux, m’a prié d’écrire les légendes de toutes les photos. Bon… Il voulait des légendes ? Il allait en avoir ! J’ai écrit pendant trois semaines, retournant fouiller mes carnets de voyage, cherchant sur les moteurs de recherche les localisations précises… Cette partie du livre s’intitule « Dévoilement des images » et j’ai insisté pour que ces « clefs » se trouvent en toute fin d’ouvrage, afin qu’elles composent une histoire autonome. Le lecteur peut alors se référer au foliotage (j’ai insisté pour obtenir la présence des numéros de chaque page) et connaître les « dessous » de la photo. Ou non.

[F. L.] De quelles autres façons montrez-vous vos archives dans l’exposition ?

[A. W.] Au rez-de-chaussée, par où la visite va commencer, on sera dans la « période strasbourgeoise » (1982-1989) : on y trouvera en clin d’œil au Lux, lieu de spectacle, des images de 1988 sur le thème de l’écoute, une reproduction de la dernière photo de théâtre que j’ai faite en 1982 pour une commande du théâtre de Bochum, un mur composé de tirages d’époque de 1985, un docu-fiction de 1988-1989 sur un Strasbourg soviétique, quelques-uns de mes premiers masqués prémonitoires, et Cantus, l’installation vidéo de 1989 dont je vous ai parlé.

Au premier étage se trouve la vitrine des cartes postales puis l’espace organisé autour des deux nouvelles inédites écrites par Michel Poivert. La première, La Cure Mnémosyne, traite de la mémoire des images et de leur ré-usage ; elle sera affichée pour être lue. La seconde, La Restitution, pose la question de la photographie vernaculaire en critiquant le phénomène de société qu’elle est en train de devenir : c’est désormais un genre en soi, sur lequel des chercheurs mènent des études, avec des professeurs spécialisés, des collections complètes. Ce texte est plus polémique. Je l’ai transformé en saynète, en petite pièce radiophonique ironico-rétro-futuriste : un dialogue entre une voix de synthèse et une voix humaine. Le texte sera diffusé sur un écran où n’apparaissent que des cartons donnant les légendes des images dont parle le texte. Le tout composera une mise en scène à la manière d’un rébus ; et, en écho avec la pièce sonore issue du texte de Michel Poivert, le décor sera celui du bureau que j’avais aménagé quand j’habitais Strasbourg, avec des photographies d’accessoires qui s’y trouvaient. Un portrait de mon grand-père tirant la langue sera mis en évidence pour éviter que le lecteur prenne la scène au sérieux.

Sur le mur perpendiculaire, il y aura trois projections avec un pêle-mêle très rapide d’images de provenances variées : des cartes postales, « débris » ou citations visuelles empruntées à d’autres, des images que j’ai faites au téléphone, tout un fouillis tourbillonnant qui éclairera cette salle de sa seule lumière.

*

[F. L.] Voici une question que je vous soumets de façon un peu intéressée parce qu’elle me fait peur et que je veux bien un avis extérieur. Elle n’a toutefois peut-être rien à voir avec vos préoccupations, auquel cas ne vous sentez pas obligé d’y répondre.

Depuis des années je me demande ce qu’est une photographie et ce qu’elle fabrique. L’image photographique est un objet tellement étrange, entre l’air prétentieux qu’elle se donne et son immaturité crasse, qu’il me paraît un peu léger de lui laisser toute autorité à dire la réalité. Or les photographies ne disent rien sur elles-mêmes. Ne parlons pas des photographes. Je lis donc beaucoup d’auteurs qui ont pensé la photographie dans d’autres champs comme la philosophie, l’anthropologie ou la sociologie, tout en sachant qu’eux-mêmes souffrent de leur propre contradiction, notamment dans leur rapport à la réalité et au fantasme de la vérité… C’est lent.

