Photojournalisme et manipulation


Par Jörg M. Colberg

Il y a une expression allemande qui veut dire littéralement « poursuivre une truie à travers le village » (1). Peut-être ne souhaitez-vous pas savoir d’où elle provient, surtout si vous aimez les animaux (elle ne laisse pourtant pas beaucoup de place à l’imagination). De nos jours elle est utilisée métaphoriquement. Non pour signifier qu’une ou plusieurs personnes sont des cochons, mais pour parler d’un phénomène qui génère une énorme agitation, et où le but est en fin de compte que le vacarme et l’émoi suscités attirent davantage l’attention que les conséquences du phénomène lui-même. Au hasard : la manipulation dans le photojournalisme.

Au moment où j’écris ces lignes, un des derniers exemples en date a pour origine des photographies de Steve McCurry. J’étais en voyage pendant une bonne part de la période où ce nouveau « scandale » a fait rage, mais honnêtement je n’y aurais de toute façon pas prêté grande attention, pour des raisons que j’exposerai plus bas. Non que tout ce que qui a été écrit sur le sujet soit sans intérêt, au contraire. L’article de Lewis Bush sur cette affaire (2) en propose une des meilleures interprétations qu’il m’ait été donné de lire, et contient du reste un certain nombre de liens vers d’autres articles traitant de la question.

Il y a quelques semaines, Teju Cole avait écrit un texte à propos de McCurry où, personnellement, j’avais l’impression qu’il tirait sur l’éléphant dans un couloir un peu trop étroit. L’article de Cole ne traitait pas vraiment du genre de manipulation consistant à déplacer des pixels ou à modifier la saturation d’une image. Il soulignait plutôt le regard particulier de McCurry, un regard qui, dans le cas des photographies en questions, esthétise l’Inde d’une façon très séduisante pour le public occidental. Ensuite malheureusement, au lieu de prendre à partie ce public directement (nous reviendrons sur les raisons pour lesquelles c’est important), Cole reste du côté du photographe, le comparant avec Raghubir Singh. Il en arrive alors à une conclusion qui ne me semble pas aussi probante que peuvent le penser ceux qui ont vivement acclamé l’article.

Certes, la responsabilité de faire le travail incombe toujours au photographe. Que McCurry représente l’Inde de la manière dont il le fait dit probablement des choses sur lui. Mais je ne pense pas que cela dise des choses uniquement sur le photographe McCurry, comme le suggère Cole, excluant totalement l’homme d’affaire McCurry, qui a besoin de gagner sa vie (comme Cole, moi, et à peu près tout le monde). En réalité, McCurry a fait une carrière assez brillante dans la photographie. Pour moi, le problème de son travail n’est pas tant qu’il « manipule » ses images (soyons sérieux, les gens, c’est de la photographie). C’est que pour la plupart elles sont intolérablement kitsch. Oh, et il y a un autre problème : il existe une demande importante pour ce genre de choses (combien d’abonnés du New York Times ont-ils un de ces livres de McCurry chez eux ?).

Si un photographe excelle à fournir aux gens les images qu’ils veulent (tant aux éditeurs qu’aux lecteurs en bout de chaîne), pourquoi discuter de comment il fait pour les obtenir ? Pourquoi ne pas parler plutôt de ce que cela dit sur nous, et sur le fait que ce sont les images que nous voulons voir ? Il est visiblement bien plus facile de faire porter la responsabilité au photographe. Mais franchement, le plus souvent je n’y suis plus prêt. Cela me semble trop déloyal, et une charge trop brutale contre un photographe qui ne fait que répondre à une grande demande.

Autant j’aime la métaphore de l’empereur nu « démasqué » par un enfant, autant il y a quelque chose d’étrange et perturbant à la voir appliquée aux « scandales » photojournalistiques de ce genre. Certes, on pourrait questionner le rôle des tailleurs-tisserands, comme d’habitude. Mais je ne pense pas que ce soit le vrai sujet du conte.

Dans le cas de McCurry, heureusement, j’ai lu un point de vue très différent. A.D. Coleman a publié une lettre de Robert Dannin, qui a travaillé chez Magnum et avec McCurry à la fin des années 80. Dannin renvoie clairement à ses responsabilités l’industrie éditoriale en général, et le National Geographic en particulier. C’est le genre de discussions auxquelles nous, le grand public, sommes rarement exposés. Mais il me semble absolument évident que nous devons parler de cet aspect du photojournalisme, qui est extrêmement important : le rôle des éditeurs (qu’ils passent encore ou non des commandes aux photographes). Si les photographies de McCurry sont si kitsch, pourquoi sont-elles si convoitées par des journaux comme le National Geographic ? Que ceci nous dit-il sur l’industrie de l’édition ?

