Tant de pièces pour une seule note (2de partie)


Une conversation avec Antoine d’Agata, suite et fin

Lire la première partie de la conversation.

Arles, le 23 novembre 2016

Avertissement au lecteur

La seconde partie de cette conversation paraît sous un statut différent de la première, laquelle avait été largement relue et amendée par Antoine d’Agata dans l’hiver 2016. À la question de savoir que faire de cette suite, posée à Antoine en novembre 2017, il m’a répondu ceci : « Je sais que je n’aurai pas la force de me relire donc on peut jouer la fin de l’entretien fragile, sans cacher les vides, les suspensions, la fatigue etc. Je te fais confiance donc. »
Soit. J’assume cette confiance et publie.

*

[Frédéric Lecloux] Tu dis là beaucoup de choses importantes, il me semble. Cela me fait à nouveau penser à Nicolas Bouvier, qui dit que l’écrivain voyageur est férocement sédentaire, six mois par an.

[Antoine d’Agata] Oui, je comprends cela. Dans la mesure où pendant ces courtes périodes dont je te parlais où j’ai vécu des relations, je pense en particulier à deux parenthèses de quelques années chacune où sont nées mes deux premières filles d’une part et ma troisième fille d’autre part, effectivement j’étais férocement sédentaire. Jusqu’à l’écrasement d’ailleurs, puisqu’à deux reprises il a fallu rompre cet isolement pour me forcer à repartir, pour me mettre à l’épreuve du monde.

Et quand je suis ici à Arles, c’est un détail, mais comme tu t’en rends compte on ne voit pas l’extérieur. Il n’y a pas d’accès. Je ne sors pas. J’ai du mal à sortir acheter une baguette, à aller au café. Je ne sors pas, je me remplis de cette possibilité de m’extraire du monde. Alors qu’avant, dans les chambres d’hôtels, même seul tu es exposé au monde, que ce soit la femme de ménage le matin ou la possibilité que la réception appelle, tu es toujours sous le coup de l’extérieur. Alors qu’ici, il n’y a rien de cela.

[F. L.] Est-ce qu’on peut parler un peu de Guy Debord ? Il est très présent dans tes textes. Toutefois j’ai l’impression que dans ton rapport à son œuvre, considérée en tant qu’ « art de la guerre » (1) d’une part, et en tant que projet de dépassement de l’art d’autre part, il y a peut-être une piste qui reste à explorer pour aller sinon plus loin du moins ailleurs. Je me demande si tu es allé au bout de ce que son intransigeance pourrait avoir de constructif plutôt que d’auto-destructeur pour lutter contre l’art-spectacle. Il y a par exemple chez Debord une dimension ludique qui offre peut-être d’autres moyens de présence au monde, sans empêcher la critique du devenir-productif obligatoire du monde. Guy Debord (Hurlements en faveur de Sade), ou avant lui Isidore Isou (Traité de bave et d’éternité), ont par exemple exploré la capacité du cinéma à échapper à une visée marchande. Sens-tu cette possibilité, ou considères-tu au contraire que ta compréhension de Debord est faite, et que ton usage de la psychogéographie a donné ce qu’il devait donner ?

[A. d’A.] D’abord je pense que Debord n’est pas épuisable et n’est pas non plus commentable. Je ne suis pas à ma place dans le fait de parler de Debord. J’en fais quelque chose. J’en fais ce que j’en fais. Et à tort sûrement. À tort a fortiori si l’on considère ce que j’en fais au prisme d’une certaine orthodoxie : on ne parle pas de Debord, d’abord !

En ce qui concerne la psychogéographie, je pense que ce n’est pas essentiel. Cela dit, oui, si on considère que la psychogéographie est un autre terme pour l’alcoolisme, je l’ai pratiquée. Et oui, longtemps et sans faire forcément le lien à Debord, je me suis imprégné des parcours, des paysages, du contexte… J’ai cette mémoire de cette fois où je me trouvais dans un lieu, je ne savais pas comment revenir à la ville, à la civilisation, j’étais sur une route perdue… Cette histoire pendant longtemps a été pour moi chargée de cette question du dehors. Et dans les villes, bien sûr, je me suis construit moi-même. Et d’ailleurs à l’époque cela s’est fait à travers, ou grâce à, ou en compagnie de, ou sous influence des situationnistes, puisque que quand j’étais ado il y avait un groupe de situs à Marseille. Donc oui, cette façon de considérer la ville comme terrain de jeu, comme champ de bataille, comme espace contenant ses propres failles, ses propres possibilités, et de considérer qu’il était nécessaire, et indispensable, et judicieux d’aller au bout de ces possibilités, d’essayer de les épuiser, tout cela est très présent… C’est ce que j’ai fait pendant quarante années. J’ai vécu dans les grandes villes en provoquant sans arrêt ces rencontres violentes, en me perdant volontairement dans ces espaces. Donc je pense que j’ai vécu au-delà des termes de la psychogéographie. J’ai vécu la ville. J’ai vécu dans les entrailles de la ville. Et j’ai tenté, sans référence aux situationnistes, de pousser à l’extrême cette possibilité de plonger dans le ventre de la ville. Si mon premier film s’appelait Le Ventre du monde, cela vient aussi de là.

Cela dit, c’est sans doute un crime de lèse-majesté mais mon but n’a jamais été de vivre à la hauteur de Debord. Mon but a été, dans ma pauvre perspective, d’aller plus loin que ce que j’avais pu comprendre de cette idéologie, de cette philosophie. Et donc, de la même façon que j’ai tenté de pousser ma pratique de la ville plus loin que ce que j’avais compris de la psychogéographie, pareillement, sous l’influence des situationnistes et des punks, face à ce constat qu’il n’y a pas d’art possible et que seule l’existence peut être le matériau légitime d’un langage à partager, j’ai vécu cette impossibilité de rien faire si ce n’est de vivre de la façon la plus insensée possible.

Sauf que tout cela m’a amené dans un état très proche de l’auto-combustion. Donc à un moment donné, sciemment, j’ai fait le choix de revenir au langage, de revenir à cette possibilité de raconter une histoire, ce qui est le geste le plus ancien de l’homme. Le fait est que c’est passé par la photographie mais ç’aurait pu passer par d’autres moyens. Et raconter une histoire – mon histoire – m’a obligé et m’a permis d’aller beaucoup plus loin que ce que je pouvais faire avant de maîtriser ce langage. Cela m’a permis de me survivre, de survivre à ma propre tentative.

