Photographie et narration


Par Jörg M. Colberg

Texte intégral (parties 1 et 2)

« Je rencontre souvent les termes récit, narration, histoire, synopsis ou structure utilisés de façon interchangeable (sur des blogs, dans des articles, des tweets ou des discussions) », écrit Ingrid Sundberg (1), « ce qui, pour ma part est source de grande confusion ». Ce constat peut s’appliquer sans problème au rapport qu’entretiennent la plupart des photographes à ces termes, particulièrement lorsqu’ils veulent travailler sur un livre de photographies. Je suis souvent confronté à cette confusion, puisque le programme de mastère de beaux-arts dans lequel j’enseigne est basé sur le livre photo – un des éléments requis pour obtenir le diplôme étant la réalisation d’un véritable ouvrage. En dehors de ce programme les choses ne sont guère différentes.

Discuter des diverses significations de ces termes peut passer pour un de ces exercices de sémantique que le monde de la photographie a tendance à dénigrer. Exercices qui peuvent certes se révéler ineptes et fastidieux – quand de fait ils le sont. Ce n’est pas le cas ici. Trop souvent, les photographes ne voient pas bien la différence disons entre histoire et narration, confondant l’une avec l’autre. Et c’est alors que les choses se compliquent.

Nous savons tous (ou pensons savoir) ce qu’est une histoire. Et la narration, c’est donc exactement pareil, c’est cela ? Eh bien, pas nécessairement. Selon le dictionnaire en ligne Dictionary.com, le mot anglais « narrative » peut s’appliquer à « 1. une histoire, ou un compte-rendu d’événements, d’expériences ou de faits similaires, véridiques ou fictionnels », « 2. un livre, une œuvre littéraire, etc. contenant une telle histoire », ou « 3. le processus, la technique ou l’art de relater les événements, ou de raconter une histoire . » (2). Ces trois significations ne sont nullement équivalentes. L’histoire racontée dans un livre photo n’est pas la même chose que le livre lui-même, lesquels ne sont pas non plus la façon dont l’histoire est racontée. Ce que je tends à constater, c’est que beaucoup de photographes utilisent le mot « narration » comme un synonyme d’« histoire » (sens 1), alors que ce qu’ils veulent signifier, c’est la façon dont celle-ci est racontée (sens 3).

En partie parce que nombre de photographes ne remarquent pas cette distinction, le concept même d’histoire peut engendrer un grand désarroi. « Faut-il que mon livre raconte une histoire ? », voilà une question qu’on me pose souvent. Manifestement, non, il ne faut pas. Mais même s’il ne raconte pas une histoire, il n’en reposera pas moins, par sa construction, sur une narration. Et cela, du fait même qu’il contiendra une série de photographies présentées d’une façon très spécifique, ayant fait l’objet d’une sélection, organisées selon une séquence, et que des décisions très précises, espérons-le, auront été prises quant au graphisme et à la production. Comme j’essaie de l’expliquer ci-après, sélection et séquence (et, dans une moindre mesure, graphisme et production) établissent une certaine narration qui à son tour peut, ou non, constituer ou évoquer une histoire… Quelle attitude adopter dès lors face à tout cela ?

Pour commencer, je suggère avec Sundberg de considérer que les termes « narration » et « histoire » revêtent des significations différentes. Les photographes ont beaucoup à gagner à adopter cette approche, car la plupart des livres photo ne reposent pas forcément sur une histoire précise. Ils parlent visiblement de quelque chose, mais ce quelque chose est rarement du genre « Sue et Joe se marièrent et eurent un enfant ». Évidemment, si votre livre photo est basé sur une histoire, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, car la suite en devient d’autant plus simple. Mais si ce n’est pas le cas, s’il y a au contraire une idée générale ou une thématique plus large que vous souhaitez transmettre, alors il faut trouver une solution pour y parvenir.

S’agissant des livres de photographies, on tend à amalgamer des choses qui sont en réalité souvent très hétérogènes. Il est bon de garder ceci à l’esprit. Si l’on compare, disons, The Epilogue de Laia Abril avec Sequester de Awoiska van der Molen, on verra qu’ils fonctionnent de façons très différentes alors qu’en apparence, tous deux sont des exemples de livres de photographies contemporains (eux-mêmes étant très éloignés disons des Américains (3) de Robert Frank). La véritable raison pour laquelle je pense que les photographes doivent comprendre la façon dont les livres de photographies fonctionnent, ce n’est pas uniquement pour connaître le plus grand nombre de livres possible. C’est surtout pour pouvoir déterminer quelle sorte de livre pourrait convenir à la série d’images dont il est question.

