La sensibilité


Différentes sortes de vérités…

Dans un article du magazine Medium au sujet d’une polémique carolorégienne sur le palmarès du dernier World Press Photo, l’auteur convoque deux références photojournalistiques traitant de la révolution iranienne – Telex Iran de Gilles Peress et 44 days de David Burnett – et affirme : « They told the truth ».

Ainsi donc il y a encore en 2015 des gens convaincus que certains photographes, par leurs images, racontent la vérité. Donc que d’autres pas. Et donc enfin, si tant est qu’un événement possède une vérité unique et identifiable, que la photographie est capable de la dire. Cette idée mérite attention.

À l’échelle de notre rapport familier au monde, certes des vérités existent. Des événements ont lieu. Convenons-en – même si à l’échelle quantique c’est discutable – car sinon, pas d’Histoire ni de sociétés humaines.

Cette photographie d’une diligence de l’armée népalaise dans le brouillard de Katmandou un matin de février 2000, je ne l’ai ni retouchée, ni modifiée, ni mise en scène, ni n’ai-je demandé à mon cousin de tenir les rênes du carrosse. Un jour à l’aurore sur cette esplanade, quelque chose m’a ému. J’ai pris l’appareil. J’ai cadré. J’ai déclenché. Il en est né une diapositive que j’ai numérisée en m’efforçant de rester fidèle à ses couleurs et ses contrastes, puis contextualisée par une légende.

Cette image pourtant ne raconte pas la vérité.

Bien sûr, cette diligence était là, j’étais là, je l’ai vue. Bien sûr, la révolution iranienne a eu lieu. Appelons cela la réalité. Pourtant, nulle photographie n’en constituera jamais aucune preuve en soi.

Une fois l’image prise, au mieux racontera-t-elle le quelque chose qui m’a ému, ou ce que le photojournaliste a compris et senti de l’événement – alchimie de lieu, de temps, de présence, d’intention et de choix techniques, esthétiques, intellectuels, politiques, moraux…. Prise de parole.

Le lien entre une image et la réalité dont elle tire prétexte est de l’ordre de l’interprétation. Interprétation de ma vision par le truchement de sels d’argent et de pixels, elle-même interprétation de la réalité par les cônes et bâtonnets de ma rétine et par mon bagage culturel et sensible – interprétée ensuite par l’imprimeur de votre magazine, et livrée enfin à votre interprétation de lecteur, par votre rétine et votre bagage culturel et sensible.

La seule vérité, c’est l’honnêteté de la parole – et la pluralité de son interprétation.

 

 


Photographie : Voiture hippomobile de l’armée népalaise, Tundikhel, Katmandou, février 2000.
Série Épiphanies du Quotidien.


Article paru dans Trek Magazine n°164, août 2015.