Tant de pièces pour une seule note (1e partie)


Une conversation avec Antoine d’Agata

Arles, le 23 novembre 2016

J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c’est fait.
– LAUTRÉAMONT

 

Avant de commencer

[Frédéric Lecloux] Tu souhaiteras relire notre conversation ?

[Antoine d’Agata] C’est douloureux de me relire. Parce que je réécris alors ma parole de façon excessive, et je tue le texte. Parce que je vais toujours, à travers les mots, à travers les images, vers une seule et même chose : l’abstraction du vide… la beauté et l’horreur intrinsèques au vide. C’est bien que quelqu’un d’autre s’en charge, et préserve la part spontanée de la pensée. Je suis à toi dans moins de dix minutes.

[F. L.] Prends ton temps…

[A. d’A.] [Antoine prépare une seringue.] …

[F. L.] À quoi travailles-tu à nouveau avec Voies-Off ?

[A. d’A.] On fait un deuxième « livre ». Ce n’est pas tout à fait un livre. Un objet, plutôt. C’est le deuxième livre qu’ils font. Ils veulent devenir éditeurs. Je ne prétends pas avoir l’exclusivité de leur catalogue, mais le fait est que j’aurai fait leurs deux premiers livres. Je fais beaucoup de premier livres. On vient de finir, c’est fait.

[F. L.] J’ai acheté chez eux Désordres (2015), parce que je voulais un endroit où trouver rassemblés beaucoup de tes textes…

[A. d’A.] Ce n’est pas forcément la meilleure source textuelle, parce que j’ai été un peu vite. Le résultat est plutôt de l’ordre du patchwork.

[F. L.] Cela m’a convenu. Il y a un meilleur endroit ?

[A. d’A.] C’est toujours pareil : j’ai tendance à ressasser, réécrire, et encore une fois je tue les textes… J’aime bien Anticorps (Éditions Xavier Barral, 2013), mais je pense qu’à force de l’écrire et de le réécrire, une fois encore, j’ai vidé le texte de sa substance… Ce n’est pas non plus très important. L’essentiel est de prendre ce qu’il y a à prendre. Il n’y a aucun livre où la forme me convienne, parce que je ne suis pas écrivain, et plus j’écris…

[F. L.] C’est une de mes questions…

[A. d’A.] D’accord, je finis ça, et on commence…
[Antoine s’assoit au jardin, ôte la ceinture de son pantalon dont il se fait un garrot, et s’injecte le contenu de la seringue dans le bras.] …

[F. L.] …

 

*

On commence

Je n’ai jamais su que jouer.
– Guy DEBORD

 

[Frédéric Lecloux] La première fois que nous nous sommes rencontrés, à Phnom Penh en 2008, tu cherchais si je me souviens bien une solution artistique pour clore une série d’images qui tirait son existence d’une relation dorénavant bloquée. Nous avions parlé du Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, le pendant sombre de son Usage du Monde. Un livre de naufrage. Un livre d’échec – et d’apprentissage de la nécessité de l’échec.

Où en es-tu de ton rapport à l’échec ? Je veux dire : à l’échec éventuel de l’homme à être photographe (comme cela a pu être le cas en 2012 et 2013 avec Fractal, où tu collectais sur Internet des photographies de femmes arrêtées par la police américaine et affirmais ne plus pouvoir prendre de photographies, et ne jamais pouvoir faire mieux que ces images recueillies), mais aussi à l’échec de la photographie à être trace de ton expérience (comme précisément à Phnom Penh en 2008, ou à Oświęcim en 2002 par exemple) ?

[Antoine d’Agata] Je n’ai jamais considéré la photographie que comme une succession de tentatives, toujours réitérées, mais qui vont dans le même sens, c’est-à-dire : trouver comment explorer, mais je n’aime pas le terme « explorer », comment entrer dans une relation intime, physique, mentale, émotionnelle, sociale, politique, aussi entière que possible, avec le monde, et comment, dans cette tension avec le monde, mieux se définir, mieux – plus que se connaître – s’affirmer, mieux…

[F. L.] Être présent ?

[A. d’A.] Plus qu’être présent : agir – l’action est essentielle – et, à travers une perspective, qui non seulement est unique mais est aussi élaborée, travaillée, toujours plus fouillée, toujours plus précise, prendre position… à partir de soi, sur un mode existentiel, et vis-à-vis des autres, sur un mode plus politique.