Ceci pour dire qu’aujourd’hui je ne suis pas du tout dans une orthodoxie situationniste, puisque je fais, entre guillemets, de l’art… Même si je pense que ce que je fais aujourd’hui c’est plutôt me confronter à la réalité. Ce qui à mon sens est plus compliqué. Je fais de mon existence le matériau brut de mon langage. Je tente de vivre à la hauteur de cette ambition et de le faire au jour le jour. Donc non, ma tentative n’est pas situationniste, mais oui, je suis parti du situationnisme. Les situations vécues étaient le seul art possible, mais maintenant j’ai choisi de vivre dans toute sa contradiction cette impossibilité.

[F. L.] Pour autant que je puisse le constater, il y a chez toi, au moins en public (en stage, lors d’un vernissage) des moments où tu te plies aux conventions sociales qui régissent le monde dans et contre lequel tu luttes : où tu donnes à l’autre, du reste avec une affabilité que d’autres photographes n’ont pas, ce qu’il est venu chercher : ton autographe, un frisson peut-être, un conseil pour débloquer une pratique photographique sclérosée, ou encore, pour ceux qui tirent subsistance de la diffusion de l’image : l’envie de faire un livre avec toi, ou de monter une exposition de ton travail… Par rapport au temps de création, quel statut ces moments-là ont-ils ? Comment les supportes-tu ? De quel taux d’ennui sont-ils chargés ? Et surtout, comment évites-tu d’être gagné par un sentiment d’hypocrisie à l’égard de l’autre avec lequel tu es en train de vivre ce moment échappant à l’« exutoire dans la violence et la dépravation » que tu organises par ailleurs pour lutter contre l’anesthésie des sens imposée par ce que tu nommes « l’ordre moral » ou l’ « ordre économique » du monde ?

[A. d’A.] J’ai eu une longue et douloureuse discussion à ce sujet pas plus tard qu’hier. En fait je suis dans une logique de non-confrontation. Non parce que je ne suis pas conscient des enjeux, mais parce que c’est une question de priorité. Je me dois d’aller à l’essentiel. Je ne suis pas là pour le plaisir d’ergoter. Donc tant que la situation va dans mon sens, tant que j’estime être dans un rapport honnête à l’autre qui a fait l’effort d’être en face de moi, qui a été ou est un spectateur, un lecteur, ou rien du tout, en tout cas quelqu’un qui a cette honnêteté d’être en face de moi et qui est en attente, ou pas d’ailleurs, de quelque chose, j’ai à donner, à mon sens. Donc je donne.

Avec un éditeur, un graphiste, un étudiant, un commanditaire, quel que soit le contexte, je ne suis jamais dans un rapport de confrontation. Non parce que je n’en ai pas la force, mais parce que me battre pour ces choses-là me ferait perdre une énergie et m’enfermerait dans des logiques qui ne sont pas les miennes et ne présentent pas d’intérêt à mes yeux. Si quelqu’un tente de me divertir ou d’entrer dans un rapport de force avec moi, ma réponse est de ne rien dire, de tirer ce que je peux de la situation et de la contourner. Je prends les choses pour ce qu’elles sont : des étapes, des éléments qui m’aident à créer un parcours, et le reste ne m’intéresse pas. Mon but n’est pas de vendre des bouquins, de faire des beaux-livres ni de rendre heureux des éditeurs ou au contraire de me confronter à eux. Mon but est de déterminer un parcours et une tentative. Donc je m’assure que ces rencontres-là m’entraînent le plus loin possible dans ma propre logique. C’est pourquoi les gens pensent souvent que je suis dans un laisser faire, un je-m’en-foutisme, ou une tolérance extrême, ou une humanité… Et ce n’est pas ça : c’est qu’en fait, je n’ai pas le temps. Mon enjeux est ailleurs. Donc souvent, je laisse faire, je lâche. J’essaie juste de m’assurer que l’expérience elle-même (ce livre, cette publication, cette commande ou ce workshop) me soit utile… Pour les bouquins par exemple, il y a tout un discours, une pratique, une communauté qui se crée, qui est une communauté de pouvoir, autour de l’idée de ce qu’est un beau livre, ce qu’est un bon livre, ce qu’est un livre intelligent, etc. Tout cela ne m’intéresse pas. Aujourd’hui j’ai un regard un peu plus cruel sur cette communauté de l’objet livre, ces curateurs de musées, ces directeurs de galerie, ces collectionneurs (une position que j’estime être en soi indéfendable), ou sur mes propres lecteurs entre guillemets… Aujourd’hui j’en suis à dire aux gens lors de conférences, je l’ai fait deux fois cette semaine : que vous soyez là, à la limite, cela me pose problème – et même pas à la limite : votre présence, ici et maintenant, me pose problème.

