Pourquoi faut-il toujours qu’il y ait un sujet ?


Par Jörg Colberg

Je suis assailli au quotidien par un déluge d’images banales, rassemblées en projets « sur » tel ou tel « sujet ». Les photographies aujourd’hui doivent systématiquement « avoir un sujet ». Les images ne peuvent jamais simplement être des images.

Qu’on ne se méprenne pas : une série d’images, au bout du compte, doit vouloir dire quelque chose. Une série d’images arbitraires qui ne veut rien dire n’est que cela : une série d’images arbitraires. Elle ne m’intéresse guère plus que les projets banales. Néanmoins, si une série d’images veut dire quelque chose, ce n’est pas pour autant qu’elle porte « sur un sujet ». L’histoire de la photographie abonde d’exemples de praticiens dont le travail repose sur des séries d’images individuelles.

Alors où est le problème ?

J’ai parfaitement conscience que mes étudiants actuels et à venir pourraient être tentés d’utiliser ma parole contre moi. Ce sont des choses qui arrivent tout le temps. En attendant, celui qui est incapable de m’expliquer ce que ses images veulent dire n’ira pas bien loin.

Cela étant clarifié, les origines du problème du sujet en photographie sont certainement multiples. La première étant le médium lui-même – cette machine qui enregistre ce qui se passe dans le monde (ou cette machinerie, si l’on considère le processus global, de la prise de vue au post-traitement). Au niveau le plus élémentaire, cet enregistrement a un sujet, à savoir ce qui est représenté. Il n’y a là rien de problématique. Mais ce n’est pas exactement à ce niveau que la question m’intéresse.

La difficulté, c’est de passer au niveau supérieur. C’est d’être capable de prendre des images qui, sorties de l’océan de la médiocrité, émouvront davantage de lecteurs que vos amis ou votre famille. Mais comment faire ? Qu’est-ce qui vous intéresse ? Pourquoi une image est-elle plus forte qu’une autre ? Voilà des questions extrêmement difficiles. Pour avancer vers une réponse, une bonne béquille consiste à se demander sur quel sujet portent les images une fois rassemblées. En tant qu’outil pédagogique, le « sujet » fonctionne à merveille – au même titre que les petites roues du vélo.

Les photographes sont en général assez doués pour rejeter sur d’autres la responsabilité de leurs problèmes. Quand ce n’est pas la faute des écoles si les projets doivent « avoir un sujet » (les programmes d’études artistiques sont un excellent bouc émissaire), c’est bien sûr celle des commissaires. Et des critiques, évidemment. Et des blogueurs. Et des galeristes. Et des collectionneurs… N’importe qui en vérité, qui ne soit pas photographe mais jouisse d’une certaine forme d’importance (réelle ou fantasmée) dans le monde de la photographie.

J’imagine que le lecteur voit où je veux en venir. Chacun a sans doute déjà lu ce genre de choses sur Internet : « que ne pouvons-nous revenir au bon vieux temps de Garry Winogrand où le photographe solitaire (et majoritairement mâle) parcourait le monde en quête d’images ! Les maux dont souffre aujourd’hui la photographie disparaîtraient instantanément ! » Peut-être. Mais ce n’est pas possible. Et c’est très bien comme ça. Si toutefois vous désiriez suivre cette voie, allez-y ! Grand bien vous fasse ! Cela ne vous dispensera pas de produire des images qui veuillent dire quelque chose, même si elles ne portent pas « sur un sujet ».

Néanmoins, rejeter la responsabilité sur les acteurs gravitant autour de la photographie n’est pas si aberrant que cela. Il y a une ironie manifeste à ce que ce médium, qui a tant fait pour être pris au sérieux à l’égal des autres disciplines, déplore à présent toutes sortes de phénomènes qui ne sont que les conséquences de ses efforts. Les photographes auraient peut-être pu y penser plus tôt.

Polémique mise à part, le « sujet » facilite la tâche de tout le monde, pas uniquement celle des professeurs. Il y a par exemple une nouvelle génération de commissaires dont beaucoup sont dépourvus de tout bagage photographique, étant plutôt issus de formations en histoire de l’art ou en conservation. Rien d’étonnant à ce que de tels acteurs aient souvent du mal à comprendre la photographie. Discourir sur un « sujet » leur est clairement d’un grand secours (surtout s’ils peuvent enrober ce discours d’une dose inutile de jargon artistique prétentieux).

