Nous poserons ici votre tente et la nôtre


Une conversation avec Denis Brihat

À propos de son voyage en Inde en 1955-1956

Bonnieux, le 7 février 2020

Notre butin, quelques images, quelques mots, des rires, nous ne savons rien d’eux, ils ne savent rien de nous. Ce sera cela ce film. Une suite d’images et d’impressions recueillies sans scénario, sans idée préconçue. Un film de hasard, de rencontres.
– Louis MALLE, L’Inde Fantôme 1

[Frédéric Lecloux] En quelle année était-ce, ce voyage ?

[Denis Brihat] L’Inde ? 55 et 56.

[F. L.] Pour une période de ?

[D. B.] Un an.

[F. L.] Connaissez-vous cette phrase de Jacques Brel, dans un entretien à Knokke en 1971 ? Il dit ceci : « pour quelqu’un qui habite Vilvorde (c’est en banlieue bruxelloise), et veut aller à Hong-Kong, le plus dur ce n’est pas de faire Bruxelles-Hong-Kong, c’est de faire Vilvorde-Bruxelles ». Quitter Vilvorde et partir à Bruxelles, voilà le plus dur : le premier pas. Cette idée m’a beaucoup marqué au moment de partir au Népal et en Inde pour la première fois. Je me suis alors demandé si pour vous ce voyage en Inde, trois ans avant d’arriver à Bonnieux, n’était pas le point de départ vers ici, le voyage qui vous a permis ensuite de quitter Paris et de venir vous installer en Provence.

[D. B.] Je ne peux pas vivre en ville. J’ai essayé. Après la guerre, je m’étais retrouvé à Paris, et ça n’allait pas du tout. Alors je suis parti une première fois, en 1952. Je me suis installé à Biot, près d’Antibes. C’est un bled que j’avais connu parce qu’un copain m’y avait invité l’été 1951. C’était un petit village, comme j’ai retrouvé ensuite ici à Bonnieux. À Biot j’ai commencé à faire de l’illustration, et des travaux pour les éditions Arthaud, et j’étais correspondant de l’agence Rapho en Provence. J’ai fait un peu de tout pendant cette période.

Au cours d’un reportage j’avais fait la connaissance de Marcel Pagnol et on avait sympathisé. J’étais encore assez jeune, et à l’époque je rêvais de faire du cinéma documentaire. On en avait parlé, et Marcel m’avait proposé de faire des prises de vues en Amérique du sud. Des plans pouvant servir à une grosse production qu’il avait en tête, qui devait s’appeler Le premier Amour en date. Ça se passait au paléolithique. Complètement délirant. La famille Pagnol remonte à Paris, Marcel me confirme qu’on va se voir sous peu, etc. Là-dessus sa fille, qui avait quatre ans, il avait deux enfants, meurt en quinze jours d’une méningite. J’ai envoyé un petit mot discret, mais bon, ce n’était pas le moment de la ramener. Or donc j’étais monté à Paris avec ma Lambretta, mon scooter, en deux jours quand même.

Et là, je fais la connaissance par des amis communs d’un certain Louis Frédéric 2, qui était une personnalité de Montparnasse, et qui était plus hindou que les Indiens à l’époque. Il était capable de te sortir des passages de la Bhagavad-Gita comme ça, par cœur. Il était extrêmement brillant, avec un culot fou. Il avait dû beaucoup lire. On a sympathisé. J’étais un peu estomaqué par le côté brillant de ce type, alors que moi j’avais plutôt un complexe de nullité. Il voulait faire un voyage en Inde et il me dit : pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Pourquoi pas ! J’ai dit oui. J’avais vraiment besoin de changer d’air. J’avais des histoires para-matrimoniales très foireuses. Je n’en sortais pas.

Donc il fallait de l’argent pour ce programme, et donc avoir des avances sur publication. J’avais mes relations dans le milieu des éditeurs. Je dégote six contrats de bouquins. À l’époque il n’existait qu’un seul livre illustré sur l’Inde, de Vitold de Golish et un copain à lui : étudiants en architecture ils n’étaient pas photographes. Ils avaient emprunté le Rolleiflex de Tata 3, le milliardaire, que j’ai connu après. Ils avaient fait des photos des sculptures érotiques de Khajurâho 4. Ça, a priori, ça marchait. Le cul a toujours payé.