[F. L.] C’est ma question…

[A. d’A.] Je ne suis pas animateur. Je ne suis pas responsable de vos existence. J’ai un rôle qui n’est ni messianique, ni destiné à vous convaincre, ni à vous séduire, ni à vous entraîner… Je m’applique à vivre à la hauteur de mes propres mots, à vivre à la hauteur de mon propre engagement, à inventer une destiné, à inventer des gestes que j’estime être nécessaires pour moi. Que ce soit dans la commande, dans le fonctionnement de l’agence, ou le non fonctionnement de l’agence, dans la position d’artiste en galerie, dans le rapport à un vendeur, à un acheteur, à un collectionneur, à un agent, à un éditeur, à un graphiste, à un commissaire d’exposition : tous ces rapports-là sont profondément impurs, insatisfaisants, frustrants, hypocrites, médiocres. Mais je considère tous ces aspects d’une même nécessité comme des compromis. L’essentiel pour moi aujourd’hui est de m’assurer que ce compromis, que je gère au jour le jour – parce que je n’ai pas non plus envie de m’arrêter, je ne suis pas dans une pratique pure, je suis dans une impureté fondamentale et permanente, et de cette impureté je tire ma liberté de mouvement et d’action – je dois juste m’assurer que ce compromis, à cause d’une certaine compulsion due principalement à des causes chimiques mais aussi financières (je continue à vivre sur le fil et suis dans une nécessité permanente) ne vire jamais à la compromission. Et parfois c’est délicat. Parfois tu fais un geste, tu en mesures les enjeux, et pour des raisons humaines, circonstancielles, de détails, d’un coup tu es en position de mensonge ou d’hypocrisie. Et là, je réagis dans l’instant. Je suis en permanence sur le fil. Et si je suis dans cet équilibre fragile, en danger permanent de compromission tout en étant extrêmement vigilent à ce possible, c’est parce que je pense que le contraire est un confort. Le contraire de vivre, et c’est ce que font beaucoup d’artistes et de penseurs en général, c’est de déterminer deux ou trois règles de vie et quelques interdits. Ce qui souvent revient, et l’art contemporain y excelle, à s’assurer de ne pas faire d’erreur, de ne rien dire, de ne prendre aucun risque. Cela donne lieu à des langages et à des arts très pauvres. Creux, pour dire le mot. Mais surtout, Cela donne lieu à l’existence de personnages qui ne vivent rien, qui ne transportent rien que leur propre vacuité, et je pense en particulier dans ce milieu de l’art à toute une façon d’être contemporaine qui est de l’ordre de la peur, de la frilosité. Autour de moi je vois des masses de gens qui ne vivent que dans la crainte d’une possible erreur. Il n’y a rien de plus triste que cela pour moi. Et une des raisons pour lesquels dans les workshops par exemple je suis totalement ouvert aux hurluberlus, aux gens les plus naïfs ou au contraire les plus tordus, c’est parce que je pense qu’il est nécessaire de se mettre en permanence à l’épreuve de l’autre et du système lui-même.

[F. L.] Tu as dit une chose qui me semble importante sur la question de ton rapport à ton public. Tu as parlé du problème que te pose la présence des gens à ta conférence. Je l’ai dit, les rares fois où j’ai pu être témoin de rencontres physiques avec ton public, j’ai trouvé que tu l’accueillais avec bienveillance. Tu as « à donner », as-tu dit. Mais au fond qu’en est-il ? J’ai cette image en tête : quand je suis passé aux Filles du Calvaire l’autre jour à ton vernissage, une dame t’a fait signé ton poster qui coûtait 40 €. Elle disait qu’elle allait le mettre au-dessus de son lit. Je me suis demandé quel regard tu portais sur cette personne. Parce que tu sais très bien que pour certains de tes lecteurs, se frotter par tes images au niveau de transgression que tu établis n’a pour intention que de s’autoriser un frisson éphémère de bourgeois, et que nombreux sont ceux qui rangeront tes livres, entre Edward Curtis et Louis Daguerre, dans de belles bibliothèques dont le seul coût permettrait des mois de bourlingue…

[A. d’A.] J’ai eu une discussion avec une bourgeoise, une très jolie femme d’une cinquantaine d’années, qui est venue me voir à la fin d’une conférence il y a trois ou quatre jours. Je suis toujours très honnête avec les gens. J’ai conscience que le plus grand risque qu’ils courent, et que je cours, que tout le monde court, c’est d’être consommateur dans le monde contemporain, dans le monde où nous évoluons. Le risque premier, c’est d’être spectateur et consommateur. Tous mes gestes, toute mon existence, toute ma présence sont portés par l’exigence de ne pas être consommateur, de ne pas être spectateur, de ne pas vivre dans un rapport de fascination, ou à l’inverse de séduction. Dans les workshops, dans les expositions, dans les conférences, je préviens en permanence les gens que leur présence même, que leur appréciation même, fait d’eux les premières victimes potentielles, et souvent réelles…

[F. L.] De ce que tu dénonces, de ce contre quoi tu luttes…

[A. d’A.] Exactement. Et moi, je ne veux être ni le clown, ni l’objet du sacrifice. Je ne suis pas là pour être le rédempteur ni de l’art, ni des collectionneurs, ni des spectateurs, ni de la communauté du jour. Moi, je suis là pour vivre à la hauteur des enjeux que je me suis fixés. Il y a cinq jours à Barcelone j’ai dénoncé cela de façon explicite en disant devant 150 personnes : la première connerie que vous faites, c’est d’être là. Je fais des films, mais ça fait quinze ans que je ne suis pas allé au cinéma. Je n’ai pas envie d’être spectateur. Même au sein des pratiques qui sont intimement les miennes comme la photographie. Dès que j’aime bien un photographe, dès que je sens un intérêt, une communauté de pensée, de langage, même circonstancielle, je fais l’impasse sur la personne. Je ne veux pas être dans ce rapport de proximité, d’entendement, d’influence. Et quand j’ai senti l’influence de gens sur moi, comme Nan Goldin ou Daido Moriyama pour qui j’ai eu beaucoup de respect, de suite j’élève des murs, des distances salvatrices, pour m’assurer de ne pas être dans ce jeu de filiation, de proximité, d’école. Je pense qu’il n’y a rien de plus précieux que la possibilité et la nécessité d’être seul… Ce n’est pas contradictoire avec la nécessité de vivre dans une communauté qu’on s’est choisie. Il est nécessaire pour chacun de déterminer quelle est sa communauté. Mais la pratique de vivre est profondément solitaire. Il revient à chacun d’inventer ses propres règles…

[F. L.] Cela va dans le sens de ma question initiale, qui est partie de savoir quel statut avait le moment de lucidité passé avec quelqu’un qui vient te voir…

[A. d’A.] Oui. Cette bourgeoise dont je te parlais, parce qu’elle me disait qu’elle avait ses velléités de curiosité, d’aller au-delà, mais que la vie sociale, les enfants, la vie de famille, etc. l’en retenait, je lui disais : je ne suis pas là pour me défoncer à votre place. Je suis là pour vivre mon existence. En rigolant j’ajoutais : le jour où vous décidez de vous défoncer venez me voir, je vous aiderai. Ce que je veux dire c’est qu’il n’y a pas d’excuse. J’ai quatre enfants. Je n’ai jamais considéré mes enfants comme l’excuse de ne pas vivre à la hauteur de mes ambitions. Au contraire. Si on a des enfants, c’est une nécessité de leur expliquer ce qu’on fait, pourquoi on le fait, et que ce n’est en rien une négation de ce qu’ils sont ni du rapport qu’on a. Il s’agit juste de tenter d’abord de vivre dans une dignité vis-à-vis de soi-même, pour pouvoir ensuite cohabiter ou coexister avec eux.