D’où ma question : à trop lire ou trop réfléchir sur l’image, ne risque-t-on pas de tomber dans le non-faire ? Allan Sekula est un bon contre-exemple d’un photographe ayant pensé la photographie de façon critique et lucide tout en continuant de photographier. Qu’en est-il pour vous, qui avez tellement fait et de tant de façons différentes ? Serait-il possible qu’une pensée extérieure soit la seule solution pour appréhender la masse produite par ces façons de faire ?

[A. W.] La photographie a d’abord été pour moi un acte. Elle n’existait quasiment pas en tant qu’objet : elle n’était que prétexte à rencontres, voyages, expériences. Je ne faisais qu’avancer, sans me retourner, sans rien laisser derrière moi, ou si peu. J’ai beaucoup fait, pas toujours très bien, tout à mon ignorance et à mon ivresse d’indépendance farouche, têtue et parfois irresponsable quant à l’orthodoxie photographique qui, à l’époque (la France des années 1970-1980), était plutôt rigide. La notion d’objet, de matérialité de l’image m’était à peu près étrangère. Dès lors, construire un sens à partir de cet amoncellement d’actes n’était pas d’actualité. Ce n’est que dans les dix dernières années que j’ai été pris de lassitude devant cette incessante course en avant et que le besoin est devenu flagrant de rassembler ces fils pour faire apparaître la cohérence que je savais cachée derrière tout cela. Et, plus qu’une pensée extérieure, je dirais que ce sont des regards extérieurs et amis qui m’ont aidé à avancer de manière concrète dans ce processus instinctif. Un début de pensée pouvait alors naître…

[F. L.] Il y a un équilibre à trouver entre sens et expérience. Car à vouloir trouver du sens à tout, pour ma part en tout cas j’ai l’impression d’oublier parfois le simple plaisir de faire.

[A. W.] C’est un peu ce que disait Antoine d’Agata 23 dans votre entretien : réécrire, réécrire, réécrire ! au point où il perd l’instinct de départ, d’où tout naît.

[F. L.] En effet. Je me sens assez capable de tomber dans ce piège, et je ne dois pas être le seul. Mais Antoine garde une disponibilité remarquable et d’ailleurs épuisante à l’action, et à l’adéquation entre action et principe existentiel. Il ne veut pas vivre en intellectuel. Ce qui n’est pas le cas me semble-t-il d’Allan Sekula précisément. Ce ne sont pas encore des sciences humaines, mais un certain bagage est tout de même nécessaire pour les suivre.

Il me semble que dans votre cas en effet, il reste la possibilité d’un chemin plus spontané : telle photographie se manifeste comme faisant partie de moi, vous la prenez… Même chose avec le voyage : vous partez en voyage parce que le voyage existe : il est là, disponible, et vous donne accès à des émotions et des expériences que le quotidien ne vous offre pas…

[A. W.] Oui, chaque nouvelle image que je fais me change, chaque nouveau voyage, chaque sursaut du monde. Concernant le voyage, nous avons découvert durant le confinement qu’avec Anne, ma compagne, nous avions deux « nous » : le nous-sédentaire, appelons-le ainsi, et le nous-voyageur, et que l’équilibre vital entre les deux nous faisait tenir debout. Nicolas Bouvier parle aussi de cela : il est quelqu’un d’autre quand il voyage : le voyage nous défait, ce n’est pas nous qui le faisons. Or, une des innombrables conséquences de la pandémie est que ce nous-voyageur a disparu : nous ne sommes plus défaits que par un quotidien contraint. C’est évidemment une défaite.

[F. L.] Il disait aussi que « l’écrivain voyageur est férocement sédentaire six mois par an ». Avez-vous comme lui ce besoin de sédentarité entre les voyages ?