Et c’est là qu’entre en jeu la compréhension du mot « narration ». Comme le souligne Sundberg, les arts visuels, et en particulier la photographie, l’utilisent de plus d’une manière. Pour commencer, il y a ce qu’on appelle en photographie la mise en scène narrative : des images créées (mises en scène) à dessein pour répondre à une idée de narration, comme chez Gregory Crewdson. Comme toute photographie, ces images représentent un événement. Contrairement à la plupart des autres photographies cependant, celles-ci sont produites de manière à évoquer une histoire spécifique dont nous sommes tous familiers (ainsi, à l’évidence il paraît impossible de créer une mise en scène narrative en photographie autour d’une histoire dont personne n’a jamais entendu parler, quelle que soit son importance. Kaspar Hauser aurait été tout à fait dérouté par l’œuvre de Crewdson). Dans le dernier travail du photographe, Cathedral of the Pines, il s’agit de la sensation assez lynchéenne du confort psychologique et de l’ennui de la vie américaine (thématique plutôt éculée aujourd’hui, il faut bien le dire, mais c’est une autre question) : nous ne savons pas pourquoi tous ces gens ont l’air qu’ils ont, mais nous avons tous une petite idée à ce sujet, idée dont les détails peuvent varier largement d’une personne à l’autre. Un événement est représenté, et cet événement évoque l’histoire plus large dont il est tiré. Pour reprendre les mots de Sundberg, « ces œuvres sont considérées comme narratives parce qu’elles rappellent une histoire par association ». Ce qui est intéressant, car cela veut dire qu’il incombe au créateur d’une telle œuvre d’y convoquer la bonne association (à défaut de quoi elle ne pourrait être qualifiée de mise en scène narrative).

« La vérité de la narration réside en ceci », écrit Sundberg, « qu’elle peut être une histoire, mais pas obligatoirement. La narration concerne l’histoire, et crée des connexions avec l’histoire et avec l’art de la raconter, mais en elle-même et par elle-même, il n’est pas nécessaire qu’elle constitue une histoire » (c’est l’auteur qui souligne). Cette dernière phrase est capitale pour la photographie, car elle définit la distinction entre la narration et l’histoire. Mais elle permet aussi d’élargir la discussion sur la mise en scène narrative à de nombreux genres d’images autres que la photographie. Gageons qu’il n’est pas exagéré de dire que toute photographie évoque une histoire, quelque imprécise qu’elle puisse être. La mise en scène narrative tente simplement de rendre cette évocation la plus évidente et la plus stricte possible, en mobilisant des conventions dont les peintres ont fait bon usage depuis des siècles.

Figure 1 (cliquez sur le lien pour voir l’image).

Que toute photographie évoque une histoire, voilà une idée qu’on retrouve dans des vérités passe-partout comme « une image vaut mille mots », ou par exemple toutes ces pensées selon lesquelles les photographies fonctionnent comme des poèmes. Quel que soit le bout par lequel on aborde cette question, les photographies ne sont jamais vraiment des entités propres. Elles renvoient toujours à autre chose : à une histoire, à un sentiment, à une idée, ou simplement à la volonté de leur auteur d’affirmer sa présence.

La photographie ci-dessus (figure 1), je l’ai trouvée à Berlin dans une boîte, parmi des centaines d’autres provenant apparemment de vieux albums. C’est le genre d’image que j’ai du mal à ne pas acheter, très clairement parce que pour moi elles sont pleines de potentiel. On peut y repérer toutes sortes de détails. Ce qui m’intéresse le plus est le fait que cette photographie nous implore presque de la placer dans un contexte, en interaction avec d’autres images. Les quatre personnes représentées ici regardent toutes quelque chose. L’attention des trois plus âgées est retenue par un événement hors cadre. Quel qu’il puisse être, il est suffisamment captivant pour que l’homme sur la droite se penche et se retourne (ce qui, vu son accoutrement, ajoute à l’humour et à la légèreté de l’ensemble). Cela suffirait déjà à rendre l’image intéressante, n’était la présence de la quatrième personne, une jeune femme qui, dans ce que je ressens comme un mélange d’ennui et d’exaspération, regarde directement l’appareil, donc le lecteur. Cette scène ne m’évoque pas une histoire en particulier, mais pourrait certainement se rapporter à beaucoup de situations. Ne serait-ce que parce que les occasions sont fréquentes où je m’ennuie en société autant que semble s’ennuyer cette jeune femme. Elle trouve donc en moi un complice (quand on parvient à faire du lecteur son complice, ou à lui faire croire qu’il l’est, c’est toujours très positif). Quoi qu’il se passe hors cadre retenant une telle attention, je n’ai qu’une envie c’est de le découvrir, même si selon toute probabilité je réagirais comme cette jeune femme… Mais qui sait ? Cette image dès lors fonctionne pour moi comme une pièce de puzzle attendant d’être emboîtée avec une autre.