Nous, on se fait un programme sur deux ans. Il venait de se marier, avec une fille assez sympa. On faisait une petite équipe. Et nous voilà parti, par bateau. On passe quelques temps à Bombay pour se mettre dans le bain, et on commence à travailler un petit peu, notamment sur les temples-grottes d’Ajantâ 5, d’Ellora 6, etc. Et là, on s’est aperçu qu’on n’avait pas du tout la même façon de travailler. Lui, il était photographe comme n’importe qui : c’est facile, on appuie sur le bouton. Ça permettait de travailler très vite et la qualité était suffisante dans certains cas, ce n’était pas génial, mais bon, ça passait. Alors que moi, qui étais déjà professionnel, j’avais fait beaucoup de photos d’architecture. J’étais membre du groupe Espace 7. Quand il s’agissait de faire des photos d’un ensemble de temple, je passais une journée à tourner autour, à noter les heures où la lumière est la meilleure, etc. Nos façons de faire étaient complètement antinomiques. Ça a causé un petit tiraillement. Alors on s’est partagé le boulot. En plus, il y avait des problèmes de finance.

[F. L.] C’est vous qui aviez apporté l’argent, ou lui-même en avait ?

[D. B.] Lui n’en n’avait pas du tout, pas plus que moi d’ailleurs.

[F. L.] Oui, mais vous aviez des avances ?

[D. B.] On avait des avances, et ça passait par l’agence Rapho qui faisait une garantie pour tout le monde.

[F. L.] Et donc vous vous êtes partagés le travail.

[D. B.] Voilà. Et sur un an. Il a fait la moitié sud et moi la moitié nord, plus ou moins. Le plus gros contrat, c’était un bouquin pour Flammarion sur l’art et l’architecture hindoue et moghole. C’est Fred qui a pris en main l’organisation de ce bouquin-là. J’ai des photos dedans. Quand il a été publié mon nom n’y était pas d’ailleurs, mais à la réédition, quand même, ils l’ont rajouté. Et il y avait aussi entre autres un contrat pour un bouquin sur les Sikhs. Il n’y avait rien en Europe sur le sujet des Sikhs. Celui-là finalement je l’ai fait seul. Ça me tenait vraiment à cœur. L’éditeur était ravi, c’était génial, etc., et il a fait faillite !

[F. L.] C’était qui ?

[D. B.] Émile Paul, une boîte ancienne, à Saint-Germain-des-Prés 8. Bon. En dehors des prises de vues pour ces buts précis, j’ai beaucoup voyagé. Mais je n’ai pas touché une roupie pendant quatre ou six mois. Il y avait des problèmes avec l’office des changes. Je m’en suis sorti en voyageant en troisième classe. Sur le plan humain, il y a des contacts !

[F. L.] Et à partir de là, vous étiez tout le temps seul, ou vous vous recroisiez de temps en temps avec Frédéric ?

[D. B.] J’étais tout seul. Je logeais dans les dharamshalas 9 des temples, je mangeais avec les pèlerins. J’en ai quand même un peu bavé. Voilà.

Quand on est rentrés, on s’est organisés, il y a eu un partage des avantages et des inconvénients. Je me suis retrouvé avec des dettes. Enfin, je me suis fait un peu avoir, en fait. Et c’est là que j’ai dit, que l’Inde était un pays dont on ne revenait jamais. C’est que, quand je suis parti, je n’y connaissais rien. J’étais photographe. C’est tout. Et quand je suis revenu, je commençais à comprendre beaucoup de choses. C’est un pays complexe, particulièrement tuant pour un franchouillard. Au moment où on se dit : quel pays d’abrutis ! Eh bien non… C’est merveilleux parce qu’on tombe sur un gars qui remet tout en question.

J’ai failli y rester. Comme j’avais fait un petit boulot avant de partir, plus ou moins comme conseiller pour Haridashan Dasgupta 11, qui avait été assistant de Jean Renoir, on avait tourné un petit film au Bengale et Haridashan m’avait proposé un job de réalisateur au service du cinéma documentaire du gouvernement. C’était à Malabar Hill, à Bombay. J’ai décliné, parce que je commençais à ne plus y voir bien clair. J’étais complètement lessivé.