[F. L.] C’était une de mes questions. Tu as quatre filles. Il y a huit ans tu m’écrivais ceci : « Frédéric, juste en quelques mots, je ne suis pas très en forme, fatigué, la douleur un peu, l’ennui et le vide surtout ; je vois peu mes filles, seule une d’entre d’elle je vois un peu plus régulièrement parce qu’elle vit a Paris. J’ai renoncé à beaucoup de choses vis-à-vis de toutes… » Où en es-tu de cette partie-là de ton histoire ? Quel rôle ta paternité et tes filles jouent-elle dans ta perception du monde et dans la construction de ton œuvre ?

[A. d’A.] Ce n’est pas facile. Mais j’ai le sentiment qu’en grandissant elles comprennent toutes que personne n’a rien sacrifié de son existence. Elles n’ont pas sacrifié leur colère, leur rage parce que je n’étais pas là. Elles ne sont pas non plus rancunières. Mais il y a une colère, il y a un manque. Je ne leur demande pas de l’ignorer ni de me préserver. Je les pousse à me balancer à la gueule… La troisième, elle a fait un livre où elle me parle. Le livre commence par « tu m’abîmes ». Elle a 16 ans. Elle dit cette violence. Elles ont toutes compris, chacune à sa manière et en fonction de leur âge, que je n’ai renoncé à rien à cause d’elles…

[F. L.] Elles n’ont pas été prétexte ?

[A. d’A.] Voilà. Elles n’ont jamais été le prétexte d’un renoncement. Du coup on est dans un rapport honnête et pur – le mot est trop propre, mais on n’est pas dans du faux… Tu as froid ?

[F. L.] Je vais juste remettre mon pull… Tu veux qu’on fasse une pause pour regarder l’horaire de ton train ?

 

*

Nous sommes sortis acheter Antoine une bouteille d’eau et moi un sandwich et une Delirium Tremens. Sur le chemin du retour, dans une petite rue, un brocanteur salue Antoine. Nous entrons dans sa boutique. Il y a quelques trente-trois tours. J’hésite devant un pressage original du triple album Sandinista! des Clash, Antoine devant un miroir ancien au cadre joliment ouvragé. Je laisse les disques. Antoine prend le miroir.

 

*

À 37° tout devient banal.
– Louis-Ferdinand CÉLINE

 

[F. L.] Je voudrais aller un peu plus loin sur cette question de la visibilité publique de ton travail et de la nécessité financière. Dans un entretien avec Léa Bismuth (2) , reproduit dans Désordres, tu effleures une contradiction qui me semble fondamentale. Tu dis : « je vis et travaille dans une économie fragile, sans marge de sécurité. J’ai besoin pour continuer que le travail soit vu, même si c’est contradictoire avec mon désir instinctif d’invisibilité ».

[A. d’A.] La problématique va au-delà de la dimension financière.

[F. L.] C’est précisément ce que j’aimerais que tu développes…

[A. d’A.] Il y a d’abord la notion de langage. Je te disais tout à l’heure que c’est un geste ancien que de raconter une histoire. J’ai fait des choix. Dans ma vie il y a deux étapes fondamentales : il y a une première partie où j’ai choisi de vivre. Et je vivais dans un mutisme absolu qui touchait à l’autisme. J’étais dans un processus d’absorption pure, c’est-à-dire qu’en fait je…

[F. L.] Éponge ?

[A. d’A.] Éponge… Éponge. Quand j’en parle, je parle d’un trou noir parce qu’effectivement même si j’étais dans cette dynamique de rencontres au pluriel, d’intensité, de défonce, de vivre dans la rue, ce qu’on appelait la zone à l’époque, rien n’était explicité, rien n’était énoncé…

[F. L.] C’était.

[A. d’A.] C’était. Et ensuite à partir du jour où j’ai fait le choix, qui était un choix de survie, de survie physique, de survie mentale, le choix, je ne sais pas quel est le terme – de canaliser c’est moche – mais disons de passer par le langage et de continuer, de refonder cette expérience, parce que le fait de la dire la remet en question, la transforme, à partir de ce moment-là je suis obligé d’aller au bout…

[F. L.] Quel est ce bout ?

[A. d’A.] Le bout, c’est dire l’histoire de cette tentative impossible. Il y a une partie qui est de l’ordre de la poésie. Une partie est de l’ordre du jeu, on en parlait tout à l’heure. On pourrait parler de beauté du geste. Il y a aussi une partie qui est politique. C’est-à-dire que j’ai tellement énoncé la nécessité de la cohérence du politique que je suis tributaire de ces logiques, qui sont pourtant dures à vivre au jour le jour. Quand je parlais de réinventer les fondements situationnistes, c’est là l’enjeu. Établir des théories, des logiques et vivre en intellectuel, ce n’est pas du tout ma position. Ma position c’est de vivre dans ma chair ce qui était à ce moment-là de l’ordre d’une utopie. À l’époque où Debord disait « le seul art c’est la vie », il y avait une prétention à le vivre qui se limitait plutôt à l’alcoolisme et à élaborer des théories, aussi belles soient-elles. Moi, depuis longtemps je me suis efforcé d’abord de dire un imaginaire qui naît de différentes influences, littéraires pour beaucoup. J’ai dessiné une image du monde peuplée de mécréants, de prostituées, de voyous, de criminels, qu’on peut appeler lumpenprolétariat, humanité célinienne – et je suis allé la chercher. Et je me suis efforcé de vivre et survivre au sein de cette humanité-là. Cela étant, à partir du moment où moi-même j’ai voulu être image, donc intégrer cet imaginaire, peu à peu il a bien fallu vivre avec les conséquences de ce choix. On n’était pas dans la fiction. C’était une existence de chair et d’os. C’étaient des histoires. D’où l’intérêt du film dont je te parlais : redire la réalité de ces histoires. Ces vingt-quatre femmes, j’ai vécu avec elles, elles m’ont aimé, elles m’ont haï, je les ai aimées, je les ai craintes… Mais on n’est pas dans la fascination ni dans la poésie. Ce sont des histoires de chair et de sang. Et quand je suis retournée voir Lee au Cambodge, la fille de Ice, j’ai pris un garde du corps armé pour lui rendre visite. J’avais un porte-flingue. Parce que ce ne sont pas de jolies histoires.