Mais cela ne se réduit pas au champ photographique. Ce sont les principes d’action que je pratiquais longtemps avant de devenir photographe. On parlait de Guy Debord avant de commencer : je viens à la fois de la rue et de la politique. Mon parcours s’est alimenté de ces deux expériences distinctes que je me suis efforcé, toujours, de fondre dans un mouvement unique. Et ma logique, déjà, était la même : chercher comment m’inscrire dans le monde de la façon la plus radicale possible.

Cela étant il y a deux choses à dire. D’une part je ne pense pas en terme de réussite ou d’échec parce que j’accepte l’échec et l’impossibilité comme une donnée permanente, comme un état de fait irrémédiable. Il n’y a pas d’aboutissement ou d’achèvement possible, ni souhaitable, car je finis par sacrifier, toujours, ou l’intensité de l’expérience à la nécessité de la forme, ou l’intégrité du langage à la possibilité que l’événement advienne. Donc je suis dans l’impossibilité absolue de vivre et de raconter, dans le même temps, l’expérience vécue. Mais cet échec n’en est pas un, parce que l’échec résiderait plutôt dans le fait de ne pas tenter l’impossible. Presque quarante ans après avoir entamé ce processus d’investissement du monde, être encore en mesure chaque jour de réinventer des protocoles, des stratégies, de remettre en question, de détruire en permanence tout ce qui existe pour me donner une chance de sentir, de connaître, de penser, d’agir, de communiquer de façon différente avec la communauté que je me suis choisie, est un échec qui tient du tour de force. Cette succession d’échecs ponctuels, reconnus, recherchés, est l’aboutissement d’une mise à l’épreuve continuellement renouvelée. Je considère comme un privilège, chèrement payé – au prix de l’épuisement, du sang, d’une certaine intégrité mentale – la possibilité d’être acteur de mon existence, objet d’une volonté et d’une rage irréductibles, dans une tentative qui, par essence, ne peut être que stérile.

Ceci dit, dans cette succession insensée de tentatives, il y a des échecs, ou des renoncements ponctuels. Au Cambodge en 2008 par exemple, c’est en terme d’intensité que la question s’est posée et que l’échec s’est joué. Je suis rarement allé aussi loin dans l’excès et dans la démesure, dans l’intensité et la férocité du désir et des expériences, des sensations, de l’engagement physique, émotionnel et mental. J’étais arrivé à un point de non-retour dans cette relation amoureuse et photographique parce que je ne pouvais pas continuer de photographier sans abîmer la pureté et l’intensité de l’expérience, et en même temps je ne pouvais pas me résoudre à ne pas photographier et à ne garder aucune trace d’expériences extrêmement déraisonnables. Donc j’étais déchiré une fois de plus entre les impératifs de l’existence vécue et ceux de l’histoire racontée. Mais la violence de la situation a fait que de toute façon je n’ai pas eu le choix et que la relation s’est arrêtée de manière brutale.

Pour revenir à ta question, tu me demandais où j’en suis aujourd’hui de mon rapport à l’échec. Je viens d’achever un film. Pour aller très vite, c’est un aller-retour entre le présent et le passé. Le passé consistant, à l’écran, dans les lents monologues de vingt-trois ou vingt-quatre femmes qui s’adressent à moi, et à elles-mêmes peut-être, depuis le passé. Ces paroles sont accompagnées par des images que j’ai faites ponctuellement, de façon très chaotique et épisodique, au fil de rencontres effectuées ces dix dernières années. Ces images sont montées comme une succession de flash-back et entrecoupées par les paroles et images enregistrées par une femme avec qui j’ai voyagé ces derniers mois. Parce que je considérais avoir atteint un stade ultime d’impuissance photographique, causée dans le même temps par l’incapacité de vivre les expériences et le dépérissement du désir de rendre des comptes, parce que je me trouvais dans un état de délabrement bien au-delà de ce que j’ai connu à l’époque où je travaillais sur le livre Fractal, à cause de l’épuisement physique et mental, consécutif au cercle vicieux narcotique et sexuel, de l’assèchement des émotions, de la folie maniaque de la compulsion et de la paranoïa… pour toutes ces raisons j’ai demandé à cette jeune femme de dresser un constat, de tenir le journal filmé de ma déchéance physique et morale. Concrètement cela revient à élaborer un texte, une parole, une perspective propre, à partir d’expériences partagées. Elle est la seule qui ait écrit un texte parmi les femmes qui parlent dans le film. Les autres s’expriment sous une forme spontanée issue d’entretiens réalisés dans leurs langues d’origines, paroles que j’étais dans l’incapacité de comprendre dans le temps précis de leur délivrance. Je n’ai eu accès à leur teneur que des mois plus tard, lorsqu’il a fallu traduire, éditer et sous-titrer ces monologues. La femme qui a été le témoin de ma chute a donc, au fil des mois, tenu un journal où à ma demande elle m’a observé sans répit. Ce journal montre que j’ai explosé en vol, d’où l’état d’effondrement dans lequel je suis aujourd’hui. La combustion de narcotiques, l’épuisement physique lié à l’âge, l’addiction à des chimies qui font vivre à des niveaux d’intensité extrêmes, à la suite desquels il m’est impossible de redescendre sauf à être en sous-fonctionnement et à me consumer d’ennui, et donc à avoir besoin de revenir à ces pics émotionnels et physiologiques… Tout cela fait que son journal est un tableau assez noir de mon état durant ces temps d’excès délibéré. Dans les quelques images où j’apparais, tournées ces derniers mois, on me voit dans une position où il n’y a plus de possibilité de rencontre, ni de capacité à aller vers l’autre. Tout cela fait que je me… [Antoine mime une posture avec ses mains…]

