Sommes-nous complices ? on verra plus tard…


Par Jörg Colberg

En 1993 au Soudan, le photographe Kevin Carter photographiait un enfant famélique, un vautour en arrière-plan. L’image a fait grand bruit pour toute une série de raisons. En particulier, le photographe s’est vu accusé de n’être pas venu en aide à l’enfant. Un peu moins d’une année plus tard Carter se donnait la mort. Dans son message d’adieu on pouvait lire ceci : « je suis hanté par les souvenirs précis des tueries et des corps, de la colère et de la douleur (…) les souvenirs d’enfants affamés, blessés, de malades excités de la gâchette – policiers pour la plupart –, de bourreaux… »

En 2016, la personne d’Omran Daqneesh s’ajoutait à la liste des milliers et milliers de victimes de la guerre en Syrie. Il fut sauvé des ruines d’une maison bombardée et emmené vers une ambulance toute proche. Une vidéo et des photographies montrant l’enfant de cinq ans en état de choc assis à l’intérieur du véhicule ont fait le tour du monde. Alex Myteberi, un garçon américain à peu près du même âge, a vu ces images et a écrit une lettre à son président qui s’en fut la partager aux Nations-Unies. Le jeune Américain fut invité à rencontrer son président (1).

Je ne suis pas parvenu à trouver d’information en ligne sur ce qu’il est advenu du garçon syrien. De l’enfant soudanais, l’article cité plus haut nous apprend que les recherches suggèrent que l’enfant aurait alors survécu, mais pour mourir de la malaria 14 ans plus tard.

Les leçons les plus flagrantes qu’on peut tirer de tout ceci ne sont pas forcément celles qui m’intéressent. Qu’on me permette néanmoins d’en citer l’une ou l’autre. Pour commencer, deux enfants ayant fait l’objet d’une attention formidable de la part de tous les médias du monde (occidental) sont désormais réduits au rang de simples marionnettes que nul ne connaît plus que pour le rôle qu’ils ont joué dans ces photographies emblématiques. De telles photographies peuvent beaucoup mais, semble-t-il, moins pour les personnes représentées que pour celles qui sont y impliquées à d’autres titres : auteurs ou spectateurs. Lesquels trouvent souvent dans ce qui est représenté l’occasion de régler leurs comptes – fidèles à l’esprit du geste photographique consistant à créer un artéfact à partir du monde réel.

Nous prétendons nous intéresser à ce qui est représenté. Mais trop souvent nous discutons de la représentation, de la manière dont une chose est représentée – comme si cela, et cela seul, était pour toujours la question déterminante. Nous discutons de la pertinence éthique de montrer la chose ou la personne photographiée – comme si ne pas montrer pouvait abolir un problème ou une injustice.

Non que la photographie soit forcément inoffensive. Photographier peut vouloir dire exploiter. C’est une question dont il convient de parler. En même temps, vu ce que la photographie est et ce qu’elle fait, une photographie qui exploite quelqu’un ou quelque chose ne fait souvent qu’ajouter le mal au mal : elle est une exploitation de celui qui est déjà exploité. L’histoire de la photographie est jalonnée d’exemples de cette sorte.

Ce que nous faisons quand nous discutons d’exploitation par la photographie est pertinent. Il n’en demeure pas moins que ce faisant, nous nous exemptons généralement de discuter de l’autre exploitation, plus élémentaire, plus répandue et moins visible. Nous voudrions qu’on nous dise que l’enfant soudanais affamé a pu gagner un centre de distribution de nourriture. Le jeune Alex Myteberi, lui, voulait un peu plus que cela. Il a demandé à l’homme le plus puissant qu’il connaisse, le président, d’inviter chez lui l’enfant victime du bombardement. Il n’a pas demandé si Omran Daqneesh avait pu rejoindre un hôpital ou s’il avait été recueilli quelque part, il a offert sa propre maison. Contrairement à nous, adultes, Alex Myteberi ne sait pas encore que l’image est un artéfact. Il est dès lors incapable de mettre de côté sa sollicitude pour la personne représentée et de se focaliser sur l’image plutôt que sur ce qu’elle montre, et sur comment ce qu’elle montre suggère une injustice plus grande encore.

