Photographie et idéologie


Par Jörg Colberg

Nous inclinons à lire dans les images des choses qui ne s’y trouvent pas vraiment, et ensuite nous critiquons ceux qui les ont prises, les personnes représentées ou le contexte dans lequel elles s’inscrivent, omettant de prendre en compte notre propre rôle dans cette lecture. Quelle que soit la validité d’une telle critique, à moins qu’elle soit explicitement consciente de sa propre place et la reconnaisse, en d’autre termes à moins que le critique sache d’où il parle, et pose les bonnes questions : quelles suppositions sont-elles faites ? qu’est-ce qui est tenu pour acquis ? quelle projection s’opère-t-elle ? – à moins de ces interrogations la critique restera faible.

Nous nous accrochons tous à nos systèmes de croyance, aux multiples opinions qui nous sont chères, à toutes ces choses auxquelles nous accordons foi – à notre idéologie personnelle. Il est très difficile de regarder une photographie sans être influencé par ce bagage, et c’est sous cet angle très particulier que nous considérons ce que nous avons sous les yeux. C’est même ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains : nous avons des opinions.

Les photographies sont pourtant bien inférieures que ce que nous leur faisons être. Elles sont des signes du monde, extraites du monde d’une certaine façon par telle ou telle personne. Elles sont trompeuses parce qu’elles excluent, parce qu’elles posent un cadre – en bref, parce qu’elles font tout ce qu’une photographie fait. Et en même temps elles ont la vérité de ce qu’elles montrent, quoi qu’on pense personnellement de cette vérité (La Vérité n’existe pas, sauf à verser dans la métaphysique ou la religion).

Contrairement à la peinture ou à d’autres formes d’art (admettons que la photographie soit une forme d’art – ce qui lui arrive d’être, certes occasionnellement), les photographies ne trahissent pas volontiers les choix de leurs créateurs, et encore moins si l’on considère la manière dont nous les regardons (nous avons désormais l’habitude, sur des applications de partages d’images, de nommer photographies des images énormément « filtrées »). Pas de trace de pinceau, pas de relief. Comme pour les performances, de nos jours la plupart des photographies apparaissent de façon fugitive avant d’être reléguées dans le champ des souvenirs. À l’inverse des performances cependant, on peut facilement revoir des photographies numériques (pour autant qu’on parvienne à les retrouver, ce qui n’est pas gagné d’avance).

Ainsi donc dans la forme, les photographies ont fini par s’apparenter à nos vies, à notre vision du monde. Je suis allé assister à un match de base-ball il y a quelques jours. Aujourd’hui ce match et la plupart de ce qui tournait autour sont devenus des souvenirs. J’ai quelques images sur mon téléphone. Elles me rappellent cette expérience car elles ressemblent peu ou prou à ce que j’ai vu (sauf que mes yeux ne sont pas équipés d’un objectif grand-angle). Par le truchement de ces photographies – et d’autres images mentales auxquelles je sais pouvoir accéder sans problème –, je peux relier mon moi d’aujourd’hui à celui de ce jour-là. Mais contrairement à ces photographies, mes propres images mentales me rappellent aussi, comme si c’était hier, avoir été coincé dans les embouteillages pendant un bon bout de temps, ou avoir écouté un gamin de dix ans qui n’a pas arrêté de parler toute la journée.

Ces photographies sur mon téléphone, de mon point de vue, enracinent l’expérience de m’être rendu au match de base-ball, parce qu’elles en constituent des ancrages visuels, même si elles ont aussi un côté biaisé. Par exemple, le filet devant la zone où j’étais assis crée à présent une interférence visuelle bizarre sur l’écran. Mais cet enracinement n’est pas fondé sur quoi que ce soit que ces photographies seraient ou feraient : il est fondé sur ce que je veux.

Maintenant mon regard sur ces photographies est aussi basé sur ce que je crois. Ce vaste espace plutôt caverneux rempli de milliers de spectateurs et d’hommes en uniformes étranges qui s’efforcent, généralement sans succès, de frapper sur une petite balle, tout cela s’est transformé en quelque chose de très différent, quelque chose que je ne regarde plus seulement pour essayer de me rappeler ce jour précis, mais que je regarde aussi avec mon esprit d’écrivain et mon esprit d’étranger (parce que même après 17 ans dans ce pays, nombre de ses usages me sont toujours étrangers).

Je ne puis regarder ces photographies sans qu’avec mon regard interfère ma propre idéologie.

Personne ne le peut. Et c’est très bien comme ça. En fait, de toutes les formes d’art (étant entendu l’avertissement formulé plus haut), la photographie est celle qui permet à son lecteur de débusquer le plus aisément ses propres aprioris, stéréotypes, préjugés et chères convictions, tant elle est trompeuse. Bien qu’elle ne soit pas le monde, elle a l’apparence du monde, le monde qu’on verrait. Généralement elle ne l’est pas.

Je pense que cette dimension de la photographie est non seulement la plus négligée mais aussi la plus précieuse. J’ai soutenu par le passé que la photographie est principalement une activité sociale (1), tant il est clair que la prise de vue et son partage consécutif sont désormais plus importants que l’image elle-même. Je suis toujours persuadé que c’est vrai. Que c’est cela qui compte pour ceux qui prennent des photos.