[F . L. ] Chez le brocanteur où tu as acheté ton miroir tout à l’heure, il y avait ces disques de punk, les Clash, les Béruriers Noirs… Ça m’a fait penser à Ian Curtis de Joy Division. Il a dû mourir en partie aussi des contradictions entre l’endroit où il expérimentait les choses dans sa chair et le cadre dans lequel cette expérience avait lieu. Kurt Cobain pareillement…

[A. d’A.] Je pensais à lui. Je pense surtout à cette dimension de devenir prisonnier.

[F . L. ] De l’image qu’on te donne de toi ?

[A. d’A.] Plus que de l’image qu’on te donne, c’est de l’imaginaire qu’on transforme en réalité propre. C’est là qu’on pourrait revenir sur la possibilité de vivre à la hauteur des mots et sur la problématique que cela pose. Cela fait longtemps que j’ai fait de la littérature un moyen et que je me suis évertué à écrire et à inventer un destin que je m’applique chaque matin à vivre dans la démesure.

Saki, avec qui j’ai eu une relation qui a duré huit ans, mon premier rapport avec elle a été quand on m’a parlé d’une actrice porno au Japon qui ne souriait jamais. Je l’ai connue à travers cette image publique qui était la sienne. Je l’ai cherchée. Avec beaucoup de difficultés je l’ai trouvée malgré les circuits de production qui faisaient l’impasse. Et je lui ai, encore et encore, expliqué ma volonté, sans la connaître, de l’écouter, de l’aimer, de la photographier, de la baiser, et aussi de lui donner tout, même si je n’avais pas grand chose. Nous avons eu trois rendez-vous très formels, comme ils peuvent l’être au Japon. Elle demandait ce que je donnais en échange. Et je n’avais rien à donner en échange. Je ne payais pas. Elle a fini par accepter. Je parle d’elle, mais je pourrais parler de toutes ces histoires. De Nao : dans le film, tout est dit à demi-mots, mais notre première relation a été la seule relation qu’elle ait connue dans sa vie à part le viol à l’âge de 16 ans. Comme disait Lee, trop n’est jamais assez. Il n’y a pas de limite. Rien n’est jamais suffisant.

Dans les livres je ne raconte jamais ces anecdotes car c’est ramener à quelque chose de mesurable (d’exotique, de drôle, de triste…), des expériences qui ne sont pas de cet ordre-là. Et en même temps c’est miraculeux. Je ne pourrais même pas inventer des histoires qui atteignent cette démesure, cette folie. Une autre histoire que j’aime beaucoup est celle-ci : pour ma photographie j’ai toujours écrit mon propre scénario mais pour les trois tentatives de film que j’ai faites (sur le Mexique, sur le Japon et sur Atlas), je suis parti d’une nouvelle de George Bataille, Madame Edwarda. Je l’ai synthétisée, coupée, réadaptée au contexte. Ensuite je me suis dit : maintenant je vais vivre ça. Et dans le livre il y a ce passage où Madame Edwarda écarte les jambes dans le bar et dit : « je suis Dieu ». J’avais fait l’impasse sur cet épisode-là. Je m’étais dit qu’il n’y avait pas de moyen de toucher à ça. Or au Mexique, j’avais filmé pendant une dizaine de jours dans cette zone interdite, et j’étais dans un bar quand une vieille pute, bourrée, une fausse blonde de soixante ans qui avait été « la » pute de la zone, est entrée en disant : « je suis la reine du sud ! Je suis le règne sauvage ! je suis le règne animal ! Je suis… Je suis Dieu ! Je suis Dieu ! Je suis déesse ! » Elle répétait « je suis Dieu » toutes les trois phrases. Donc je l’ai attrapée, je l’ai coincée à une table et je me suis abreuvé de cette parole totalement impossible. Dans le film j’ai redonné de l’espace à cette parole que j’avais enregistrée il y a dix ans. Tout ceci pour dire que quand tu décides de faire de la fiction un ingrédient qui sert à faire monter la sauce de ta propre existence, la sauce finit par prendre. Toujours. Et que ça tient souvent du miracle.

[F . L. ] Est-ce que c’est grâce à ce miracle-là que tu es toujours en vie ? C’est pour cela que je faisais référence à Ian Curtis et Kurt Cobain : je ne sais quel est ton rapport au suicide et si c’est un sujet dont nous pouvons parler…

[A. d’A.] D’abord, pour faire le lien et finir sur la question précédente. Je connais des gens qui sont accro au sexe. Ce n’est pas du tout mon cas. Dès que je pense que je commence à me perdre, c’est-à-dire à me faire plaisir, toujours je provoque une rupture… J’ai voulu toucher à la maladie de l’intérieur. J’ai commencé sciemment à avoir des relations avec des femmes malades. Mes dernières histoires se passent avec des femmes lesbiennes ou qui ont vécu l’inceste. C’est aussi une façon d’étendre le champ, non tant des interrogations mais des choses que je ne voulais pas connaître de la manière dont on le fait tous. J’ai provoqué les histoires, forcé presque. Comment tu t’immisces dans la vie émotionnelle et sexuelle d’une femme qui se revendique lesbienne ? Comment, et bien sûr sans se cantonner à une curiosité morbide, comment tu appréhendes l’inceste ? Il y a un passage dans le film où l’une de ces femmes avec qui on a vécu quelque chose de fort me reproche de ne pas savoir vraiment où je me situe, d’avoir en quelque sorte pris ou voulu prendre la place de son père avec qui elle avait une relation depuis l’enfance. Je ne sais si c’est vraiment un reproche mais elle fait état d’une confusion. Donc parfois c’est ambigu. Parfois c’est douloureux. Parfois c’est compliqué, tordu – non, je ne pense pas que ce soit tordu, parce que tout cela naît d’une volonté de partager. Et ces mots de partage, solidarité, fraternité, pas toujours mais le plus souvent prennent le pas sur désir. En tout cas le désir souvent est mâtiné de peur, de choses beaucoup plus complexes, plus lourdes, chargées, que le désir. Et entre parenthèse, le désir pour moi n’a jamais fait sens que s’il est accompagné et s’il est imprégné par la peur. La peur sans le désir, le désir sans la peur sont des choses dangereuses. Pardon, je me suis perdu tout seul… la question c’était ?…

[F . L. ] Le suicide.

