Idées et intentions, forme et contenu


Par Jörg Colberg

Le sujet que je souhaite aborder ci-après n’est pas restreint au monde de la photographie, loin s’en faut. Voici de ce que dit David Salle dans l’introduction de son livre How to See : «Visitez n’importe laquelle des principales écoles d’art d’aujourd’hui, vous verrez qu’elles ont toutes un point commun : l’intention de l’artiste y jouit d’une importance largement supérieure à celle accordée à sa réalisation, à son travail même. La théorie abonde, mais la perception visuelle, concrète, est au plus bas. Pour moi, l’intentionnalité n’est pas juste surfaite : elle met aussi la charrue si loin devant les bœufs que ceux-ci, sentant leur futilité, abandonnent, et se couchent par terre. » Cette pensée pourrait sans peine s’appliquer à la photographie. C’est ce que j’essaie de faire ici.

Les formes d’art les plus jeunes, comme la photographie et la vidéo, ne sont guère mises en avant dans le livre de Salle. Le peintre semble plus à l’aise avec ce dont il est coutumier, à savoir son propre médium, ainsi qu’avec, dans une certaine mesure, la sculpture. Il serait assez tentant de penser que son argument n’est pas transposable à ces formes d’art basées sur la machine qui sont les nôtres, tant il s’appuie sur la forme physique, les couches de peinture et la manière dont elles sont disposées sur le support. En photographie, la forme n’est pas, et ne peut pas être, pensée de la sorte. Les photographies, on le sait, n’ont pas de surface. Elle ne sont pas le produit d’une lente accumulation de matière. Aujourd’hui en particulier, les photographies imprimées se ressemblent à peu près toutes : un tirage jet d’encre semi-générique produit à partir d’un fichier issu d’un appareil pareillement générique (il y a des images qui ne disent rien d’autre que « Mamiya 7 », n’est-ce pas?).

Mais qu’on ne se laisse pas abuser par l’absence d’« exécution », au sens pictural dont parle Salle, dans le chef du photographe. Il existe certaines exceptions en photographie, dans des travaux impliquant des traitements importants, que ce soit en argentique (où des matières peuvent être ajoutées les unes par-dessus les autres) ou en numérique (où le procédé lui-même peut inclure un grand nombre de composantes). Par ailleurs aujourd’hui, la photographie contient son propre type d’accumulation, les images individuelles jouant le rôle de couleur, le travail final étant la peinture, la « chose » ultime à regarder. Vu sous cet angle, l’argument de Salle est ici pertinent.

En photographie un combat similaire est engagé, entre d’un côté le rôle – ou le poids – de l’idée et de l’intention, et de l’autre ce qu’il y a dans les images, la forme et le contenu. C’est un combat global, portant surtout sur l’interprétation. Il fait rage dans les écoles d’art, et partout où l’on débat de photographie.

Je ne sais pas au juste si ce combat met aux prises différentes faction s’opposant d’une extrémité à l’autre. Dans son sens le plus strict, j’imagine qu’on peut placer les photographes conceptuels directement à l’extrémité « idées et intentions » et, sans doute, les photojournalistes et documentaristes traditionnels à l’autre extrémité, « forme et contenu ». Clivage sans doute un peu simple, voire simpliste, mais comportant sa part de vérité.

Bien sûr, les idées et l’intention seules, sans une forme et un contenu valables (ou, pour le dire peut-être plus précisément, dépourvues de forme et de contenu), ne sont pas particulièrement intéressantes – il n’est qu’à songer à toute cette photographie conceptuelle pénible qu’on ne peut regarder pendant plus de cinq minutes. Et la forme et le contenu ne reposant sur aucune idée ou intention valable ne sont pas non plus à la hauteur, même si dans ce cas, le problème peut devenir compliqué (cf mon article antérieur Why does it always have to be about something? (1)).

Des évolutions récentes ont brouillé les cartes encore davantage. Il y a d’abord le succès du livre de photographie. Il n’est pas si difficile de produire un livre photo d’apparence assez correcte à partir d’images franchement médiocres, surtout si on l’enroble de tas de gadgets et de fioritures. Même à partir de photographies pas fameuses, un livre réalisé avec minutie et intelligence, tiré à 300 exemplaires, a des chances de connaître un succès considérable – et à coup sûr de faire partie d’au moins une de ces listes de finalistes qui foisonnent.