Pour celui qui les lit c’est assez pareil : les photographies ouvrent une porte vers quelque chose que quelqu’un d’autre souhaite qu’il voie. Une connexion s’établit – mais qui serait impossible sans tous ces filtres mentaux évoqués plus haut. Donc la photographie peut nous permettre d’interroger ces filtres. Dans certains contextes en réalité, elle devrait même nous forcer à interroger ces filtres, parce que ce sont eux – et non ce qui est dans l’image, ni celui qui l’a prise, ni l’endroit où elle est montrée – ce sont eux qui nous disent ce que nous pouvons, voire ce que nous devrions faire.

La seule chose que nous devrions faire, c’est de commencer par nous demander si ce dont il est question quand nous parlons d’une image s’y trouve réellement représenté, au sens le plus littéral : si c’est dedans. Si ce n’est pas dans l’image, ce qui est souvent le cas, alors nous devons nous demander comment cela a fini par s’y trouver de notre point de vue. Qu’est-ce qui nous a fait lire dans l’image ce qui n’y était pas ? Quelles connaissances, suppositions, stéréotypes ou croyances nous ont conduit à voir ce qui n’est en vérité pas montré ? Ensuite arrive l’ultime étape, la plus cruciale, qui nous emmène le plus loin, où nous pouvons nous demander ce que tout cela raconte sur nous-même. Qu’est-ce que cela signifie de voir des choses qui ne sont pas là ?

Notons qu’une telle manière d’approcher les photographies ne remet pas forcément en cause toutes les autres conclusions qu’on peut tirer de l’examen des images. Là n’est pas vraiment la question. Mais cette approche peut remettre en cause, ou en doute, une partie de nos convictions sur certaines images. C’est là qu’est la question.

Il est des circonstances évidentes où il est tellement bénéfique d’être moins analphabète visuellement, et de parvenir à comprendre pourquoi on voit dans les images des choses qui n’y sont pas. La photographie en tant qu’outil publicitaire relève bien sûr du mensonge de masse. Mais c’est un mensonge qui est proféré en pensant à nous. Cela ne fonctionnerait pas si la publicité ne nous agrippait pas de l’intérieur.

Jusqu’à un certain point, ce constat s’applique aussi à la photographie d’actualité – où les enjeux peuvent bien sûr être plus important – et je suis certain que de nombreux photographes d’actualité s’opposeraient avec véhémence à une telle affirmation. Il n’est pourtant qu’à voir à quel point le photojournalisme est conventionnel et cliché pour comprendre qu’il n’y a même pas à en discuter. Ces images-là sont faites pour nous et pas pour ceux qui sont représentés, c’est-à-dire pour nous faire bouger (ou non) d’une façon ou d’une autre. Les choses seraient présentées de façon très différente s’il n’était pas aussi aisé de nous appâter (par exemple, notre idéologie collective occidentale repose en partie sur l’idée qu’en public, nous affichons notre compassion pour la misère ou la souffrance).

En ces temps de « bulles filtrantes » (2), je crois que nous devons nous efforcer de penser la photographie plus profondément précisément parce que ne pas examiner ce que nos idéologies font avec les images est la meilleure et la plus sûre manière de rester coincé dans les bulles qui nous sont si confortables. Quelle que soit la validité de nos systèmes, ils ne peuvent que s’affaiblir de ne pas être constamment mis au défi. Ils ne sont pas non plus éternels. Beaucoup de ce en quoi je croyais avec force il y a encore vingt ans, je le vois différemment à présent, ou peut-être avec plus d’indulgence.

On peut débattre de photographie comme si nous n’avions pas évolué depuis les arguments plutôt superficiels et biaisés mis en avant par Susan Sontag – à l’instar de tout essai critique, le sien est aussi un exercice idéologique. Mais la photographie elle-même a évolué et changé en bien des aspects, ainsi que devrait le faire notre façon de penser la photographie.

S’il y a de l’idéologie dans les photographies, c’est bien moins par l’intention d’un tiers que par la nôtre.

 

 


(1) Jörg Colberg, « Meditations on Photographs: A Car on Fire at the Mall by JM Colberg », Conscientious Extended, 31 décembre 2012. Disponible en ligne sur : http://jmcolberg.com/weblog/extended/archives/meditations_on_photographs_a_car_on_fire_at_the_mall_by_jmc/. Texte uniquement en anglais. (Ndt)
(2) Si, comme jusqu’ici le traducteur, le lecteur ignore ce concept de « bulle de filtre » ou « bulle filtrante » (la traduction française du syntagme « filter bubble » forgé par Eli Pariser ne semble pas encore fixée), il trouvera un premier éclairage sur la page de l’encyclopédie en ligne Wikipédia y afférente : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bulle_de_filtres.
Un article du Monde (édition abonnés), l’aborde également : Frédéric Joignot, « Sur Internet, l’invisible propagande des algorithmes », Le Monde des Idées, 15 septembre 2016. Disponible en ligne sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/15/sur-internet-l-invisible-propagande-des-algorithmes_4998063_3232.html. (Ndt)


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en septembre 2016.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 5 septembre 2016 sur Conscientious Photography Magazine.