[A. W.] Non. Je n’ai qu’une envie, c’est de repartir tout de suite. C’est l’expérience qui m’attire. Le risque de l’expérience. En photographie, j’essaie volontiers d’inventer une forme à chaque fois, sinon j’ai l’impression de me répéter, de tirer une ficelle, je m’ennuie. Dans cette résidence, c’est pareil. Nous inventons une forme pour un lieu, en fonction des circonstances. C’est vraiment l’expérience : tout dépend d’où l’on est, du temps dans lequel on est, de ce qu’on a amassé, de l’état d’esprit dans lequel on se trouve à ce moment-là. J’aurais fait ce travail d’exploration il y a ne serait-ce que deux ans, le résultat aurait été sans doute complètement différent. Encore que. Je n’en sais rien. Et c’est ce « je n’en sais rien » qui importe. Anne-Lore m’invite, nous tentons quelque chose ensemble, avec une matière que je revendique, que je maîtrise plus ou moins parce que je sais que c’est moi qui l’ai amassée, nous essayons de tracer un chemin dans ce territoire nouveau, et l’exposition sera une carte du jour de ce territoire-là.

[F. L.] Et dans deux ans ou dans dix ans, elle serait peut-être identique, peut-être totalement différente…

[A. W.] J’aurai peut-être tout perdu. Ce qui me frappe face à ce fonds d’archives, à cette collecte qui a résisté au temps, c’est sa fragilité inouïe. J’ai perdu, retrouvé, reperdu, retrouvé des images, que ce soit dans la dernière semaine ou dans la dernière décennie. Maîtriser cette espèce d’objet protéiforme dont on ne sait même pas s’il va un jour servir demande d’ailleurs une vigilance fatigante. Je suis tout le temps en train de chercher des images, que ce soit dans les boîtes, les disques durs, les armoires. Il m’est arrivé de retrouver des images qui étaient tombées dans des endroits extravagants. Il y en a d’autres que j’ai perdues à jamais.

[F. L.] Il y a des photographes qui ne supporteraient pas cette fragilité-là, et qui veulent savoir exactement où se trouve chaque diapositive.

[A. W.] Pour ma part, je ne supporterais pas de consacrer de l’énergie à penser à cela tous les jours.

[F. L.] C’est intéressant. Moi, c’est l’énergie perdue à chercher une diapositive ou un fichier qui m’insupporte. Sauf accident, il me faut entre quinze secondes et deux minutes pour trouver n’importe quelle diapositive. S’il me faut plus longtemps, cela m’énerve et je ne parviens plus à me concentrer sur rien d’autre.

[A. W.] Cela me fait rêver ! Une série de tirages que j’avais faits moi-même et que j’ai perdus, ce sont les casqués, une de mes séries fondatrices. Je les avais gardés précieusement jusqu’à une exposition collective avec Tendance Floue à la Bellevilloise, il y a quelques années. J’étais tout fier d’avoir apporté mon carton de tirages. Depuis, ils ont disparu. Cette perte m’a d’autant plus peiné que je commençais à me rendre compte de la valeur des tirages originaux. J’ai dû en faire mon deuil. C’était un peu comme une punition de n’avoir jamais considéré mes photographies comme des objets mais comme un mouvement, un prétexte.

J’ai toujours été incroyablement étonné de pouvoir vivre en faisant des photos. C’est pour cela qu’au début je faisais tout et n’importe quoi. J’ai commencé à en vivre dans les années 1980. Je travaillais avec le milieu culturel strasbourgeois, des théâtres, des festivals… À l’époque, la culture était arrosée d’argent par Jack Lang. Et puisque j’avais remporté le prix Kodak en 1979, tout le monde me faisait travailler. Je gagnais de l’argent, j’enchaînais les projets, je mangeais au restaurant trois fois par jour. C’était une façon de vivre fabuleuse. Faire des photographies argentiques coûtait cher, je l’ai dit ! Qu’on me paie pour en faire, avec les frais en sus, c’était extraordinaire. Je n’étais pas un photographe au sens où on l’entend aujourd’hui. Je faisais des images, et cela suffisait à mon bonheur.

Ce n’est que bien plus tard, quand je suis entré à Tendance Floue, que j’ai pris conscience de la valeur des choses, que j’ai découvert le classement avec la base d’archives de l’agence, et que j’ai compris que les tirages, il fallait y penser, il fallait penser au format…

[F. L.] Je comprends mieux la difficulté que vous avez à définir ce que serait le sens, ou à tout le moins, mon impression que l’obligation d’un sens vous gêne.