[A. d’A.] Ah ? Non ! Le suicide…

[F . L. ] Ou l’impasse, si tu préfères, plutôt que le suicide. Parce que le suicide n’est qu’une réponse à la perte de perspective. Donc : y a-t-il parfois une impasse, et comment y as-tu échappé ?

[A. d’A.] Cette impasse n’intervient que dans la violence. Elle n’est jamais de l’ordre d’une mélancolie dans laquelle je me complairais ou me perdrais. C’est toujours quelque chose qui me saute à la gueule et qui est lié à la consommation de narcotiques. Ce n’est que dans les moments de descente, qui deviennent de plus en plus violents et de plus en plus durs à gérer et de plus en plus difficilement supportables, que je touche à l’impossibilité de continuer, à l’absence de courage d’aller. Quand je passe des nuits blanches. Avant les nuits blanches étaient des folies mais aujourd’hui elles sont une confrontation à un vide, à une extrême lucidité effrayante, à une fatigue qui prend le pas sur tout. C’est toujours lié à la chimie. Dans mon parcours le suicide n’est pas une solution possible. Au contraire, je pense que je suis un guerrier. C’est dans la confrontation jusqu’au bout que se situe mon combat. Je n’ai jamais eu cette fascination face au fait d’en finir. Mais par contre ce qui me sauve, c’est que je ne me compare jamais aux filles. J’ai toujours conscience d’être dans une configuration totalement différente de la leur. Elles, toutes, parmi les centaines de femmes que j’ai connues il n’y en a pas une qui est arrivée là par vice ou par goût : ce sont toujours des violences infligées qui ont fait qu’elles en sont arrivées à être ouvertes à la violence du monde. C’est très différent. Moi, sans en avoir ni la nécessité ni l’obligation, j’avais cette volonté de me plonger dans la nuit du monde. J’avais ce désir d’absolu. Ç’a été un choix. Un choix en partie politique (on l’a évoqué), en partie romantique (disons à travers la littérature), en partie nihiliste (je pense au punk et à l’adolescence), et c’était en partie aussi un transfert. Le mot est trop psychologique, mais disons une dérive. Le fait d’avoir été très croyant à l’adolescence, jusqu’à commencer de me préparer à devenir prêtre, cela a dérapé. En quelques mois suis passé de la religion au militantisme et à l’anarchisme…

[F . L. ] Tu as lu alors des gens comme Jacques Ellul ou Ivan Illich ?

[A. d’A.] Non. J’étais dans la mouvance de la fédération anarchiste. J’étais très impliqué dans les mouvements autonomes, et dans la nébuleuse autour des Brigades Rouges et de la Bande à Bader. On allait dans des manifs extrêmement violentes dans toutes les villes européennes. L’autonomie n’était jamais un militantisme purement politique : tout passait par la violence de la présence dans la rue. Ça allait du pillage à la destruction de magasins en passant par la confrontation avec la police et les services d’ordre. Je me suis battu physiquement avec tous les services d’ordre, depuis les partis fascistes jusqu’à la CGT ou au parti communiste, et jusqu’au parti gauchiste de l’époque. C’était une confrontation d’hommes, seuls contre tous.

[F. L.] Toujours dans cet entretien avec Léa Bismuth, tu exclus tout penchant pour la spiritualité…

[A. d’A.] En effet. Je me suis même radicalisé sur ce point. Aujourd’hui je suis dans une anti-religiosité absolue. J’ai conscience de m’ancrer sur des positions qui peuvent être révoltantes. Hier soir j’écrivais quelques mots à ce sujet à une personne qui pour diverses raisons est proche de la religion, et ce qu’elle ressentait c’était que je l’accusais de meurtre. Je suis dans une revendication, dans une violence et dans un désir de confrontation au-delà du rationnel. En tant qu’athée, j’ai une hargne, une rage ! C’est une guerre que je vis et que je mène au jour le jour. Sans entrer dans les détails, cette question de la religion est pour moi aujourd’hui extrêmement cruciale, à vif, violente. Ce n’est pas seulement une violence subie : j’ai aussi une violence en moi qui ne demande qu’à être exprimée, et sans trop de désir ni de parcimonie ni d’équilibre. Pour l’instant je suis plutôt dans une recherche de méthode, de stratégie, de moyens, de cibles, mais il y a une urgence qui se pose à moi.

[F. L.] Ce dont tu parles, c’est la religion. Ce n’est pas la même chose que la spiritualité. Mais en expliquant que les choses doivent s’ancrer dans un réel très palpable, peut-être cela répond-il en creux à la question de la spiritualité…

[A. d’A.] Pour moi, religion, spiritualité, croyance : tout cela n’est que spéculation inutile. Il n’y a pas franchement le temps de se perdre en conjectures. Nous n’avons accès à aucune explication possible. Après trente ou quarante années d’athéisme c’est toujours aussi à la fois drôle et révoltant de voir à quel point les gens peuvent s’inventer des réponses précises et qui se nourrissent de leur propre logique. Je trouve que c’est déjà assez compliqué et assez beau de devoir résister au vide et de devoir s’inventer face au vide. Donc spiritualité ou pas, je ne sais pas, mais ça ne m’intéresse pas…

[F. L.] Compris. Par contre dans cet entretien avec Léa Bismuth il y a un mot qui fait pour moi partie du registre spirituel et que tu n’exclus pas obligatoirement, c’est celui de « compassion ». C’était il y a bientôt quatre ans. Tu as fait du chemin avec ce concept ?

[A. d’A.] Oui, je suis quelqu’un il me semble de profondément compassionnel. Oui, j’ai une capacité d’empathie extrême. Cela ne renvoie absolument pas à la spiritualité mais est de l’ordre de la communauté. C’est pour cela que je parle de communauté choisie. La communauté, ce n’est pas là où je vis : la communauté, c’est l’humanité envers laquelle je me sens redevable, qui me nourrit, qui m’a accueilli, qui m’a appris…

[F. L.] Tout cela est bien loin du nihilisme…

[A. d’A.] Non, mais nihilisme…

[F. L.] Je ne dis pas que tu as revendiqué ce mot, mais une certaine parole sur la photographie peut y enfermer ton travail.

