Ce qu’on nomme voyage


Fausse citation et contre-sens

On trouve depuis quelques temps, sur nombre de sites Internet d’amateurs de voyages et dans un livre au moins (1), cette phrase qui m’est attribuée et que chacun reproduit sans jamais prendre la peine d’en vérifier l’authenticité : « Le voyageur est celui qui se donne le temps de la rencontre et de l’échange. » Phrase que je n’ai jamais écrite et qui constitue de surcroît un contre-sens par rapport à la phrase originelle qu’elle prétend citer, issue d’un passage de Lentement vers l’Asie (2).

Si bien des préoccupations de cet ancien récit sont celles de quelqu’un que je ne suis plus et que j’ai souvent du mal à reconnaître, l’idée selon laquelle l’opposition entre voyage et tourisme serait un artifice de langage hypocrite me semble toujours d’actualité. Je la dirais sans doute autrement aujourd’hui. Je l’ai déjà dite un peu. Je la dirai peut-être encore de façon plus approfondie, même si la question du tourisme m’intéresse désormais surtout du point de vue des images que génère cette branche du divertissement. En attendant, sur le fond, elle me va toujours.

Voilà pourquoi, au lecteur soucieux de rigueur intellectuelle, je livre ci-après la phrase exacte, inscrite dans le passage en question où, avec les outils qui étaient les miens en 2005, cette idée se trouve contextualisée.

F. L., Londres, 28 décembre 2015

Extrait original de Lentement vers l’Asie

À propos de ce besoin de toujours se sentir chez soi dans l’ailleurs, de recréer un semblant de sédentarité dans le voyage : le but naïf de cet artifice est je suppose de faire pâlir tant que possible l’encre de cette étiquette gênante de touriste que l’on sent bien collante à son front, à tort ou à raison – et qui nous gêne tous car derrière se cache l’énorme question de nos mobiles –, pour faire apparaître en filigrane la qualité plus flatteuse de voyageur.

Dans cette dichotomie factice, le voyageur serait celui qui se donne le temps de la rencontre et de l’échange ou en fait mine, et le touriste celui qui ne fait que passer, que prendre, et trop vite. Je me suis raconté bien des fois ce mensonge. « Le touriste, c’est certainement lui, là, en mauve et vert, mais pas moi. Moi, je baragouine trois mots de la langue d’ici, je vis dans des familles, je me fais des copains dans la rue… Je suis un voyageur. » Et je me soupçonne de me bourrer chaque fois le pauvre crâne avec l’idée qu’un jour je vivrai là pour toujours.

Or à pousser trop loin cette explication du voyageur par opposition au touriste, on finit par nier le voyage : ni les langues étudiées, ni l’histoire apprise, ni les livres lus, la culture disséquée, ni même les rencontres ne changeront jamais rien au fait qu’on n’est pas de là-bas, mais de chez soi. Car si faire un voyage c’était se greffer à la destinée de chaque lieu traversé, ce qui peut demander une vie par lieu sans garantie de succès, d’abord le voyageur serait un dieu à autant d’avatars que d’étapes à ses itinéraires, ensuite cela ne s’appellerait plus voyager, mais habiter.

Alors, sans parler de la caste des expatriés, qui pose un problème si vaste qu’il mériterait un livre entier d’analyse, voici ce que je crois : dès l’instant que l’on quitte le lieu où l’on vit, que ce soit pour respirer l’âme d’une ville, voir un paysage, gravir un 8 000, étudier une ethnie, enchaîner les curiosités architecturales en car climatisé, ou même visiter un parent, ou pour le simple plaisir de rien, on est inévitablement invité à consommer une industrie qui est faite pour nous, donc on devient touriste potentiel. Nous ne sommes pas obligés d’en tenir compte : nous pouvons la nier, en tout ou en partie, mais quoi que nous fassions nous serons toujours d’emblée perçus comme clients de cette industrie. Quoi d’autre ? Et en disant « quitter le lieu où l’on vit », je ne parle pas de son pays : il ne faut pas aller loin. En France par exemple, plus l’échelle d’observation diminue, plus ce rapport à l’autre est aigu : à cinquante kilomètres de sa maison on est déjà un touriste (si l’on est blanc : les autres couleurs sont rassemblées sous la bannière « étranger »). Ce que, pour nous réconforter ou par snobisme ou hypocrisie, nous nommons voyage aujourd’hui par opposition au tourisme n’est rien d’autre que du tourisme à un stade balbutiant certes, mais qu’il quittera bien assez tôt. Presque tous les recoins de la planète ont à votre intention ne serait-ce qu’une minuscule infrastructure, un bar infect, une chambre tordue où dormir, un magasin en carton – et de toute manière on y a au moins une infime notion de qui vous êtes. Et si vous connaissez un endroit où ce n’est pas le cas, eh bien c’est qu’il est déjà trop tard : puisque vous le connaissez. Parce que tous les voyageurs du monde, je le redis, iront là où le livre, l’ami, le guide, l’autre voyageur a dit : là, il n’y a pas de touristes. Et parce que même en prenant son temps, il est impossible d’expliquer à tous les gens que l’on croise que l’on pense ne pas être celui qu’ils croient qu’on est.

Donc voilà : nous sommes touristes, il n’y a pas à chipoter. Une fois réglé le problème sémantique de notre statut, la seule chose qui peut nous différencier d’un autre touriste, c’est la trace qu’on laisse dans la tête des gens. Et ça, c’est le travail quotidien du voyage, dont il est presque impossible de s’acquitter d’une manière satisfaisante. La vraie question, c’est celle de notre honnêteté. Une question entre soi et soi. Le tout est de se la poser.

 

 


(1) Les Mots du voyageur, de Thomas Honiger, éd. Magellan & Cie, 2013.
Consultable en ligne sur Google Books.
(2) Frédéric Lecloux, Lentement vers l’Asie, récit, Glénat, 2006.


Photographie : Anatolie, Turquie, 2005.
Série L’Usure du Monde.