[A. W.] Ce n’est pas que tant que cela me gêne, c’est plutôt que sa malléabilité en photographie me déroute toujours. Plus qu’avec les mots, le sens d’une image bouge avec le temps, avec l’image qui la suit ou la précède, et en définir un sens en soi ne veut rien dire. Il y a des choses que j’ai faites dont le sens est apparu tellement plus tard ! Tandis que d’autres qui me semblaient évidentes sur le moment se sont dégonflées. Mon premier travail sur le football, j’étais incapable d’en dire un mot. Je savais que c’était sorti des tripes. Quant à la forme, elle était due au hasard, à une erreur de film, mais qui correspondait au choc émotionnel que j’avais ressenti. Cela a été salvateur. Comprendre à 22 ans que le réel n’existe pas et que seule existe la façon dont je le vois et le transforme a été une découverte très profonde qui ne m’a plus jamais quitté. Cela dit, savoir que c’était arrivé par hasard, que je n’y étais pour rien n’a pas été facile à assumer. J’ai eu plus de chance que de talent.

[F. L.] Cette question du sens vous l’avez finalement résolue, ou contournée, en le laissant advenir plutôt qu’en le recherchant. Alors qu’aujourd’hui la recherche de sens est omniprésente. C’est la première question que je pose à mes élèves : « Tes photographies, c’est pour dire quoi et à qui ? » Ce qui est pédagogiquement efficace car certains se sentent secoués à des endroits intéressants. Mais vous, c’est en ne vous posant pas la question que petit à petit, en expérimentant, le sens s’est constitué.

[A. W.] Oui, quelque chose se construit. J’ai commencé à en prendre conscience en 2013, après une grosse commande sur l’Afrique du Sud qui s’était bien passée et avait été bien reçue. Je me suis dit : « Et maintenant ? Il va falloir réfléchir à la prochaine série, il faut qu’elle soit encore mieux, etc. » Et je me suis alors rendu compte que je n’en avais plus envie. Je ne voulais pas rechercher un nouveau projet alors que j’avais derrière moi tellement d’images jamais montrées…

[F. L.] Cela répond selon moi à la question que vous vous posiez lors de notre discussion téléphonique avant la conversation d’aujourd’hui. Vous vous demandiez quel était le sens de cette masse disparate d’images, autre que celui d’avoir constitué – ou de ne jamais cesser d’être en train de constituer – le photographe que vous êtes.

Un autre mot m’était venu hier alors à propos du travail que vous avez entamé dans cette résidence des « Nouvelles oubliées », c’est celui de « dissémination ». C’est d’abord un terme de la langue française qui signifie « dispersion des graines ». Serait-ce déjà une métaphore possible pour questionner ce en face de quoi nous nous trouvons ? C’est aussi un concept de Jacques Derrida qu’on pourrait résumer en disant que le sens n’advient qu’en mouvement, dans un processus infini de propagation, une circulation des traces « sans lieu ni direction », qui « n’a pas de programme à finaliser » 24. « C’est comme écrire sur de l’eau ou du sable. » 25

N’êtes-vous pas en train de dire que face à la matière se disséminant il faudrait modestement s’incliner, chercher ailleurs que du côté du sens, et accepter de continuer à écrire sur de l’eau ?

[A. W.] La question, donc, tournerait autour d’une sorte de paradoxale immatérialité de toute cette masse de documents, en ce sens qu’elle est constamment mouvante et renâclerait à trouver une forme figée. Oui, ce paradoxe me parle, ces images ont constitué une part de moi un jour, quelque part… Elles se sont déposées comme de la vase au fond de l’estran et reprennent parfois vie à la faveur d’une marée plus haute que les autres. Ou pas. La métaphore des graines est juste, dans la mesure où certaines germent, d’autres non, et d’autres encore pourrissent sur pied.

[F. L.] Et ce sens de vous constituer vous, il en est un parce qu’il n’est pas fermé sur vous, il est partageable avec autrui.