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Un fois qu’on passe de la photographie unique à l’ensemble de photographies, on entre dans le monde redouté de l’éditing (4) et de la séquence. Procéder à l’éditing et à la mise en séquence de photographies pour un livre (ou un accrochage), c’est faire en sorte qu’au bout du compte la série d’images, par la façon dont elles sont agencées, parvienne en toute limpidité à désigner la chose devant être désignée, qu’il s’agisse d’une histoire, d’un sentiment, d’une idée… Travailler sur un livre de photographies implique souvent de devoir aborder les choses par les deux bouts, éditing et séquence. Il y a l’ensemble des images originales, choisies de telle sorte que la sélection fonctionne le plus clairement possible. Et il y a l’idée globale, ou la thématique, ou le concept, déterminé par l’éditing, mais qui à son tour a des répercussions sur cet éditing en imposant le rejet des images qui ne correspondent pas à cette idée globale.

La narration, ce serait alors la manière dont tout cela s’articule pour exprimer le mieux possible le résultat final souhaité, qu’il s’agisse d’un livre construit sur une histoire claire, de quelque chose de plus elliptique, d’une sélection de portraits, d’un catalogue ou de toute autre forme. En d’autres termes, la meilleure façon de considérer la narration est de commencer par identifier quelle est l’idée globale et ensuite de déterminer comment y parvenir. En d’autres termes encore, la narration est un outil qui a son importance dans le résultat, mais n’est pas le résultat lui-même.

Dès l’instant que l’on associe deux photographies, que ce soit côte à côte ou consécutivement, d’entre elles naît un dialogue. Dialogue qui peut reposer soit sur leur forme individuelle ou leur contenu, soit sur une combinaison des deux. Ces dernières années j’ai passé beaucoup de temps à essayer de trouver une manière de décrire le mieux possible ce qu’est ce dialogue, mais les options sont trop nombreuses. Vues sous l’angle de la narration cependant, les choses peuvent s’éclaircir.

Les deux images évoqueront chacune quelque chose de plus ou moins vague ou précis. Une fois ces images associées, ces évocations seront inévitablement mises en comparaison. Dans l’esprit du lecteur alors, des connexions se feront ou non. Lorsqu’on crée un livre photo, tout le travail consiste à s’assurer que les bonnes connexions seront faites. Connexions qui peuvent être très précises, comme par exemple s’il est nécessaire que le lecteur reconnaisse, ou soit amené à croire, que la personne sur la première image est la mère de la personne sur la deuxième image. Mais les connexions peuvent aussi être plus incertaines, comme lorsque deux images associées suggèrent la tristesse, l’effroi, la joie ou tout autre sentiment.

Quoi qu’il en soit, lorsque vous montez votre sélection en séquence, il est impératif de comprendre les répercussions de ce montage sur la manière dont agiront ces images une fois présentées de cette façon-là. C’est votre narration. C’est votre façon de raconter cette histoire particulière qui vous intéresse, de transmettre ce sentiment global dont vous voulez parler, etc. Ainsi, alors qu’il y a de nombreuses sortes de livres de photographie si on les considère du point de vue de l’histoire, sous l’angle de la narration ils fonctionnent tous de façon identique. Les livres sont sous-tendus par une narration, indépendamment des différences qu’il peut y avoir dans les mobiles au service desquels cette narration est mise. Et la narration d’un livre soit atteint son but et produit le résultat escompté, soit y échoue et le livre est incompréhensible au lecteur.

Figure 2 (cliquez sur le lien pour voir l’image).

Dans la figure 2, j’ai associé la photographie de la figure 1 à une autre, également trouvée (au même endroit, mais pas forcément le même jour, je ne me rappelle plus). Dans cette seconde image, une femme est représentée lisant un livre dans un salon qui semble vide à part elle. Qui plus est, elle se trouve du côté droit de l’image, laissant à sa propre droite un large espace. À présent, évidemment, les trois personnes de la photographie de gauche la regardent, ou du moins est-ce cela que le lecteur est porté à croire. Et ces gens la regardant déclenchent toutes sortes d’idées dans l’esprit du lecteur.

Il en va ainsi des images : il suffit d’en associer deux pour que le lecteur cherche à comprendre ce qui se passe. Dans un livre photo, indubitablement, il s’attend à ce que la façon dont cette association est construite soit porteuse de sens et motivée par un but : faire un livre de photographies est de l’ordre de la réalisation cinématographique, et l’enjeu devrait être qu’un lecteur raisonnablement attentif soit mis dans un position où il ou elle a les moyens de comprendre ce qui se passe.