Quand je suis rentré, l’agence Rapho, peut-être un peu d’une façon sentimentale, m’a pris sous son aile. Ils ont été gentils avec moi. Et puis on m’a attribué le prix Niépce. Je ne l’avais pas demandé ! Mais je passais après Dieuzaide et Doisneau et ça, ça m’a quand même fait une immense plaisir. Rapho me poussait. J’allais faire des reportages. C’est comme ça que je me suis retrouvé une fois chez Picasso. Après j’ai été en Jordanie, en Israël. Ils m’ont même présenté à Edmonde Charles-Roux pour que je rentre à Vogue. Ce n’était pas mon truc ! À ce moment-là, physiquement ça n’allait plus du tout. J’étais rincé. Et c’est là que j’ai pris la décision de tout plaquer. Je connaissais Bonnieux déjà. J’y avais quelques copains. Un beau jour j’ai débarqué, deux petites valises, plus un rond mais plus de dettes, plus de petit ménage. Libre.

Et je n’ai jamais voulu retourner en Inde. Parce que j’ai pris d’autres options, notamment cette aventure de Bonnieux. Mais j’en ai gardé une sorte de nostalgie. Et surtout ça m’a fait évoluer d’une façon non-contrôlée, j’ai continué à acquérir des idées, des connaissances finalement à moi, qui avaient été déclenchées par cette expérience un peu dure en Inde. Et il m’est resté quelque chose…

[F. L.] Dont quelques images…

[D. B.] Comme j’ai beaucoup voyagé, je prenais aussi ce que j’appelais mes photos d’amateur. Des photos de touriste, en fait. Cette série a été exhumée ensuite par des copains qui les voyant m’ont dit : « mais ce n’est pas mauvais du tout ! ». J’ai fait alors une exposition, en 1982, à l’espace Canon, en face de Pompidou. Et depuis, plus je vieillis, plus je suis étranger à tout cela, et plus je trouve que ces photos étaient vachement bonnes !

[F. L.] Comment ça se passait ? Comment s’inséraient-elles dans les prises de vues de commande ? Je trouve qu’elles ont une distance aux gens respectueuse et belle.

Denis Brihat, Sur la piste du Haut-Gange, 1955
Denis Brihat, Sur la piste du Haut-Gange, 1955
[D. B.] Par exemple l’homme avec le singe, que j’aime bien, j’étais encore avec Fred. C’était sur la piste du Haut-Gange. Il y avait un bled, Uttarkashi 10, un lieu de pèlerinage qu’on appelait le Bénarès du Haut-Gange. C’était sur une piste large comme ça, avec le Gange quatre cents mètres en dessous, tu vois ! Je l’ai rencontré à un détour de chemin. Je ne sais plus si c’est le même jour, un gars m’est tombé dessus, il croyait que j’étais Dieu. Ça fait un drôle d’effet. Il m’offre trois mangues. Alors je lui ai dit dans mon meilleur français : « écoute mon pote, c’est gentil mais t’en as peut-être plus besoin que moi ! » Je ne sais pas ce qu’il a compris. Mais moi ce que j’ai compris, c’est que si je les acceptais, c’est moi qui donnais, en honorant son geste. Dans la tradition indienne, c’est celui qui donne qui est honoré.

[F. L.] Vous connaissez cette image de Michael Ackerman, extraite de son livre End Time City ? 12 [J’ai apporté mon exemplaire du livre pour montrer l’image à Denis.]

Michael Ackerman
Michael Ackerman, Varanasi, Inde, 1994.
[D. B.] Non, je ne la connaissais pas, c’est étonnant !