[A. d’A.] Pour moi, mon boulot n’a rien de nihiliste. Après, est-ce qu’il y a une tentation, une dérive possible, une probabilité… C’est sans doute possible, mais cela viendrait plus de l’épuisement. Car quels que soient l’empathie ou le désir de communauté, il y a aussi à l’œuvre quelque chose qui est de l’ordre de l’épuisement, ou de l’assèchement plutôt. Je ne peux pas prétendre aujourd’hui avoir l’innocence et la capacité d’amour que j’avais il y a quarante ans. Par contre je me répète tous les jours cette nécessité, de ne pas perdre cela.

[F. L.] En t’écoutant me parler aujourd’hui, j’ai une impression plutôt positive, je veux dire s’agissant de ta volonté de continuer à avancer…Contrairement à ce que j’éprouve dans les textes repris dans Désordres

[A. d’A.] Oui mais c’est le cours de la conversation. Avant que tu viennes, hier soir j’ai dû débarquer ici à minuit et demi, j’ai dû dormir une heure entre cinq et six heures du matin. Pour le reste, j’ai eu plusieurs fois la même personne au téléphone au cours de la nuit, qui est à l’autre bout du monde et à qui je me raccrochais… Parce que tout ça [Antoine désigne la table jonchée de seringues et de capsules], c’est la nuit dernière. Ces quelques appels à la même personne, ces quelques dizaines de minutes au bout du fil, c’était le dernier rempart contre la folie. Quand je dis « la folie », c’est un tel degré de solitude, un tel degré de peur, une telle incapacité à gérer la pensée qui déraille, les sentiments qui explosent, la violence qui me bouffe moi-même… On n’a pas le temps d’entrer dans le détail mais…

[F. L.] Entre…

[A. d’A.] Des violences vers l’intérieur, vers l’extérieur, quelque chose de très complexe, qui fait que je suis à un cheveu de perdre les pédales…

[F. L.] Ça veut dire quoi, perdre les pédales ? Tu les perdrais comment ?

[A. d’A.] Perdre la raison. Plusieurs fois je disais à cette personne cette nuit : donne-moi juste quelques secondes…. Parce que parfois quand on parle avec les gens on est dans des habitudes de conversation, de langage, de communication plutôt, qui font qu’on peut se faire écho, on peut s’entraîner. Et là au contraire j’avais besoin de quelqu’un qui me fasse redescendre ou remonter, je ne sais, mais qui me ramène à la réalité. Et cette personne-là hier soir, qui est la même femme qui m’a quitté il y a quelque semaines, avait du mal à me donner cette force de revenir à la raison. Non pas une raison formatée, mais un peu de raison qui permette de passer la nuit. Quand je dis « la folie », c’est très concret. C’est vraiment la pensée qui déraille, l’envie de me foutre en l’air, on en parlait tout à l’heure, ce n’est pas loin parfois, à cause de la descente. Quand je suis par exemple avec Lee au Cambodge et qu’on se défonce, je fais des images en même temps de sorte que cette violence est canalisée dans un geste qui me permet, qui nous permet d’aller quelque part, d’en faire quelque chose d’autre, de le vivre à différents niveaux. Cette nuit j’étais tout seul. Aujourd’hui je n’arrive pas à fermer les bras. L’infection, les veines éclatées, pas moyen d’arrêter… La pensée qui se mélange… Demain j’ai dit oui pour aller filmer les migrants dans une ville que je ne connais pas. Dans une semaine je suis au Cambodge… Cette incapacité à faire des images peut être intéressante d’un point de vue théorique à un moment donné dans un parcours photographique. Mais au jour le jour, cela veut dire que tu as un appareil, que tu vas quelque part, et que c’est bien au-delà de la page blanche de l’écrivain : il y n’y a même plus de désir. On revient à tout ce dont cette femme parle dans le film. Même si c’est dit comme c’est dit, parfois de façon trop poétique, sur le fond ce qu’elle dit, c’est que je suis arrivé à une incapacité de sortir de cette violence. Que je suis pris dans mon propre geste. Elle le dit et le redit. Elle le dit trop peut-être : il y a une heure et quart dans le film rien que de sa parole. Le plan où je suis debout, courbé, en Inde, en train de m’injecter un truc et que je suis incapable ni de tomber ni de rester debout, qu’il n’est même plus question d’avancer, il est seulement question de… de rester…, ce n’est pas juste de la poésie ou de l’allégorie. C’est d’une telle violence ! C’est du rien. Qu’est-ce que tu fais du vide ? C’est tout en désordre. Ce n’est pas non plus la pure force de la chimie : c’est aussi que si je demande à quelqu’un d’examiner et de quantifier l’étendue de l’échec, j’ai aussi envie d’aller au bout de l’échec. J’ai envie d’aller au bout de ce désir narcotique, au bout de cette, on ne parle même plus de jouissance, au bout de cette…

[F. L.] Spirale ?

[A. d’A.] Spirale.

[F. L.] Mais est-ce que le bout n’est pas déjà atteint ?

[A. d’A.] Si, si ! Sauf que précisément il est question de spirale, donc il n’y a pas de bout. Cela veut donc dire qu’il faut aller au bout de l’absurdité de cette répétition du même geste, parce qu’on ne sent plus rien…C’était encore plus violent au Pérou, où nous avons passé un mois ensemble dans une consommation de cocaïne quasiment pure. J’étais au stade de m’injecter dans le sang cinq grammes par nuit de cocaïne.

[F. L.] Je n’ai pas d’idée de ce que cela représente…

[A. d’A.] Oui… L’important de cela c’est que le trentième jour, quand j’avais cinq grammes dans le sang je n’arrivais pas à ressentir, à aucun moment sur les huit ou dix heures que pouvait durer la nuit, ce que je ressentais le premier jour avec un centième, ou un cent cinquantième de cette quantité. C’est-à-dire qu’à partir du premier fix le reste n’est qu’une lente dégringolade où le corps et l’esprit se jettent éperdument et frénétiquement…

[F. L.] Et quand tu sors de là tu as encore la force de reprendre l’avion ?