À l’autre extrémité du spectre se trouverait alors le public peu exposé à la photographie. Celui des lecteurs qui, devant un livre d’images, continuent de présumer qu’elle parlent d’« un sujet ». Simplement parce qu’il est tout à fait légitime et efficace de s’attendre à ce qu’un livre, quel que soit ce que le mode d’expression de son auteur (texte, images, texte et images…), « ait un sujet ». De ce point de vue le « sujet » renvoie essentiellement à notre désir d’être humain que le monde fasse sens et ne soit pas une simple accumulation de choses arbitraires éventuellement menaçantes.

Le sujet en lui-même n’est pas forcément mauvais, de toute évidence.

Mais comme je le faisais remarquer plus haut, il l’est quand même trop souvent. Une multitude de projets photographiques ont ainsi pour sujet des problématiques sociales ou autres tout à fait légitimes. S’il y a par exemple une cause à laquelle je puis être sensible, c’est bien la lutte pour davantage de justice sociale. Néanmoins, si la photographie est le vecteur de cette cause, quelque chère qu’elle me soit, des images médiocres ne m’y rallieront pas.

Ce que je vois, c’est un flux de projets guère mémorables, constitués de photographies médiocres, qu’on a clairement gonflés pour qu’ils aient l’air de traiter d’un sujet – sujet généralement simpliste, facile à comprendre, facile à assimiler. Si j’en crois mes camarades et collègues critiques, je ne suis pas le seul à avoir cette impression.

J’imagine dès lors que ce qui me gène dans les images « ayant un sujet », ce n’est pas l’idée elle-même. C’est le fait que bien trop souvent les images s’avèrent mauvaises, simplement parce que le photographe s’arrête de travailler dès que ses images lui semblent traiter du « sujet » qu’elles sont supposées traiter. Mais ce n’est pas du tout comme ça que les choses fonctionnent. On ne met pas des petites roues à un vélo pour apprendre à rouler à vélo avec des petites roues. On met des petites roues pour pouvoir s’en passer le plus vite possible !

En d’autres termes, il y a une grande différence entre une série d’images exceptionnelles « ayant un sujet » et une série d’images quelconques qui ne tiennent ensemble que par leur sujet. Les dernières étant les plus fréquentes. En fait c’est nous, collectivement, qui permettons trop facilement aux photographes d’échapper à ces questionnements, en particulier parce que nous nous contentons trop aisément d’une photographie qui confirme notre système de pensée au lieu de le remettre en question.

Je le dis sincèrement : je sais en quoi je crois, et je suis même convaincu d’avoir raison. Pourtant je préfère un artiste qui me remette en question à un artiste qui me confirme dans mes convictions, parce que je sais que je pourrais aussi bien avoir tort. Et l’expérience m’a appris que je désapprouverais aujourd’hui sur une certain nombre de points celui que je fus naguère. Me confronter à l’art est une des manières par lesquelles j’essaie de mûrir, d’apprendre, et si possible de devenir une meilleure personne.

Mais si on me demande de regarder une série d’images médiocres portant sur tel sujet, cela ne m’intéresse pas. Si je suis déjà en accord avec le point de vue émis sur ce sujet, à quoi bon ? Je n’ai pas un ego si versatile qu’il réclame des images pour confirmer ce que je pense. Et s’il s’agit d’un point de vue avec lequel je suis en désaccord, comment voudrait-on que je laisse les images le remettre en question, puisqu’elles ne sont pas assez bonnes pour cela ? Qui a envie de regarder des images médiocres ? La vie est trop courte.

En fin de compte, la question n’est donc pas tellement de savoir si les images portent ou non sur un sujet. Ce qui m’intéresse davantage, c’est que ce soient les photographies qui tiennent le rôle principal, non le baratin qui les accompagne, dont le sujet est peut-être l’aspect le plus visible. Je veux que me revienne la tâche de comprendre ce qu’on me montre, pas qu’on me le serve sur un plateau.

Donnez-moi envie de regarder vos images. Ouvrez-moi l’appétit ! Donnez-moi envie de découvrir quel est leur sujet, plutôt que d’essayer d’utiliser le ciment du « sujet » pour donner une consistance à un matériau médiocre.

Il nous faut aussi recommencer à considérer plus franchement des œuvres qui ne jouent pas le jeu habituel du sujet. La photographie ne doit pas exister uniquement sous forme de projet. Tant qu’une série d’image veut dire quelque chose, sans qu’elle se réfère d’emblée nécessairement à tel ou tel sujet, c’est déjà très bien.

 

 


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en juin 2018.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 18 avril 2016 sur Conscientious Photography Magazine.