[F. L.] Tu te recroquevilles ?

[A. d’A.] Exactement, je me retourne sur moi-même et en moi-même. La violence, qu’elle soit narcotique, sexuelle ou criminelle, se retourne toujours et avant tout, contre ceux-là mêmes qui la génèrent. Ils sont les premières victimes de leur propre violence. En ce qui me concerne, le processus a été le même. Toute cette énergie et cette violence d’abord me crament, me détruisent. C’est ce que le film tente de montrer, ou de démontrer. C’est ce que tente de raconter cette femme qui parle des heures durant. Le fait est qu’elle m’a quitté après avoir posé ce constat, après avoir vécu dans sa chair et son esprit la violence des situations qui faisaient notre quotidien durant ces longs mois d’errance… Mais je pense que ce n’est pas par hasard si les choses ont évolué dans cette direction. Ce qu’elle m’a reproché, entre autres choses, c’est que cette violence, cette déchéance, cet éloignement, ce déchirement étaient écrits d’avance, prémédités, scénarisés, imposés par des logiques plus idéologiques qu’émotionnelles. Pour moi c’est un développement inéluctable parce qu’effectivement j’utilise la fiction comme un outil qui me permet de jouer avec le cours de ma propre existence. Ce n’est pas la première fois que je tente de prendre ainsi le pas sur le destin ou le hasard. Les situations que je m’efforce de vivre, et auxquelles je tente de survivre, sont la matière première et essentielle d’un « art » qui n’est jamais que le refus de tout art séparé de la vie. Il s’est passé la même chose au Japon, au Mexique, au Cambodge, et dans tous ces pays où je tente, au jour le jour, de réinventer le cours des chose, de déterminer une position qui serait cohérente avec ce que je pense, ce que je crois et ce que je dis, même si cette position ne peut être, à terme, qu’intenable. À force d’utiliser les outils propres à la fiction pour remodeler ou pervertir la nature et le sens de mon identité, de chacun de mes gestes, j’en arrive à prévoir, à planifier les ruptures, les fractures, la violence. Mais là aussi il y a échec, ou renoncement, dans le sens où, pour tromper l’ennui, je fais tout ce que je peux pour, en permanence, réinjecter des doses de hasard dans ces plans préétablis. La dimension du sacrifice – ou est-ce un rituel de l’ordre du jeu, ou de l’esquive ? – est, elle aussi, essentielle. Je savais pertinemment que si je demandais à quelqu’un d’interrompre un regard amoureux, de se désengager émotionnellement, de s’éloigner de moi pour m’observer, pour scruter ma déchéance physique, objectivement, ou plutôt cliniquement, et froidement entamer un processus critique, cette personne allait finir, irrémédiablement, simplement, par vomir ma présence…

[F. L.] Ice (Images en Manœuvres, 2012) fut pour moi impossible. Un point limite. Un effroi. Je n’ai pas compris ce livre. Pour être plus précis je n’ai pas eu le temps de le comprendre. Je l’ai refermé avant…

[A. d’A.] Mais pourquoi ?

[F. L.] Les images étaient trop dures pour moi. Simplement pour ma petite nature de quelqu’un qui peut regarder des images, il y avait trop de violence pour que je puisse la regarder. Le peu que j’en ai vu m’a semblé intolérable. J’ai renoncé. J’ai pris la responsabilité de renoncer.