[A. d’A.] C’est d’une violence extrême. Cela fait longtemps que je suis suivi en France à ce niveau. Les médecins me donnent de la morphine pour m’aider à redescendre. Donc quand je pars au Pérou je pars en sachant qu’au bout du mois je passe de la cocaïne à la morphine. Parce que sinon je suis un pot de marmelade que tu balances contre le mur… Il n’y a pas d’autre option que d’anesthésier, à forte dose, tout le corps… Ce qui reste très violent. C’est un peu l’état où je suis de façon normale quand je suis ici en France, mais c’est mille fois préférable à être lâché dans une abstinence forcenée.

[F. L.] Ton train part bientôt, il va falloir y aller. J’apprécie la lenteur avec laquelle tu as exploré ta réalité. Alors puisqu’il s’agit de lenteur, peut-être pour terminer puis-je te donner une phrase, tu me diras si elle te fait réagir. C’est une phrase de Nicolas Bouvier dans l’Usage, que j’avais citée en exergue de mon livre l’Usure du Monde : « Il ne faut pas oublier ceci : il y a dans toute entreprise une part de supercherie qui, une fois le résultat atteint, se transforme en vérité. »

[A. d’A.] C’est absolument, fondamentalement vrai. En fait tout n’est qu’un antidote à cette possibilité… Il suffirait que je mette dans cette pièce une télévision et que je l’allume sur TF1 pour que tout ce que j’ai essayé de construire en quarante ans s’effondre devant ma capacité à devenir l’esclave d’une image qui bouge en rose bonbon. Mais ce n’est pas une supercherie. Je ne suis pas dans le mensonge ou le déni de cette fragilité… C’est pareil si quelqu’un me disait : prends cinquante mille euros et fais-moi une photo de la devanture de cette banque, je le ferai probablement parce que je ne suis pas dans les principes. Mais si quelqu’un me disait : prends dix mille euros, fais ce geste-là et jusqu’à la fin de ta vie tu n’auras plus…, je ne le ferai probablement pas parce que je peux trouver cet argent autrement.

Bon, je commence à m’effrayer moi-même de ce que je peux vouloir dire avec des mots… Supercherie… Est-ce que je ne suis pas moi-même le prisonnier de ce que j’ai énoncé ? Est-ce que tu ne deviens pas malgré toi le prisonnier de tes propres logiques ?… Probablement… Mais en même temps, n’est-ce pas mieux que de subir des forces extérieures ? Avec les filles, bien sûr il y a des moments creux où tu manges des currys dans des petits restos en Asie, des moments de petits bonheurs banals… C’est comme tout à l’heure le fait d’acheter miroir… C’est compliqué, mais pour moi ce ne sont pas des mensonges, ce sont juste des moments qui ne rentre pas dans la construction…

[F. L.] Ça rejoint ma question du début sur le statut de ces moments-là.

[A. d’A.] Souvent les filles me reprochent cela : de montrer une vision monolithique, partiale, de la réalité, et de ne pas montrer les jolis moments où on rigole… C’est un problème de priorité de narration. Mais ce n’est pas du mensonge. D’ailleurs tout mon boulot, toute cette violence et cette douleur dont on parle, c’est une question de langage, de commentaire. Ce que je montre n’est qu’une succession de moments de plaisir, d’extase, d’orgasme, de jouissance narcotique… je ne photographie pas des gens en train de mourir. Ou si, mais pas uniquement des gens en train de mourir ou de se tuer. Je photographie des gens en train de baiser, en train de sentir. Il n’y a pas non plus là de mensonge. Mais effectivement la phrase est très belle, dans le sens où « supercherie », cela signifie que tout cela est une construction.

[F. L.] Dans l’esprit de Nicolas Bouvier je crois que c’est exactement cela qu’il veut dire.

[A. d’A.] Et donc peut-être que ces six mois par an où il rentrait et était « férocement sédentaire », c’est cela aussi. C’est comme mon jardin. Les deux trois personnes qui sont venues ici cet été, parce que j’étais en train de construire le petit mur et d’arroser les plantes, toutes ont pris ce geste au niveau de la blague : Ah ! Tu te fous en l’air, mais tu jardines… Même si ce sont des amis, je ne suis pas sûr que ces personnes se rendent compte qu’il n’y a là rien de contradictoire. Ce n’est pas le fait de vivre comme je vis qui m’empêche de planter un arbre ou d’acheter un miroir.

[F. L.] On en reste là ?

[A. d’A.] On en reste là.

 

*

 

Un jour, il y a bientôt quinze ans, à la ferme du Trou à la vache à Ittre près de Bruxelles, j’ai connu un homme qui savait par cœur des poèmes entiers d’Henri Michaux. Il me parla des Quattro pezzi su una nota sola, les Quatre pièces pour une seule note du compositeur et poète italien Giacinto Scelsi (1905-1988).

Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à ces pièces en réfléchissant au sens que pourrait avoir une conversation avec Antoine d’Agata et la publication de sa retranscription. Peut-être une réponse à cette question est-elle à chercher du côté de la notion d’obsession, ou de celle de répétition, de négation. Toujours est-il qu’en préparant cette conversation je réécoutai Scelsi, et le relus, et y vis une brèche possible dans la sombreur.

 

Une fois
par nuit
à mesure d’homme
monte la peur
sur une lame lisse
le poids s’en va
qui est-ce
qui est-ce
agrippés
sur l’onde
du passé
il faut pourtant
glisser
engloutis
surnageant
douleurs
à la chaîne et
masques brisés
devant la porte
où tremble l’avenir

une fois
par nuit
à mesure
d’homme
brille l’infini
sur une lame
lisse

– Giacinto SCELSI

 

 


(1) Titre d’une exposition consacrée à Guy Debord à la Bibliothèque Nationale de France du 27 mars au 13 juillet 2013. Présentation disponible en ligne sur http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/calendrier_expositions/f.debord.html.
(2) Léa Bismuth, « Antoine d’Agata : la photographie comme art martial », Artpress, n° 397. Disponible en ligne (édition abonnés) sur : http://www.artpress.com/2013/01/22/antoine-dagata-la-photographie-comme-art-martial.


Photographie : Antoine d’Agata, Arles, printemps 2013.