Une autre façon de voir les choses est de dire qu’en tant que spectateur, généralement nous ne voulons pas être complice. Nous ne voulons pas assumer les conséquences de notre propre implication, même si celle-ci est indirecte. Nous ne voudrions évidemment pas être tenus pour responsables si cet enfant soudanais mourait et était mangé par le vautour – même si, indirectement, en tant qu’Occidentaux, nous portons une part de responsabilité dans le fait que de telles conditions de vie ont existé et continuent d’exister en Afrique. Pareillement, nous ne voulons pas être tenus pour responsables de la mort des enfants syriens.

Les photographies telles que celle dont il est question ici peuvent influencer notre propre non-volonté d’être complice ou notre volonté d’agir. Une étude récente a montré que la publication et la diffusion à grande échelle de la photographie montrant un autre enfant syrien, cette fois étendu mort sur une plage en Turquie, a entraîné un sursaut de dons à la Croix-Rouge. S’appuyant sur des données du bureau suédois de l’organisation, l’étude montre que « le nombre moyen de dons quotidiens versés au fond pour les réfugiés syriens mis en place par la Croix-Rouge suédoise a été multiplié par cent » dans la semaine qui a suivi la mort d’Alan Kurdi. Mais cet intérêt est rapidement retombé.

Nous ne sommes parfois même pas conscients de la quantité d’injustices dont nous sommes complices dans ce monde. Tant que nous ne sommes pas amenés à les voir (elles, ou leur conséquences directes ou indirectes), nous ne sommes pas confrontés à ces réalités qu’on préférerait sans doute ignorer. Voir fait toute la différence. On peut faire toutes les déclarations qu’on veut sur la guerre civile en Syrie ou sur la question des réfugiés en général. Mais lorsque s’y ajoute le visage d’un enfant de cinq ans qu’on vient d’extraire des décombres, quelque chose se passe, et l’émotion fait que nous nous sentons plus concernés que d’habitude.

Souvent alors, on cherchera quelqu’un sur qui se défouler. Par exemple le photographe en question, ce qui est un mécanisme très commun (« comment peuvent-il faire des photos alors qu’ils devraient venir en aide aux gens ? »). Si cette option est exclue (difficile d’agir ainsi si le garçon blessé est déjà assis dans une ambulance), on pourra toujours diriger sa colère contre la puissance la plus élevée possible qui, dans l’idéal, est capable de délivrer l’une de ces déclarations bien intentionnées mais inoffensives dont nous sommes friands (n’importe laquelle des déclarations d’Obama sur la Syrie fait l’affaire). Le problème de la « complicité », et particulièrement de la nôtre, nous préférons toujours le rejeter loin de nous. Qu’il atterrisse où il veut, tant que ce n’est pas sur notre seuil et tant qu’on ne nous rappelle pas notre rôle, direct ou indirect, dans l’injustice montrée sur la photo.

La vérité est que le monde est un endroit affreusement complexe. En un sens nous sommes responsables de beaucoup de choses, que nous en soyons conscients ou non. Certes cette responsabilité peut être minime. Mais elle existe. Les gadgets ou les vêtements que nous achetons sont fabriqués dans des conditions souvent horribles par des gens vivant loin de chez nous. L’argent de nos retraites peut très bien être investi indirectement dans des sociétés qui engrangent des profits énormes en exploitant autrui (nous y compris, ironiquement). Nos dirigeants versent aisément dans le lyrisme quand il s’agit d’étaler leurs bonnes intentions, mais d’un autre côté ils font le contraire de ce qu’ils devraient (il est intéressant de constater que les néo-fascistes reconnaissent ouvertement leur propre insensibilité, nous renvoyant à la figure notre propre indifférence). Ce ne sont pas là des petites questions. Ce qui est sûr, c’est que le plus facile est de ne pas s’en occuper du tout.

