Pour revenir quand ?


Vranjska Banja, le nom le dit, ce sont les bains de Vranjé. Bains parce que, d’un talus bordant le ruisseau du village, sourd une eau chaude pour l’économie de laquelle on a cimenté dans ce vallon un bassin où les Tsiganes mettaient à mollir sous les étoiles, plutôt que leurs corps, les carcasses des moutons et des dindes qui rôtiraient bientôt à leurs fêtes.

Mais bains aussi parce qu’il y a, dans un grand hôtel froid et sans clients, un peu plus loin sur la berge, des thermes renommés où l’on n’accepte que les humains. Ce sont de hautes salles de bains carrelées de vert qui sentent le soufre et le temps qui passe. Un homme circule pour ouvrir les vannes et les refermer puis nous laisse seuls. Point de laveur comme en Iran. Ni de fumigation. Juste la vapeur de l’eau qui sort des robinets à quatre-vingt-treize degrés. La baignoire remplie, on n’y voit plus rien. Il ne reste qu’à faire la besogne soi-même et déposer dans cette eau sa fatigue et ses doutes… Sur cette entreprise par exemple, et ces amitiés que nous provoquions par un suspect caprice de pouvoir appeler voyage ce déplacement et d’en remplir les jours d’une matière racontable. Ces amitiés nées de rien qui ne demandaient qu’à grandir et nous débordaient, mais que nous devions endiguer aussitôt – puisque nous étions toujours en partance et pour revenir quand ? –, et ranger dans un méandre pas trop visible de notre cœur qu’elles alourdissaient de sédiments instables, de souvenirs presque uniquement larmes, impropres à nulle construction. Que signifiaient ces rencontres trop hâtivement pleines ? Rien n’eût-il pas été préférable à l’absence de cela ?…

Il faut croire que non. Que ce plein-là tire bien assez de sens de nous avoir laissés un temps fourbus de bonheur, et de ce temps le tremblant souvenir. Et que sa perte, et le vide qui s’en suit, et que la route nous répète comme une salve de petites meurtrissures au ralenti, sont peut-être en réalité ce que le voyage a de plus radical et de moins provisoire à nous apprendre, et certainement la seule de ses leçons qui puisse nous aider à accepter un jour notre immensurable solitude.

 

 


Photographie : Olga aux bains publics, Vranjé, Serbie, 2005.
Série L’Usure du Monde.


Extrait de L’Usure du Monde, Le Bec en l’air, 2008.