[A. W.] En effet, ce partage est capital. Des images, de nouveaux assemblages d’images vont rencontrer d’autres yeux et se charger de nouvelles significations demeurées cachées jusque là. Je me souviens que, à la sortie du livre Coordonnées 72/18, plusieurs lecteurs ont ainsi souligné l’humanité qui le traverse. J’ai été stupéfait de découvrir qu’ils pouvaient y lire une telle chose. Jamais je n’aurais osé l’affirmer moi-même. Vous voyez : les graines ! Elles poussent malgré le désordre, malgré le terrain vague dans lequel elles tombent…

[F. L.] C’est sans doute lié au fait que finalement, vous n’êtes photographe que très peu de temps par jour, ou par an, et que le reste du temps vous êtes dans la vie, dans l’expérience, dans le partage, dans l’être-au-monde…

[A. W.] Oui. Je suis dans un fleuve qui coule, et j’essaie d’éviter les plus gros obstacles, tout en sachant qu’il y a des repères comme le désert, la fumée, les masques, les avions…, grâce auxquels je m’oriente, comme avec une boussole.

[F. L.] D’où vient cette histoire d’avions ? Il y en a partout dans vos archives !

[A. W.] Je ne sais pas, mais je me rappelle très bien qu’à partir du moment où j’ai commencé à voyager, lors des premiers vols vers l’Inde, quand je regardais par le hublot, j’étais ébloui par ce que je voyais. Comme si le vol, l’avion, étaient déjà une destination en soi. Ce que je voyais de la terre était tellement vaste ! Cela ressemblait tellement aux photographies de La Cicatrice intérieure ! Je me rappelle avoir plusieurs fois survolé l’Afghanistan, le Pakistan, les hauts plateaux… C’était un endroit où je devais habiter. Je me voyais en Pachtoune avec mon chameau à deux bosses. J’avais lu le livre des Michaud, Caravanes de Tartarie 26, qui a été décisif. Je ne connaissais pas la photo à ce moment-là, mais c’est un des premiers livres de photographies que j’ai achetés. J’avais aussi acheté Repérages, d’Alain Resnais 27, où j’ai appris d’autres choses très différentes, plus proches de la photographie telle que je l’ai conçue plus tard.

[F. L.] C’est intéressant parce que le style des Michaud n’est pas de ceux dont beaucoup de photographes se disant auteurs oseraient se revendiquer aujourd’hui.

[A. W.]C’est clair ! J’ai découvert dans ce livre l’image d’un monde de contes et légendes « idéal » auquel, à 21 ans, j’étais encore tout prêt à croire. J’y lisais surtout un autre temps et j’étais ahuri de voir que ce temps si lointain existait quelque part « en vrai », simultanément à celui où je vivais en France et que je n’aimais pas. C’est cette sorte de faille spatio-temporelle que, tout à ma naïveté et ma révolte et loin de toute réalité, j’ai éprouvée en Inde. Face à tout cela, je me suis dit : « Là, c’est chez moi ! » Sortir de l’avion à Bombay, sentir cette odeur si caractéristique à cette époque et, bouleversé, se sentir chez soi.

Dans ce terreau de désert, de nuages, de fumée et d’avions, l’avion a sa place aussi par le fait que mon père a été un aviateur refusé. Il était dans l’armée de l’air ; au moment de devenir pilote, il a découvert qu’il était daltonien et qu’il ne serait donc jamais pilote. Malgré cela, j’ai beaucoup de photos de lui en aviateur. Et pourtant je n’ai pas de souvenirs de moi enfant fantasmant sur mon père aviateur. Je pense que c’est apparu plus tard, quand j’ai vu les premières photos. Pour finir peut-être sur l’avion, c’est un objet par excellence qui réunit les deux éléments qui fondent une grande part de mes images : l’émerveillement (dans sa version civile) et l’effroi (sous sa forme guerrière).

[F. L.] Merci !