[A. d’A.] Parce qu’il y a une pauvreté narrative, j’en suis conscient, mais qui évolue, qui devient, au fil des pages, une tension vers quelque chose d’absolu, d’impossible…

[F. L.] Je n’ai même pas pu atteindre à la narration…

[A. d’A.] D’accord…

[F. L.] Toujours est-il que visitant pour la première fois une exposition de toi au BAL début 2013

[A. d’A.] Je fais une courte parenthèse. L’exposition du BAL m’a permis, comme personne n’avait voulu voir Ice, n’avait voulu regarder Ice, n’avait pu même prendre acte de l’existence de ce livre pour moi essentiel, même si fragile dans sa construction, cette exposition donc m’a permis quelques mois plus tard d’imposer l’existence de cet ensemble d’images au regard des spectateurs et des regardeurs professionnels. J’y ai forcé les images de Ice de façon subtile, insidieuse, calculée, dosée, mais entière, intègre, au sein d’un ensemble d’images plus acceptables, plus raisonnables et ça les a rendu visibles, compréhensibles, abordables, parfois dans leur monstruosité ou impossibilité même.

[F. L.] C’est exactement ça. J’ai bien vu que Ice était présent au BAL, ou en tout cas que les images qui m’avaient fait refermer Ice étaient là, certes plus abordables pour un lecteur qui ne vit pas dans ta peau, mais surtout permettant de mettre en valeur autre chose. Il s’est ainsi passé une rencontre inattendue qui a fondé mon envie que la présente conversation ait lieu. Sur un des murs, tout en haut, de relativement petite taille eu égard à la distance d’où les regardait le visiteur forcément fidèle au sol, j’ai découvert les images de ta série Oświęcim. Quelque chose s’est produit. En rentrant chez moi j’ai découvert le texte que tu as écrit sur ce que ce fut d’être là, humain photographiant, dans la ville et dans le camp d’Auschwitz. Je l’ai trouvé simple et juste. Texte et images ont ouvert une brèche. Certes c’est une vieille affaire : 2002. Mais dans leur dialogue selon moi ils réalisent quelque chose. Peut-être même sauvent-ils quelque chose. Bien sûr, ils consacrent l’impossibilité du témoignage toujours contaminé par le bagage du témoin, mais ils installent par surcroît, malgré tout, un humain en vie face aux traces en partie reconstituées mais nécessaires de l’entreprise de mort, et devant se débrouiller avec son être-en-vie dans ce face-à-face, sans aucun adjuvant. Il y a là une fragilité inhabituelle, opérant sur un autre registre que celui où l’on t’attend.

[A. d’A.] Je ne crois pas que ces images sauvent quoi que ce soit, et il ne s’agit pas pour moi de « l’impossibilité du témoignage ». Simplement le témoignage se doit d’être fidèle à la position à laquelle le photographe est condamné. Je ne suis pas incapable de témoigner. Mais je suis limité par l’humilité, par l’absurdité, par l’indécence de ma position face à Auschwitz. Je ne suis pas historien. Je suis un spectateur dont la place est négligeable face aux enjeux de l’Histoire mais qui, dans le même temps, ne peut ni ne doit renoncer à une certaine responsabilité, à la nécessité d’affirmer une perspective, une capacité de comprendre ou pas, de survivre ou pas, de surmonter ou pas, les sentiments d’horreur, d’absurdité, de rage auxquels l’Histoire nous force de manière irrévocable. Cette série d’images a été faite, instinctivement, sans possibilité de penser, dans le cours de quelques heures. J’ai tenté, comme malgré moi, de rendre compte, de façon cohérente, intelligible, ou pour le moins perceptible, de la position qui était la mienne à ce moment-là, de ma position de…

[F. L.] De visiteur de cet endroit ?

