Voyage dans un souvenir de Belgique


Par Jean-Marie Wijnants

Belge exilé en France, Frédéric Lecloux sort Brumes à venir, un ouvrage sur ce pays qu’il a fui.

Membre de l’agence Vu’, Frédéric Lecloux a notamment publié L’Usure du Monde, hommage à l’écrivain suisse Nicolas Bouvier et Le simulacre du Printemps, à partir de 24 images prises dans l’appartement de sa grand-mère à Schaerbeek en 2005. C’est à la suite de ces deux ouvrages qu’il a décidé, avec ses éditeurs, de consacrer un livre à la Belgique. Sitôt la décision prise, il trouve le titre de l’ouvrage en rentrant chez lui à Nyons, dans le Sud de la France. Et il se met au travail.

« Les premières images de ce travail ont été prises en novembre 2008, explique-t-il. Cela faisait 7 ans que j’avais quitté le pays. Je sais y avoir laissé beaucoup d’interrogations en suspens. Notamment cette question de savoir si le pays existe encore. »

Entretien

La première photo du livre montre un empilement de macadam détruit. Pourquoi celle-là ?

C’est important pour moi de mettre d’emblée la conversation avec le lecteur sur le terrain de la dé- construction de quelque chose qui avait été patiemment construit, même sur des bases illusoires, ou non. Je ne sais pas si la Belgique existe ou a existé. J’ai bien une idée personnelle, mais ce n’est pas mon travail d’artiste de l’imposer. Ce que je sais, c’est que j’ai passé les 28 premières années de ma vie dans un endroit que des cons s’emploient à défaire à coup de haine. En démarrant comme ça, je dis au lecteur : prépare-toi si tu le souhaites à voyager dans un endroit que quelqu’un ne veut plus voir exister, et à réfléchir à cette question de savoir pourquoi des « gens de pouvoir » travaillent ce qu’il y a de plus vil en chacun d’entre nous pour nous amener de notre plein gré à les aider à détruire l’endroit où nous avons grandi. Mais je le prépare aussi à une plongée dans l’enfance qui est par définition ce que la vie, tous les jours un peu plus, détruit en nous.

La dernière photo montre un personnage qui tente de traverser un mur de brique. Est-ce une image de la Belgique ou de votre tentative de vous détacher de ce pays où tout le monde a une brique dans le ventre ?

Les deux, bien sûr. Quelque part dans le texte du livre, je dis : « étranger de naissance au nord et au sud, étranger au milieu par ma fuite, étranger total… » Cette image est le symbole de ma fuite, plutôt que de mon détachement. Je ne serai jamais « détaché » de la Belgique. Tout ce qui lui arrive de bien me réjouit et de mal me détériore. Même à 930 kilomètres. Je suis bien conscient qu’en fuyant, j’ai fui la bêtise des intérêts égoïstes à l’œuvre aujourd’hui, tout autant que mille choses que j’aime dans mon pays et qui me seront à jamais inaccessibles à cause de cette fuite.

Mais cette image est là aussi pour que le lecteur qui se sent couillonné par les forces à l’œuvre puisse se dire : ma Belgique, il faut peut-être que j’aille la vivre de l’autre côté du mur de briques de la prudence. Certes les Belges sont rassurés d’avoir une jolie maison de briques, moi le premier, même si elle est en pierre, mais peut-être que l’avenir de la Belgique est à créer au-delà de cet- te prudence, celle du cocon, du foyer, de la maison… Je n’en sais rien. Cette image peut en tout cas y faire réfléchir.

Il y a de nombreuses images de fêtes (carnavals, etc.). Sont-elles particulièrement représentatives de notre pays ?