[F. L.] Lorsque j’ai découvert votre image, je crois que c’était lors de l’exposition à Manosque, je me suis dit que j’aimerais écrire un texte sur ces deux photographies, que quarante ans séparent. Alors peut-être n’écrirai-je pas de texte, peut-être suffisait-il de vous les montrer côte à côte lors de notre rencontre d’aujourd’hui…

Quand vous dites : « je l’ai rencontré au détour d’un chemin, je l’ai photographié », je me demande s’il était simple pour vous de photographier les gens comme cela. Cela prenait-il quelques minutes ou au contraire vous parliez avec les gens pendant des heures ? Comment avez-vous fait pour sortir d’une rencontre cette douceur-là ?

[D. B.] Il faut que ce soit pris un peu rapidement, parce que les Indiens ont une caractéristique bizarre : dès qu’ils voient une caméra ils se mettent au garde-à-vous, ce qui n’est pas très naturel. Il y a une façon, une psychologie que je n’explique pas bien. Il faut se mettre dans la peau des gens. Mais ça m’a quand même fait louper beaucoup de photos. Si on dérange ou pas, on ne sait pas… Et puis on peut déranger en arrangeant les choses, avec un sourire. Je ne sais pas, c’est pifométrique.

[F. L.] La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était ici, et que nous avons décidé d’avoir cette conversation, vous m’aviez parlé de votre Linhof. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

[D. B.] Étant donné que le travail de base c’était de faire des photos d’architecture, et que moi l’architecture je la pratiquais avec ce qu’on appelait déjà le grand format, j’avais emporté la Linhof 9 x 12. Mais c’était trop encombrant, et trop lourd, parce qu’il n’y a pas que la chambre : il y a les châssis, les différentes optiques, etc. Et j’ai donc tout fait au Leica. La Linhof est restée dans la malle en fer chez un copain à Bombay. Quand j’ai voulu rentrer, je n’avais pas un sous pour me payer le voyage et je pensais rentrer en vélo. Je n’aurais pas été le premier ! Mon grand copain de Bombay, Salil Ghosh, me l’a fait vendre à un photographe commercial de Bombay. Et j’ai pu ainsi me payer le bateau pour rentrer bourgeoisement, en passant par Southampton, c’était la ligne qui venait de Sydney. Southampton-Bombay, c’était quinze jours, puis il y en avait encore autant pour aller jusque Sydney.

[F. L.] La Linhof, vous en avez racheté une ?

[D. B.] Quand je suis revenu ici, Jean Dieuzaide m’a proposé de m’en prêter une. Puis, quand j’ai commencé un petit peu à vendre, j’ai acheté une chambre Toyo. Et puis à la suite d’un voyage aux États-Unis, j’ai acheté une chambre en bois vendue par Zone-Six, avec des optiques allemandes. Je l’ai toujours, mais je ne l’utilise plus. Et puis j’ai la chambre pour l’atelier, une Plaubel monorail. Avec un long rail qui me permettait d’avoir un tirage important pour photographier des cœurs de fleur par exemple. J’ai eu la chance d’avoir une optique faite pour ça, un prototype, il n’en a que cinq exemplaires. J’ai eu le mien grâce à mon ami Louis Bernard Doutrelandt, qui travaillait à l’époque chez Nikon.

[F. L.] La musique, en Inde, est-elle un personnage du voyage ?

[D. B.] J’ai passé de très bons moments, quelques nuits à écouter de la musique classique, par les plus grands, au Bengale et à Bombay. Mais je ne suis pas un fana de la musique hindoue. Un peu ça va, mais je n’ai pas le même plaisir qu’avec une sonate de Bach.

[F. L.] Vous avez lu Nicolas Bouvier quand vous êtes rentrés ?

[D. B.] Je l’ai lu bien longtemps après. On aurait pu se rencontrer. Mais des Nicolas Bouvier, j’en ai connu une bonne douzaine dans ce voyage. Seulement ils étaient plus astucieux parce qu’ils n’avaient pas de voiture ! Nicolas Bouvier, sa Topolino, ce n’était quand même que des problèmes ! Quand j’étais à Amritsar chez les Sikhs, j’avais une position un peu officielle. C’est moi qui accueillais les rares touristes, souvent à peu près de mon âge, qui arrivaient d’Europe, hitchhiking, en vélo…

[F. L.] Ce qui me touche beaucoup dans vos images d’Inde, c’est l’absence d’exotisme. Peut-être pouvons-nous en parler un peu ? Vous dites « vos photos de touriste », je veux bien, mais je peux vous en montrer, des photos de touriste, ça ne ressemble pas à ça. Comment faisiez-vous pour éviter l’exotisme ?