Ainsi, ce qui se joue dans les livres de photographies est possible non seulement à cause des images et de la manière dont elles sont associées, mais plus largement parce que leur lectorat supposé est familier, ou possède au moins une petite connaissance, de comment ce processus fonctionne. En d’autres termes, on ne peut faire un livre photo sans prendre en compte son public (ou plutôt si, on peut, pour autant qu’on se satisfasse de créer, potentiellement, un livre absurde et inintelligible.)

La combinaison des deux images de la figure 2 crée une narration plus spécifique que ce qui ressort des photographies individuelles. Pour rappel, par narration je n’entends pas l’histoire implicite ou suggérée, histoire qui, dans le cas de ces deux images, peut varier sensiblement d’une personne à l’autre. Simplement, cette espèce de joint entre les deux images, la façon dont elles dialoguent, crée d’emblée une narration particulière.

Ingrid Sundberg l’exprime comme ceci : « la juxtaposition d’images peut déclencher une relation narrative dans l’esprit du lecteur. […] Il n’y a pas de séquence d’événements et partant, pas d’histoire. » Ce sont juste deux images. « Cependant », continue-t-elle, « le lecteur se met à inventer une histoire en reliant ces images dans son esprit, et cette histoire […] sera différente pour chacun. » Cette approche de la narration me semble formidablement utile. Car dans un livre de photographies il y a, d’une manière ou d’une autre – inévitablement –, une narration, créée par l’éditing et la séquence (ainsi que par le graphisme et la production – deux images l’une à côté de l’autre ne fonctionnant pas exactement de la même façon que deux images l’une à la suite de l’autre). Voilà pourquoi il faut prendre en compte la narration.

Mais qu’il y ait ou non une histoire, c’est une toute autre affaire. Si l’on veut raconter une histoire précise, on est pratiquement obligé de faire en sorte qu’elle apparaisse concrètement. Auquel cas le recours au texte peut s’avérer d’une grande utilité (Voir L’Épilogue, de Laia Abril). À l’extrême opposé il resterait quand même une narration, même si l’idée est de traduire une émotion ou un sentiment global (ou plusieurs). Cette émotion ou cette idée, il faut bien la suggérer, au moyen d’images, ce qui requiert une narration.

Une pensée pour finir. S’il est important de réfléchir attentivement à la narration, ce peut être une bonne idée de commencer par là, avant même de regarder les images. Même si bien souvent les images déterminent la narration en fonction de l’idée globale du projet (en supposant qu’il y ait un projet – mais cela reste valable même s’il n’y en a pas). En d’autres termes, la narration ne va pas forcément apparaître d’entre les images par enchantement. Donc pour comprendre la narration, il faut comprendre comment agissent les images. On en revient toujours au même point…

 

 


(1) Texte en anglais seulement. (ndt)
(2) Le terme anglais « narrative » me pose un problème de traduction dans ce contexte métalinguistique faisant référence aux entrées d’un dictionnaire anglais, parce qu’en français, je n’ai trouvé aucun terme unique recouvrant les trois signifiés pris en charge par ce seul signifiant anglais. Dans la définition mentionnée par l’auteur, les deux premiers sens correspondent au français « récit », qui s’applique aussi bien à l’histoire racontée qu’au livre la contenant – à mon sens en tout cas, cependant ni mon Robert certes ancien, ni Littré ni aucun dictionnaire en ligne consulté ne mentionne cette acception en tant que « le livre lui-même », or le « récit de voyage », par exemple, me semble couramment désigner l’histoire racontant un voyage autant que le livre éventuel la consignant, sans compter qu’il tend à devenir aussi un genre, plus (Nicolas Bouvier) ou moins (je ne commettrai pas l’imprudence de citer de nom) littéraire. Enfin, le premier sens (l’histoire elle-même), comme le troisième (l’art de la raconter), peuvent également se traduire par « narration ». Dans la suite de ce texte l’auteur ne fait jamais référence à l’objet livre par le terme « narrative ». Le mot « récit » est donc absent. Lorsqu’il fait référence à l’art de raconter l’histoire, j’utilise le mot « narration », et à l’histoire elle-même, le mot « histoire ». (ndt)
(3) Texte en anglais seulement. (ndt)
(4) Le terme anglais editing est couramment utilisé en français, en photographie, pour signifier ce qu’il signifie en anglais, à savoir la sélection d’images parmi un ensemble large. (ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en mai 2016.
Articles originaux (parties 1 et 2) de Jörg M. Colberg parus les 2 et 9 mai 2016 sur Conscientious Photography Magazine.