Puis viennent les photographies d’enfants mourant de faim, de gens réduits en miettes, de morts sous les décombres d’une usine où l’on fabriquait nos t-shirts à trois sous. Si la photographie excelle à une seule chose, c’est bien à court-circuiter tous ces mécanismes mentaux que nous avons établis pour tenir l’horreur à distance de nous. Francis Bacon expliquait ainsi ce qui l’intéressait dans son travail : « [quand on est privé de tradition, comme tout artiste l’est aujourd’hui], on ne peut que chercher à enregistrer ses sentiments face à certaines situations, en restant aussi fidèle que possible au système nerveux qui nous est propre. » (2) On peut établir une corrélation avec la façon dont fonctionnent les photographies, à ceci près que ce qu’elles mettent en lien avec nos sentiments, d’une manière « aussi fidèle que possible au système nerveux qui nous est propre », c’est le monde réel. C’est là leur force – et c’est là leur malédiction.

Nous ne pourrons jamais résoudre tous les problèmes du monde, d’autant moins si nous ne sommes doués que des capacités extrêmement limitées communes à 99 % de la population. Mais, et ce sera ma conclusion, ce que les photographies nous disent sur comment nous y sommes impliqués, comment nous en sommes complices, même de façon ténue, cela, il nous faut l’écouter. Il nous faut l’écouter car il est absurde d’accuser les photographes, et absurde d’attendre de nos dirigeants qu’ils apportent des solutions à nos problèmes (et ce sera plus manifeste encore après le 20 janvier 2017 (3)). Notre complicité est peut-être insignifiante, mais nos actes peuvent l’être davantage.

Pourtant il faut des actes.

John Berger, disparu récemment, clôturait par ces mots un texte de 1972 intitulé « Photographs of Agony » (Photographies de l’agonie) : « La confrontation avec la photographie d’un moment d’agonie peut cacher une confrontation combien plus importante et urgente. D’ordinaire, les guerres que nous sommes amenés à voir sont conduites en “notre” nom, directement ou indirectement. Ce que nous voyons nous horrifie. L’étape suivante devrait être de nous questionner sur notre manque de liberté politique. Dans les systèmes politiques tels que nous les connaissons, nous n’avons aucun moyen légal d’influer effectivement sur le cours des guerres menées en notre nom. Prendre la mesure de ce que cela signifie, et agir en conséquence : voilà la seule manière efficace de répondre à ce que nous montre la photographie. Mais la double violence du moment photographié agit en réalité contre cet objectif. C’est pour cette raison qu’elles peuvent être publiées impunément. » (4)

Le défi que nous pose John Berger – atteindre à la compréhension de ce qui est montré et « agir en conséquence » –, est toujours valide. Cette impunité doit cesser. Et si elle ne le peut, elle doit être amoindrie. Nous ne pouvons plus nous contenter des éternels arguments, ineptes, selon lesquels telle ou telle photographie exploiterait son sujet, cependant que perdure l’immense exploitation qu’elle documente.

 

 


(1) Pour ces références fournies en lien dans le texte, ainsi que celles qui suivent : texte en anglais uniquement (ndt).
(2) Le lien dans le texte renvoie à un extrait en anglais d’entretiens menés avec Francis Bacon par David Sylvester entre 1962 et 1986. Ils ont été traduits en français par Michel Leiris et réédités chez Flammarion en 2013. N’ayant pas ce livre à ma disposition, c’est moi qui traduis la citation (ndt).
(3) Date de l’investiture de M. Trump à la présidence des États-Unis, où vit Jörg Colberg (ndt).
(4) Ce texte de John Berger est paru ensuite en 1980 dans le recueil About Looking. Il a peut-être été traduit en français mais je n’en ai pas trouvé de référence malgré mes recherches. C’est donc moi qui traduis. Le lecteur familier de l’anglais peut lire l’intégralité de l’article « Photographs of Agony » sur : https://sites.uni.edu/fabos/seminar/readings/berger.pdf (ndt).


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en mai 2017.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 13 mars 2017 sur Conscientious Photography Magazine.