Sur Internet ensuite, la demande incessante de matière de la part des grands sites d’information n’a pas forcément fait beaucoup de bien à la photographie. Il n’y a pas tant de bonne matière disponible que cela. Le reste, il faudra le maquiller par une inflation d’hyperboles inutiles, en jetant à la figure du lecteur des bordées de promesses, d’affirmations ou d’adjectifs pompeux (ou le tout à la fois). C’est ainsi.

Cela étant dit, c’est nous qui choisissons d’y adhérer ou non. Et c’est réellement un choix. Je crois personnellement qu’il faut parvenir à un équilibre entre idées/intention et forme/contenu, le meilleur possible. Et j’ai très envie d’y assister. C’est à cela que le débat se résume. Et c’est ce qui rend la photographie si difficile. C’est si simple de déclencher pour obtenir une image. On déclenche cinquante fois, et ça fait un projet. Peut-être, mais généralement pas un projet qui résiste à l’analyse, même superficielle. Il est bien plus difficile d’obtenir de bonnes images, et plus encore de produire un bon travail constitué de bonnes images.

En tant que photographe, il faut sans doute prendre le problème idées/intention versus forme/contenu par les deux bouts à la fois. Ce qui est difficile. Parce qu’il est plus facile d’avoir une idée puis de sortir quelque chose en tournant autour de cette idée, que d’être capable de la faire évoluer en fonction de ce qui ressort des images.

Quand je dis « plus facile », c’est dans tous les sens du terme, mais en particulier sur le plan de son propre confort. Les idées ont tendance à émerger sous une forme précise, contrairement aux images. Qui voudrait aller quelque part sans but défini ? C’est pourtant ainsi qu’il faudrait que les choses fonctionnent quand on est dans le domaine de l’art. Et même au-delà : prenez le documentaire : là aussi il faut bien qu’il y ait un peu d’aventure (faute de quoi ce ne sera que propagande, n’est-ce pas ?)

Ce sera peut-être plus parlant avec des exemples. L’équilibre entre idées/intention et forme/contenu est tout aussi important dans les typologies de Bernd and Hilla Becher que dans Les Américains de Robert Frank. Cela se résume vraiment à ça. À moins d’être un grincheux dogmatique, force est d’admettre que se trouver face à un ensemble de photographies de châteaux d’eau sur le mur d’un musée induit le même degré d’étonnement que de feuilleter Les Américains – même si cet étonnement se manifeste de façon très diverses (et c’est ce qui rend les deux si excitants). On peut préférer l’un à l’autre. Mais on ne peut que tirer son chapeau à celui que l’on ne préfère pas. Les deux sont si harmonieux, si bien faits, si foncièrement viscéraux qu’en leur présence toute résistance est simplement vaine.

Voilà une bonne définition de la grande photographie : une photographie où l’équilibre entre idées/intention et forme/contenu atteigne une perfection telle que les images en deviennent fascinantes, quand bien même on ne les accrocherait jamais au-dessus de son lit. Autrement dit, ce qui importe n’est pas ce que vous dictent vos préférences, vos sens ou votre goût. Ce qui importe est ce que dicte l’œuvre – laquelle ne le dicte que si son concepteur s’est battu avec la dernière énergie pour atteindre à cet équilibre juste entre idées/intention et forme/contenu.

Donc, en tant que photographe, il faut traiter ce problème comme un tout – si tant est qu’on souhaite réellement créer un travail harmonieux qui offre tellement au lecteur quel que soit le temps qu’il consacre à le regarder. Peu importe où le photographe évolue sur le spectre allant d’« idées/intention » d’un côté à « forme/contenu » de l’autre, il doit regarder ses images en prenant en compte ces deux extrémités.

Et l’on ne peut pas… – si, on peut, mais il serait préférable de ne pas céder à la tentation – ni faire un livre à la va-vite, ni séduire un jeune conservateur dont la formation même ne lui permet pas de saisir toute la portée des imbrications de la forme et du contenu en photographie.

Au contraire, il faut tout vouloir à la fois.

 

 


(1) Jörg Colberg, « Why does it always have to be about something? », Conscientious Photography Magazine, 18 avril 2016. Disponible en ligne sur : http://cphmag.com/aboutness/. Texte uniquement en anglais (ndt).


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Lecloux en mars 2017.
Article original de Jörg M. Colberg paru le 7 novembre 2016 sur Conscientious Photography Magazine.