Oui pour moi c’est un trait distinctif de la Belgique en particulier mais peut-être du Nord en général. Cette idée de la fête presque un peu tsigane, où tout est exagéré, la joie comme la mélancolie, et qui me ramène encore une fois à l’enfance, mais aussi aux mois passés en Yougoslavie à rechercher l’âme de Nicolas Bouvier, et où tout se termine au violon et à la slivovic. J’ai trouvé entre la Belgique et la Yougoslavie une tendresse commune qui, de mon petit point de vue d’exilé, est complètement soit absente soit cachée dans le sud de la France. Je veux dire au sud de Charleville. J’ai été heureux de retrouver la fête et le lendemain de la fête belges.

On a le sentiment que la plupart des images n’auraient pas pu être prises ailleurs qu’en Belgique. Finalement, ce travail ne montre-t-il pas qu’elle existe malgré tout ?

C’est un compliment. Je crois en effet que si un certain politicien veut détruire quelque chose, c’est que ce quelque chose existe… Mais comme le dit Céline, la haine ne s’embarrasse pas de tout cela. Elle trouve toute seule ses mobiles. C’est vrai que notre pays n’est pas né pour vivre ensemble, mais pour se débarrasser des Hollandais. C’est vrai que nous avons tous dû depuis 180 ans vivre avec cette idée d’être né dans un pays qui n’existe que par dé- faut, par opportunisme. C’est vrai qu’il est en train de mourir parce qu’avec de plus en plus de conviction et de régularité des cons décident de nous dresser les uns contre les autres. Et pourtant nous en avons fait quelque chose de pas mal à bien des égards. Mon inquiétude, comme je le dis dans mon texte, est que finalement la Belgique n’ait inventé que Bruxelles, et que la Flandre et la Wallonie n’aient jamais vraiment eu plus que des relations touristiques. Mais c’est peut-être pessimiste.


Un enfant de Bruxelles et de la nature

La nature qui finit par tout recouvrir est très présente dans les images de Frédéric Lecloux. « Je montre une Belgique en train de se défaire, explique-t- il. Je ne suis pas photojournaliste, je ne suis pas historien, je ne suis spécialiste de rien, je rassemble juste des images qui espèrent dire plus que ce qu’elles disent. J’utilise des signes, par exemple ceux de la fin de l’ère industrielle, ou de l’humour, ou de la fête, com- me signes d’un autre langage, par exemple celui qui déplore la fin d’un plaisir de vivre ensemble malgré tout, ou qui magnifie ce plaisir, ou celui que chacun inventera en lisant le livre. Ou peut-être juste un langage pour me délester de vieillir et de voir vieillir. »

Son travail dépasse pourtant la simple démarche nostalgique. « Évidemment, tout cela peut aussi être vu par le lecteur comme des métaphores de ce qu’on fait de notre pays, contre le gré, j’allais dire de la majorité. Mais pour combien de temps encore sommes-nous la majorité ? Ça me fait penser à Céline : « Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls. » Tout mon livre tient peut-être dans cette phrase, et en même temps il va bien au-de-là. C’est aussi un livre sur la perte, sur l’enfance et sur l’exil. »

Finalement, cette nature ramène sans cesse au passé comme il l’écrit dans son livre : « Quatre ou cinq blessures d’enfance à calmer. Elles ont toutes pour toile de fond les rues de Bruxelles, l’horizon vert de la mer du Nord ou les sous-bois humides de la Gaume enfumés par un feu de brindilles sur lequel grillent des tartines, presque toujours sous un couvercle de nuages si bas qu’il reste à peine quelques mètres d’air respirable en dessous… Ce baluchon moite, pas fini de le déballer. »

« Tout le rapport à la verdure est là, nous confirme-t-il. Je suis un fils de Bruxelles, j’ai grandi en ville, mais j’ai passé presque tous mes week-ends en forêt de Soignes ou dans les bois de Thiérache, de Gaume ou des Fagnes à courir en culottes courtes en me griffant les genoux et quand je rentrais ma mère me plongeait dans un bain au Dettol. Ajoutez-y la mer du Nord et toute ma Belgique est là. »