[D. B.] J’essayais d’être extrêmement discret. Chaque photo, c’est un cas. Ça vient comme ça. En général, techniquement c’était prêt. C’est-à-dire que quand j’étais dans la nature en pleine lumière, c’était f/11 au cinq centième, et sur l’hyperfocale. Donc : paf ! Quand je rentrais dans un bled et que je me retrouvais dans le bazar, à l’ombre, j’ouvrais à f/8 ou 5.6, au soixantième, mise au point et entre l’hyperfocale et un mètre. Après, on voyait ce que ça donnait. Ce sont des petites combines de métier.

[F. L.] Il y a la technique, mais il y a quelque chose de presque religieux dans le rapport aux gens, en tout cas un profond respect.

[D. B.] Je ne suis pas entré dans l’hindouisme. Du tout. C’était leur truc, c’était intéressant. Je me souviens à Delhi, dans un lieu dont j’ai oublié le nom, où il y avait tous les jours à cinq heures un culte à la déesse Lakshmi. Parfois j’allais là pour regarder. Je vois encore le petit vieux qui dansait, puis deux trois dames qui dansaient de façon fort démocratique, et il y avait un gars aux tablas, puis l’autre avec le guide-chant à soufflet, il y avait une ambiance qui me plaisait. Ce n’est pas pour ça que je suis revenu hindou.

[F. L.] Parce que quand vous dites que vous n’en êtes jamais vraiment revenu, il ne s’agit pas d’une expérience mystique ?

[D. B.] Non, mais ç’a été une étape qui certainement m’a fait mûrir, avec d’autres éléments dans ma vie d’ailleurs. Ce qui fait que quand j’ai commencé à travailler ici et à faire ce que j’avais envie de faire, les sujets étaient très souvent des structures. Et j’ai compris après que j’avais une sérieuse nécessité de me restructurer. C’est pour ça que je cherchais, tu vois ?

[F. L.] Cela faisait partie de mes questions, en effet : qu’est-ce que ce voyage a provoqué sur les photographie de nature et de végétaux par la suite ?

[D. B.] Ça a donné lieu à des sujets et à une approche complètement différente. C’était une autre vie. Mais le terrain avait été préparé par ce que j’avais vécu avant.

*

Solange Brihat, épouse de Denis, sort la boîte d’archivage contenant les tirages d’Inde, et propose de les regarder. Elle évoque leur intemporalité, commune aux images de nature de Denis.

*

[F. L.] Vous disiez que ce sont des copains qui ont exhumé ces images de vos tiroirs dans les années quatre-vingt. Et donc pendant vingt-cinq ans, ces trésors ont été cachés.

[D. B.] Une partie a été chez Rapho. Ça a été un petit peu exploité, mais enfin, il n’y a pas eu de trace. C’est pour cela que je les ai récupérés, bien avant que Rapho disparaisse.

[F. L.] Après ce voyage-là, vous avez encore fait des voyages lointains ?

[D. B.] J’ai fait une série de boulot en Israël et en Jordanie, en 1957, juste après l’Inde. J’ai été deux ou trois fois aux États-Unis, mais pas pour faire des photos, pour des expositions, dont la première au MoMA en 1967 avec Pierre Cordier et Jean-Pierre Sudre.

[F. L.] Le voyage en Inde est-il la raison pour laquelle vous avez alors cessé de voyager, ou est-ce simplement qu’être arrivé à Bonnieux était un voyage qui suffisait ?