 

 


1 Le travail issu de cette résidence est exposé au Lux, scène nationale de Valence, du 10 septembre au 31 octobre 2021.
2 Alain Willaume, Coordonnées 72/18. Paris, éditions Xavier Barral, 2019.
3 Anne-Lore Mesnage est la fondatrice de rn7 et de la résidence « Les nouvelles oubliées ». Elle est également commissaire de l’exposition « Rien ici qui demeure », Lux Scène nationale, Valence, 2021.
4 Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà. Paris, éditions Flammarion, coll. « La philosophie en effet », 1980.
5 Collectif, India Now. Nouvelles visions photographiques de l’Inde contemporaine. Paris, éditions Textuel, 2007.
6 Louis Malle, L’Inde fantôme. Paris, Gallimard, 2005.
7 Jan Weiss, La Maison aux mille étages. Verviers, éditions Gérard, coll. Bibliothèque Marabout, 1967.
8 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes. Paris, José Corti, 1951.
9 John Maxwell Coetzee, En attendant les barbares. Paris, Maurice Nadeau, 1981.
10 Henri Michaux, Épreuves, Exorcismes. Paris, Gallimard, 1946.
11 Frédéric Lecloux, « Serge, Anders et les autres, une conversation avec Christian Caujolle », Aux Bords du cadre [en ligne], 8 mai 2020. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/serge-anders-et-les-autres/. Consulté le 9 février 2022.
12 Martin Parr (dir.), Boring Postcards, Londres, Phaidon, 1999.
13 Soft Machine, Third [2 disques microsillons], CBS, 1970.
14 Gérard Manset, La mort d’Orion [disque microsillon], Zenon, 1970.
15 Philippe Garrel (réal.), La Cicatrice intérieure [film], Capital Cinema (prod.), 60 min., 1972.
16 Aby Warburg, Atlas Mnemosyne, préface de Roland Recht. Paris, L’écarquillé, 2012.
17 Gerhard Richter, Atlas. Cologne, Walter König, 2006.
18 Taryn Simon, Conférence TED, automne 2011. Disponible sur https://www.ted.com/talks/taryn_simon_the_stories_behind_the_bloodlines/transcript#t-1026881. Consulté le 27 août 2021. C’est nous qui traduisons. Texte original : Archives exist because there’s something that can’t necessarily be articulated. Something is said in the gaps between all the information that is collected.
19 Michel Guerrin, Un Blanc peut-il photographier un Noir ? Le Monde, 25 septembre 2020. Disponible sur https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/25/un-blanc-peut-il-photographier-un-noir_6053534_3232.html. Consulté le 27 août 2021.
20 Gérard Haller, Le désenchantement in Les guetteurs de sons. Paris, éditions Michel de Maule, 1989.
21 Walker Evans, Subway Portraits, 1938-1941.
22 Luc Delahaye, L’Autre, texte de Jean Baudrillard. Phaidon, 1999.
23 Frédéric Lecloux, « Tant de pièces pour une seule note, première partie », Aux Bords du cadre [en ligne], 31 décembre 2016. Disponible sur https://www.fredericlecloux.com/tant-de-pieces-pour-une-seule-note-1/. Consulté le 26 août 2021.
24 Pierre Delain, « Derrida, la dissémination », Derridex, index des termes de l’œuvre de Jacques Derrida [en ligne]. Disponible sur https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0701301303.html
25 Pierre Delain, « Il y a dans la tradition occidentale deux écritures : logocentrique et disséminatrice », op. cit. Disponible sur https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0703011256.html
26 Roland et Sabrina Michaud, Caravanes de Tartarie. Paris, éditions du Chêne, 1977.
27 Alain Resnais, Repérages. Paris, éditions du Chêne, 1974.


Photographie : Alain Willaume, Vosges, 1980. Reproduction au téléphone d’un tirage couleur ayant viré au magenta au soleil. L’ekta d’origine est perdu depuis bien longtemps…


Les Nouvelles oubliées est une résidence d’exploration archivale proposée par rn7. https://www.rn7.photography/les-nouvelles-oubliees.