La colère des Belges

L e beau texte du livre parle beaucoup de colère. « Pour moi, nous confie l’auteur, il est impossible que la gabegie organisée aujourd’hui ne provoque pas de la colère chez ses victimes : les humains de Belgique. Impossible que le Belge regarde son pays être défait sans éprouver de la colère. Mais c’est peut- être encore une fois un tic de Bruxellois de penser cela. On peut se demander si à Falaën, un seul habitant tire un sentiment d’appartenance à un projet commun, de savoir qu’à Kerkom-bij-Sint-Truiden ils ont le même roi que lui. J’espère, sans trop y croire parce que nous sommes trop prudents, j’espère qu’un jour nous laisserons éclater cette colère et que nous enverrons ces caciques se faire pendre ailleurs. J’aime cette utopie Belgique.

J’aime que mon pays ait plusieurs langues et j’aime les parler comme je peux. J’ai toujours aimé parler à l’autre dans sa langue et, quand j’ai pu, je l’ai apprise, un peu ou beaucoup, en Perse, en Russie ou au Népal et en Flandres et à Butgenbach. Une langue n’a ja- mais été un obstacle à comprendre l’autre, j’apprends, il apprend, on se débrouille. Mais ce qui me met en colère c’est cette manie de nous faire croire que la moitié des Belges hait l’autre, et au nom de ce mensonge de tout faire pour le transformer en vérité, et de nous dé- posséder par la démagogie et les urnes de tout moyen de prouver que c’est faux. Qui peut vivre là-dedans sans être en colère ?

Mon sentiment par rapport à mon pays est peut-être biaisé par le fait que j’ai pris conscience que les Belges étaient en train de renoncer à cette espèce de folie naïve qu’il y a à vouloir mélanger des réalités aussi disparates que des Wallons et des Flamands pour en faire un pays, au moment précis où j’ai aussi pris conscience que mon enfance ne reviendrait pas. Ça fait peut-être beaucoup de pertes d’un coup. »

Les présents, les absents

Quelques rares portraits d’hommes et de femmes viennent se glisser dans ce vaste portrait de la Belgique. Hormis leur nom, nous ne savons rien de ces personnes dont le photographe nous explique la présence.

« Elles sont là parce qu’elles ont bien voulu m’accompagner dans la brume, et qu’à un moment de nos promenades, elles ont occupé le cosmos en face de moi d’une façon qui m’a bouleversé. Cette question des personnes présentes dans ce livre est essentielle. Car elle engendre l’autre, plus douloureuse, de celles qui n’y sont pas. J’ai photographié mon père à la dernière minute, le 21 juillet au soir, par chance, parce qu’il m’a montré tout ce que j’aime en lui en une seconde de pause. Mais ma mère n’y est pas. Elle me montre tous les jours ce que j’aime en elle. Mais je ne sais pas encore comment le photographier. Il faudra un jour que je photographie ma mère. »

« Ma grand-mère y est vivante, ajoute l’artiste, mais trois jours avant l’impression du livre, je l’ai photographiée sur son lit de mort. L’image n’y est pas. Il est évident pour moi que la suite de mon travail en Belgique commence avec cette image, même si je ne la publie pas, c’est un point de départ. Et puis il y a toutes celles et ceux qui ont dit non, ou qui ont dit un oui dont le temps a montré que c’était un non, ou qui n’ont pas répondu, ou qui ont dit oui et dont j’ai raté la photographie : une autre vérité de ce livre est que j’avais commencé ce travail pour me guérir de leur absence, de leur mépris, de leur indifférence, peut-être même de leur amour qui n’a jamais dit son nom, de tout cela que je crois et qui est peut-être complètement faux… une autre vérité de ce livre est qu’ayant été incapable d’y mettre tous ces fantômes, un autre livre reste sans doute à faire. »

 


Article paru dans Le Soir, Bruxelles, le 5 novembre 2012Télécharger en pdf.