[D. B.] Finalement, je crois que j’ai peut-être un tempérament assez grégaire. J’ai un peu voyagé comme ça parce que ça s’est fait, pourquoi pas, mais j’avoue que quand j’ai eu ce terrain et que j’allais y bâtir une maison, il m’est revenu à l’esprit une phrase de la Bible : « Si vous voulez, Seigneur, nous poserons ici votre tente et la nôtre ». C’est joli. Voilà. Je ne suis pas religieux. Mais c’était ça. Je n’avais pas envie d’aller découvrir le Kamtchatka, le pays Bantou… J’avais envie de voir la France, ça oui, c’est pour ça que j’avais acheté un combi Volkswagen. J’avais essayé d’y entraîner la famille. Nous avons ainsi visité la France avec les enfants quand ils étaient tout jeunes, et ensuite avec Solange ou même seul. Je n’ai pas envie de bouger parce qu’en bâtissant cette maison c’est un rêve que j’ai réalisé. J’en ai fait une bonne partie de mes mains, j’en profite maintenant.

*

Solange Brihat, continue de feuilleter les tirages d’Inde. Nous arrivons sur une image d’une lampe à huile posée sur un étau dans un atelier à Bénarès, pendant le festival de diwali.

*

Denis Brihat, La fête des lumières à Bénarès, 1955
Denis Brihat, La fête des lumières à Bénarès, 1955

[F. L.] Une photo comme celle-là, par exemple, pour revenir à l’idée de l’exotisme, le touriste n’aurait pas pris la photographie de la lampe à huile sur l’étau, il aurait cherché une scène avec des fleurs ? Elle vient comment une photo comme ça ?

[D. B.] Je ne sais pas. C’était un peu insolite… Ah, oui, ça, je l’aime beaucoup [Solange montre une photographie de trois enfants qui sourient derrière une grille]. Ç’a été ma première photo en arrivant à Bombay, tu vois, ce sont les grilles du port. Et exactement un an après, je suis repassé là, il y avait toujours les trois mômes qui m’ont reconnu…

[F. L.] Il y avait beaucoup de touriste quand vous y étiez ?

[D. B.] Il n’y en avait pas beaucoup. Parce que c’était en 55, la partition avait eu lieu en 47, ça a été horrible. J’étais tombé d’ailleurs sur un bouquin chez Dasgupta, écrit par cette grande journaliste américaine, Margaret Bourke White, un bouquin d’une photographe sans photographies, mais elle racontait ce qu’elle avait vécu, c’était effrayant.

Alors ça c’est un peu technique, parce les cercles qu’il a sur le turban sont des disques d’acier aiguisés à l’extérieur, et ça se lance et ça atterrit en travers de la gueule des gars d’en face.

[F. L.] C’est beau ceci.

[D. B.] Il ne m’a pas vu lui.

[F. L.] Est-ce que c’était souvent le cas ? Les gens ne vous voyaient pas ?

[D. B.] J’essayais d’être discret. La voyageuse du train non plus ne m’a pas vu. Tu règles avant en douce puis clac ! C’est déjà cadré, tout est prêt.

[F. L.] Vous les avez montrés aux copains, à Willy Ronis, à Robert Doisneau, ces tirages ?

[D. B.] Non…

[F. L.] Et après, ce type d’images ne vous a jamais manqué ?

[D. B.] Non parce que ma très vieille idée, ça remonte à 1949 quand j’étais revenu de l’armée, parce que dans l’armée tu as le temps de gamberger, j’étais déjà photographe, j’avais vu pas mal de choses, lu pas mal de documentation, et j’avais compris que la photographie c’était une infinité de métiers différents, et moi ce que je voulais faire c’étaient des images destinées aux murs, pourquoi pas au même titre que la gravure, la peinture à l’huile, la litho, etc. La photographie était digne de cela. Je n’ai pas pu le réaliser de suite car il fallait que je gagne ma vie. Alors j’ai fait comme ça se présentait. J’ai touché à presque toutes les disciplines photographiques, sauf la photo astronomique. J’étais vraiment un professionnel. C’est en grande partie la raison pour laquelle je me suis installé à Bonnieux, pour tenter cette aventure de vivre une autre vie et faire ce genre de photographies, d’abord de structures, surtout, mais ensuite beaucoup plus en exploitant la nature…

*

Solange termine de feuilleter les tirages d’Inde. Denis les commente de temps en temps.

*

[F. L.] C’est quand même étonnant que ces images ne soient pas tant sorties que ça à l’époque parce qu’il n’y avait rien sur l’Inde, à part Cartier-Bresson en 1948.