Et sur nous-mêmes ? Que ceci nous dit-il sur la manière dont nous aimons que le monde nous soit présenté ? C’est là que toutes ces discussions sur tel ou tel scandale de « manipulation » ont complètement et profondément échoué à produire rien de sensé : on peut évidemment prétendre que les photojournalistes sont ces voix indépendantes, seules à déterminer à la fois ce que les images contiennent et ce à quoi elles ressemblent. Mais sérieusement, c’est tout aussi infantilisant qu’insultant, à la fois pour les photographes en question et pour nous, le grand public.

La vérité, c’est que la manipulation est chose très courante dans la sphère médiatique, et que les photographies y jouent un grand rôle. L’essentiel de la manipulation ne vient pas des photographies per se, mais de la manière dont elles sont utilisées et présentées. Je voudrais prendre quelques exemples. Le 21juin 2016, Benjamin Chesterton (Duckrabbit) a fait remarquer sur Twitter qu’un « article » récent de Heat Street à propos de « chauffeurs britanniques attaqués à Calais par des migrants avant le référendum sur l’UE » utilisait une image qui n’a pas été prise à Calais ni dans les environs. Le lendemain l’organe de presse, appartenant à l’empire médiatique de Rupert Murdoch et dirigé par Louise Mensch, avait modifié l’image. La photographie en question a été prise par Andrej Isakovich près d’Idomeni en mars 2016. Selon la légende, l’homme en feu s’était en fait infligé ce traitement à lui-même en signe de protestation. Le même jour, le Telegraph et le Daily Mail avaient l’un et l’autre publié cette image dans des articles dont les titres insistaient tous deux sur ce fait particulier, à savoir que le réfugié s’était immolé par le feu.

Une capture d’écran de l’article du Telegraph

Une capture d’écran de l’article de Heat Street

(cliquez sur les liens pour voir les images).

Il n’est peut-être pas nécessaire d’expliquer en quoi est simplement honteuse l’utilisation d’une photographie d’un homme désespéré au point de se faire brûler, pour appuyer une campagne qui fut au moins pour moitié crûment xénophobe et raciste (et opposée à l’idée que le devoir commanderait plutôt de venir en aide à des gens qui sont dans un désespoir tel qu’il sont capables de s’immoler par le feu). Ces aspects élémentaires de la dignité humaine mis à part, il s’agit d’un cas très clair de manipulation, par un soi-disant organe d’information. Bien entendu, la manipulation ne met pas en jeu le contenu de l’image ou son apparence, mais bien la manière dont elle est utilisée, tout à fait hors contexte.

On pourrait croire qu’on a ici atteint le pire, mais non. À un internaute qui lui reprochait sur Twitter l’usage abusif de cette image, Mensch répondit (tenez-vous bien!) : « c’est juste une image générique montrant une émeute de migrants, car [le bureau de] New York n’est pas encore prêt à publier des photos de migrants s’en prenant à des Britanniques. » Non, ce n’est pas juste une image générique, comme le montre très clairement la page du site de Getty. Mais au-delà du sens littéral de cette affirmation, que quiconque puisse considérer une telle photographie comme une « image générique » dépasse l’entendement. Une autre personne prit alors Mensch à partie sur ce point précis, faisant remarquer que « publier une image en concordance avec le titre de l’article relève de la plus élémentaire intégrité journalistique », ce à quoi Mensch répondit : « Et c’est ce que j’ai fait. Lors d’émeutes de migrants, c’est l’image d’archive que nous utilisons à chaque fois. » Manifestement, les mots « intégrité journalistique élémentaire » ont un sens différent dans le monde de Mensch, qui soit n’a pas compris l’idée, soit est délibérément ignorante.

Une capture d’écran du fil Twitter de Louise Mensch (cliquez sur le lien pour voir le image).

Ce qui est clair, c’est qu’entre les mains de gens comme Louise Mensch, les photographies deviennent des outils appréciables pour manipuler un public de façon agressive. Point sur lequel il y a encore beaucoup à dire.

