Comment fabriquer son papier


Je ne sais pas pourquoi je retourne creuser là-haut. Mais je sais ceci : ce n’est pas moi qui l’explore mais la Belgique qui me fouille. Et cet examen est mystérieux. Il prend une forme hésitante, qui bifurque à tout moment. Et en même temps, banale entreprise de purge. À chaque voyage cette question : que suis-je venu faire ici ? Je dirais, mais avec réserve : observer ce qui a lieu, ce qui n’a pas lieu, et ce qui subsiste cela mis à part. Disponible à l’imprévu. Mille huit cent soixante kilomètres aller-retour, pour un peu d’imprévu…

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Longtemps je me suis nourri presque exclusivement de lettres. La Belgique est irréparablement associée en moi à l’image « lettre », le profil de Baudouin à seize francs sur une enveloppe dix par quinze, écriture variable, et dedans l’inconnu. De l’arrivée ou non d’une lettre pouvait dépendre ma journée, ma semaine, mes désirs ou mes indifférences, ma peur de la mort. Aujourd’hui je suis parvenu à penser un rapport plus ou moins salubre au courrier, quoique toujours à mettre en application. Mais jadis mes heures étaient structurées autour de la boîte aux lettres. Si elle avait été plus grande j’aurais avec plaisir vécu dedans.

J’en guettais les signes, le ventre tordu par ce mélange d’envie, de crainte et de respect qu’inspirent ces gens qui prennent possession de vous et qui, calés dans la faille qu’ils ont investie, commandent bientôt chacun de vos actes en travaillant mine de rien à vous convaincre de les y avoir invités. Envie qu’une lettre arrive. Qu’elle n’arrive pas. Crainte du silence augmentant à chaque nouveau jour de silence. Envie qu’elle comble mes espoirs. Crainte qu’elle reste en dessous, ou soit d’une sorte dont je n’aurais pas prévenu le potentiel destructeur. Terreur de l’arrêt brutal – qu’elle dise un jour : je n’aurai pas de suite… Cette boîte… Pendant des années, la mesure de ma vie fut battue par le claquement du clapet de cuivre, suivi, si ce n’était pas le vent, par la collision mate du papier sur son fond de bois, et prolongé enfin par le glissement des enveloppes sur le damier de marbre du couloir. Plutôt bouche à lettres que boîte. Pour assister sans garantie à cet enchaînement de sons j’ai retardé des départs, annulé des projets, avancé des retours, ruiné des amitiés, galvaudé mes ambitions scolaires. Neuf fois sur dix en vain. La fois restante je vivais l’arrivée de la lettre comme on échappe à la noyade. « Il était moins une, je n’aurais pas supporté un jour de plus. » C’est bien sûr faux : si l’homme a pu survivre à sa barbarie tatillonne, il peut survivre à un jour sans lettre. Mais moi, j’ai survécu grâce à cette croyance. Ce qui est peut-être faux aussi. Quoi qu’il en soit, mu par cette marotte, j’ai tissé à cette époque une demi-douzaine de correspondances sur une trame d’anxiété. Il n’en reste quasi rien. La seule que j’aie gardée, lorsqu’elle s’est achevée en 1993, n’avait plus de correspondance que le nom. Nous étions deux spectres nous écrivant à nous-mêmes dans des enveloppes adressées à l’autre. Tout le reste a servi de matière première aux exercices pratiques d’un manuel de bricolage intitulé Comment fabriquer son papier dont je ne compris qu’alors la raison de l’achat très ancien.

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Pas confiance dans La Poste. Au besoin je convoyais ma prose moi-même, et s’il fallait aller loin j’y allais, familier des trains et des vicinaux, mais pas toujours très conscient, tout au plus dans les parages de la réalité. Ignorant des chemins qui m’y avaient conduit, il m’arriva plus souvent que nécessaire d’émerger du délire au bord d’un petit quai, où le dernier train avait fait halte trois heures ou quatre plus tôt, avec encore parfois ma lettre en poche. J’ai appris la Belgique par le rail et la solitude des gares.

 

 


Photographie : Rue Albert de Latour, Bruxelles, Belgique, 2010.
Série Brumes à venir.


Extrait de Brumes à venir, Le Bec en l’air, 2012.