[D. B.] Oui, mais autant Cartier-Bresson c’était le bon dieu pour tout le monde, autant moi je considérais que ce que j’avais fait ce n’était pas grand chose. Pour Doisneau, rappelle-toi, on en a parlé, on n’était pas des artistes : « je ne crois pas que la photo soit faite pour faire de l’art », disait Robert. Je n’ai jamais cherché à faire de l’art. J’ai fait des images, en artisan, pour une fonction, alors si assez récemment on trouve que c’était formidable, bon, ravi et charmé ! Mais ce n’était pas mon opinion !

[F. L.] Merci, Denis, pour ces souvenirs d’Inde.

[D. B.] Il n’y a pas de quoi. J’en parle toujours avec une petite nostalgie.

[F. L.] Elle se joue où cette nostalgie ?

[D. B.] C’est ce qui arrive à tous les vieux quand ils repensent à leur jeunesse ! Je suis arrivé ici j’avais juste trente ans. Mais j’ai eu de la chance. Peut-être à cause d’une certaine expérience humaine, j’ai eu de très bons contacts avec les gens du village. J’étais très discret. Je ne la ramenais pas. Dans certains cas ils m’ont donné un sacré coup de main, notamment lorsque j’ai construit la maison. C’était un peu une aventure pour eux aussi. Parce qu’on avait rien construit depuis longtemps à Bonnieux à l’époque. Il y a quelques années ils m’ont nommé citoyen d’honneur du village. J’avoue que ça m’a fait plaisir…

 

 


1 Louis Malle (réal.), L’Inde fantôme. Réflexions sur un voyage [film], Nouvelles éditions de films (prod.), 354 min., 1968.
2 Louis Frédéric (1923-1996), indianiste français. Voir Wikipédia, « Louis Frédéric » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Fr%C3%A9d%C3%A9ric. Consulté le 2 mars 2020.
3 Jehangir Ratanji Dadabhai Tata (1904-1993), aviateur indien. Voir Wikipédia, « Jehangir Ratanji Dadabhai Tata » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Jehangir_Ratanji_Dadabhai_Tata. Consulté le 2 mars 2020.
4 Village d’Inde comptant de nombreux temples. Voir Wikipédia, « Khajurâho » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Khajur%C3%A2ho. Consulté le 2 mars 2020.
5 Village d’Inde célèbre pour son complexe de grottes bouddhistes. Voir Wikipédia, « Ajantâ » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Ajant%C3%A2. Consulté le 2 mars 2020.
6 Village d’Inde célèbre pour son architecture troglodytique. Voir Wikipédia, « Ellorâ » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Ellor%C3%A2. Consulté le 2 mars 2020.
7 Groupe d’artistes fondé en 1951 par l’architecte André Bloc et le peintre Félix Del Marie.
8 Émile-Paul Frères, maison d’édition française active jusqu’en 1955. Voir Wikipédia, « Émile-Paul Frères » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile-Paul_Fr%C3%A8res Consulté le 2 mars 2020.
9 Gîte ou abri réservé aux pèlerins dans les temples hindous.
10 Harisadhan Dasgupta (1923-1996), réalisateur indien. Voir Wikipédia, « Harisadhan Dasgupta » [en ligne]. Disponible sur https://en.wikipedia.org/wiki/Harisadhan_Dasgupta. Consulté le 2 mars 2020.
11 Uttarkashi, ville indienne sur la rivière Bhagirathi. Voir Wikipédia, « Uttarkashi » [en ligne]. Disponible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Uttarkashi. Consulté le 2 mars 2020.
12 Image extraite de Michael Ackerman, End Time City, Paris, Nathan/Delpire, 1999.


Photographie de titre : Denis Brihat, Offrande au Gange, Inde, 1955.

Toutes les photographies de Denis Brihat reproduites dans ce texte le sont avec l’aimable autorisation de Denis et Solange Brihat.
La photographie de Michael Ackerman est insérée dans le texte depuis la page https://www.galeriecameraobscura.fr/artistes/ackerman/galeries/gallerie_02/pages/06_jpg.html du site Internet de la galerie Camera Obscura, qui représente le photographe, avec l’aimable autorisation de Didier Brousse, directeur de la galerie.