Alors allons-y. Voici un autre exemple. Je ne sais si vous avez entendu parler du projet Another Crimea. Pour ma part je n’en savais rien jusqu’à ce que je me rende en Pologne début juin, où beaucoup de photographes en parlaient. Another Crimea est, selon ses propres termes, « un projet artistique documentaire sans précédent. Ce sont 6 histoires vraies, par les meilleurs journalistes photographes et vidéastes au monde, membres des grandes agences MAGNUM PHOTOS, VII et NOOR. Chaque auteur a passé dix jours en Crimée au printemps ou à l’été 2014, et a capturé ses propres précieux instants de la vie criméenne. Venez découvrir l’aube de la péninsule, et le nouvel ancien chapitre qui s’ouvre pour son peuple, au-delà de toute barrière politique et idéologique. » Voilà qui semble prometteur, n’est-ce pas ? Un «  projet artistique documentaire sans précédent », avec six « histoires vraies », par « les meilleurs journalistes photographes et vidéastes au monde, membres des grandes agences MAGNUM PHOTOS, VII et NOOR. » Comme c’est excitant !

Cherchons à en savoir plus. Voici un extrait de la description de la Crimée issu de la page À propos : « La Crimée est aussi mondialement connue pour la sanglante Guerre de Crimée qui opposa au 19e siècle la Russie à une alliance formée par la République Ottomane, la Grande-Bretagne et la France, et pour la Conférence de Yalta en 1945, où le leader soviétique Joseph Staline, le président des États-Unis Franklin D. Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill entérinèrent la division de l’Europe d’après-guerre. En mars 2014, la majorité de la population ayant voté son rattachement à la Russie, la péninsule de Crimée s’est à nouveau trouvée au centre de la plus grave crise Est-Ouest depuis la fin de la Guerre froide. » Tout cela est vrai. Le seul problème est que c’est lamentablement incomplet.

Voici une autre description de la Crimée (je ne cite à nouveau qu’un extrait) : « début 2014 la Crimée s’est trouvée au centre de la pire crise Est-Ouest depuis la fin de la Guerre froide, après que le président ukrainien pro-russe Victor Ianoukovitch fut écarté du pouvoir par de violentes protestations à Kiev. Des forces soutenues par le Kremlin prirent le contrôle de la péninsule de Crimée et le territoire, à majorité russophone, vota son rattachement à la Russie dans un référendum que l’Ukraine et l’Occident jugèrent illégal. » il y a une chose que le site Another Crimea, supposé présenter une vision « au-delà de toute barrière politique et idéologique », omet simplement de mentionner, c’est l’invasion russe. Or qu’est-ce donc que l’omission de faits parfaitement connus, quand bien même contestables, sinon exactement cela : un exercice politique et idéologique ? Ainsi, dès leur texte de présentation, les auteurs d’Another Crimea posent un acte de manipulation flagrante.

Les six photographes participant au projet sont Olivia Arthur, Pep Bonet, Yuri Kozyrev, Christopher Morris, Gueorgui Pinkhassov, et Francesco Zizola. Comme je l’ai dit plus haut, je n’ai pas spécialement envie de leur faire porter une quelconque responsabilité. Chacun d’eux a sans doute réfléchi à la question de savoir s’il était judicieux de contribuer à ce qui, essentiellement, apparaît et agit comme un site de propagande russe. Leurs agences, Magnum Photos, VII et Noor, peuvent sans doute aussi s’interroger : est-ce vraiment pour cela que vous voulez être reconnues, pour alimenter par vos images un site de propagande ? Le lecteur curieux des réactions par un large groupe de photographes pour la plupart d’Europe de l’Est peut suivre ce lien.

Comme toujours, la responsabilité nous incombe à nous, lecteurs, de comprendre ce dont il s’agit. Comme l’a fait remarquer David Campbell sur Twitter (en réponse au cas de Heat Street discuté plus haut), « les photographies sont des munitions puissantes dans les combats politiques – nous avons plus que jamais besoin de vérification ». Sachant qu’il est souvent très facile de vérifier une affirmation sur Internet, il y a de l’espoir. Mais, et c’est un grand « mais », peut-on réellement attendre de chacun qu’il vérifie toute information à tout moment ? Manifestement, non – et c’est ce sur quoi comptent ceux qui font Heat Street et Another Crimea. Raison pour laquelle il est important de dénoncer de telles manipulations, s’agissant de photographies – ou d’informations très sélectives associées à des photographies.

Pour revenir aux fondamentaux, il est clair que dans toute photographie il y a une forme de manipulation du lecteur. Chaque fois qu’une photographie me fait quelque chose, qu’elle m’influence, me fait me sentir bien ou mal ou quoi que ce soit d’autre, je suis manipulé. Et pour être honnête, je n’aimerais pas qu’il en soit autrement. J’ai envie de photographies qui m’apportent et me font quelque chose. Certaines y parviennent bien mieux que d’autres.

Dans le contexte de l’information, cette propriété fondamentale du médium photographique devient un problème. Ou plutôt, car il faut être plus précis : elle devient un problème si et seulement si l’on s’intéresse à ce qui s’est imposé comme la tradition du bon journalisme. Si a contrario l’on s’intéresse au journalisme dans la veine de Heat Street, alors ces règles et restrictions embêtantes disparaissent. Je veux personnellement croire qu’au bout du compte les règles du journalisme traditionnel prévaudront toujours, surtout si l’on considère à quel point le mauvais journalisme peut être toxique (il n’est qu’à considérer la campagne du Brexit).

À supposer qu’on s’intéresse à ce que je viens de nommer « la tradition du bon journalisme », la question de la manipulation impliquant la photographie est de la plus haute importance. Elle ne peut se limiter à rester de l’ordre de la dénonciation de photographes comme Steve McCurry, qui seraient désormais, on ne sait trop comment, coupables de « manipuler » leurs photographies – alors que c’est exactement ce qu’on leur demande depuis si longtemps. Il faut au contraire élargir grandement le champ de notre sujet et y inclure le rôle des éditeurs : quelles histoires sont-elles publiées (et lesquelles ne le sont pas – c’est là où les choses deviennent beaucoup plus compliquées), et comment les photographies sont-elles utilisées ? Alors qu’à la base (dans l’idéal) les photographes ont un contrôle total sur leurs images (si tant est qu’ils vérifient la qualité du travail de leurs stagiaires) (3), une fois que leurs images ne sont plus entre leurs mains ils ne disposent plus sur elles que d’un contrôle très limité voir nul.

Il faut aussi se poser la question de ce que nous voulons et ne voulons pas voir. Il faut interroger notre attirance pour les images spectaculaires ou kitsch. Les images de ce genre sont-elles utiles pour aborder la pluralité d’histoire auxquelles nous sommes susceptibles d’être confrontées ? Ou encore : comment apprendre à mieux lire les images qui nous sont présentées, quel que soit le contexte en réalité, afin de comprendre le degré de manipulation dont nous faisons l’objet ?

Il faut se figurer qu’être manipulé n’est pas nécessairement un mal. Être manipulé n’est négatif que si les choses sont tout à fait hors de contrôle. Si, autrement dit, nous font défaut les moyens et les capacités de déceler la manipulation et de questionner ce qui se passe. Cela étant, libre à nous de décider que oui, c’est une bonne chose d’avoir été manipulé, et d’avoir appris quelque chose qui nous a fait changer d’avis. Mais nous devons accroître notre pouvoir critique dans ce processus.

Dans le monde de la photographie, nous n’acquerrons pas ce pouvoir si nous ne nous intéressons qu’à ce que font les photographes (et/ou à comment ils le dont). Nous devons élargir notre questionnement et inclure la dissémination et l’utilisation des photographies tout autant que notre propre réception des images. Je comprends bien que cela représente beaucoup de travail, peut-être même plus que nombre d’entre nous ne souhaitons y consacrer, mais finalement, la vie en démocratie, cela requiert du travail. Les démocraties doivent être défendues contre ceux qui veulent les saper. Si nous ne voulons pas faire ce travail, si au contraire nous nous satisfaisons de continuer à « poursuivre des truies à travers le village », alors les nationalistes, les xénophobes, les homophobes et les sexistes continueront joyeusement à mettre en charpie les tissus fondamentaux des sociétés où nous vivons.

 

 


(1) L’expression originale est : « eine Sau durchs Dorf treiben ». (Ndt)
(2) Texte en anglais seulement, comme l’ensemble de ceux auxquels renvoient les liens du présent article, sauf lorsque le texte original fait référence à une page Wikipédia dont existe un équivalent en français. (Ndt)
(« 3) Référence à un des articles cités plus haut, où Steve McCurry se dédouane des accusations de manipulation qui lui sont faites sur un stagiaire trop zélé qui ne travaillerait désormais plus pour lui.(Ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en juillet 2016.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 27 juin 2016 sur Conscientious Photography Magazine.