[A. d’A.] De visiteur de cet endroit, oui, j’ai tenté de rendre compte de ma perception de quelque chose qui va au-delà de toute possibilité d’entendement mais qui doit être confronté… Il y a là-bas, dans ce qui ne peut être appelé ni une ruine ni un musée, une volonté de mettre en place de possibles stratégies narratives, mémorielles, didactiques, à travers des reconstitutions, des reproductions, des reconstructions. Ces panneaux, ces images présentées au spectateur, j’ai essayé de la façon la plus immédiate, la plus physique possible, de les rephotographier. Et j’ai photographié dans le même temps, de façon instinctive, la réalité des lieux, d’un espace géographique, de couleurs et de textures organiques, végétales, de formes, de distances, de lumières. Les deux se fondent en une seule et même aspiration à confronter de la façon la plus juste possible la violence du lieu. Il y a, dans la forme finale de la série d’images, confusion entre présent et passé, présence sur les lieux et intangibilité du fait accompli, impuissance du regard et évidence de l’horreur. Et c’est dans cet espace qu’en tant que visiteur j’ai voulu rendre compte de cette violence qui s’immisce comme à l’intérieur de soi, violence banale, dans le sens où je suis un parmi une multitude de visiteurs qui suivent le parcours irrémédiable du souvenir. Ma perspective ne pouvait prétendre dépasser ni prendre le pas sur l’insignifiance de ma position.

[F. L.] C’est une posture très morale en fait…

[A. d’A.] La question de la morale est intrinsèque à ma position, à mon point de vue, à mes responsabilités intellectuelle et sociale de photographe. On peut partir du postulat que je photographie deux violences a priori antagonistes : celle de la nuit et celle du jour – dont relève la mémoire d’Auschwitz, même si l’horreur, la nuit, la violence des hommes m’est toujours intérieure. Quand je photographie cette violence que je nomme du jour, qui est d’abord économique, structurelle, cynique, anonyme, insidieuse, et qui me fait violence, qui est extérieure à ce que je suis, qui détruit ce que je suis, qui défait chaque jour mon humanité même, je tente de garder une distance qui me permet de mieux appréhender la violence insupportable qui est faite à ceux qui n’ont rien. J’élabore alors des stratégies narratives dans l’instant même de la prise de vue. Je n’ai pas de style, de système, d’esthétique, de pensée préétablis. Je me mets dans une situation, qu’il s’agisse de la guerre, des mouvements de migration forcée par les paramètres de l’économie globale, des mutations historiques de ce qu’est le travail, de l’urbanisme concentrationnaire, de la condition des victimes au cœur des cercles de violence et d’exploitation institutionnalisées, de… et là, je tente de réagir de la façon la plus juste, la plus honnête, la plus pertinente possible, en restant fidèle à ce que je comprends du monde, à l’usage que je m’évertue d’en faire. Mais aussi je refuse de fuir, d’ignorer, de renoncer à confronter ce que je ne comprends pas. Je me force à agir quand je sens que je me défile, quand j’ai peur, quand je me sens perdu…

[F. L.] Je n’avais pas de question particulière sur ces images, j’avais juste envie de te laisser en parler. Enfin peut-être si, j’avais une question, c’était de savoir si tu avais des souvenirs, mais tu en as parlé…

[A. d’A.] De quoi ?

[F. L.] De là, de cet endroit, de cette visite, autres que ces images. Des souvenirs de ce que tu as ressenti.

[A. d’A.] Mes souvenirs les plus précis des situations que j’ai vécues sont souvent liés aux images qui en retracent le déroulement. Mais à Oświęcim, parce que je me suis senti désemparé, parce que toute tentative de compréhension allait au-delà de ce que je croyais possible, parce que j’avais le sentiment de ne pouvoir rendre compte que de ma propre impuissance, j’ai le sentiment de n’avoir rien vu, rien vécu, rien pensé. Parce que la réalité des faits advenus là m’était, en partie, inaccessible. Parce que tout me renvoyait à ma condition de spectateur…

[F. L.] Parce que c’est un musée ?

[A. d’A.] C’est un musée, le temps y est figé dans un vide au sein duquel toute tentative d’imagination ou de compréhension est voué à l’échec… On prend le temps qu’on veut se donner pour tenter de s’y perdre. Mais la visite est balisée, et on ne peut prétendre à aucun parcours ou récit possibles de l’horreur, à aucune explication historique rationnelle possible autre que la nuit intérieure de l’homme. Peut-être ai-je refusé d’être, à Oświęcim, dans le recueillement. J’essayais juste d’absorber, par l’émotion et par la sensation, l’air froid et sec, la lumière, la banalité du paysage environnant… La gorge et l’estomac serrés, le tremblement du corps, l’aberration de la pensée… Quand j’observais l’architecture des bâtiments, la configurations des espaces, les meubles, les outils, les objets ordinaires, j’essayais de comprendre la logique d’une certaine banalité du quotidien dans laquelle seuls les bourreaux pouvaient se complaire. Les victimes ne pouvaient, elles, que chuter, sans répit, dans l’absence de sens. C’est cette appréhension de ce qu’est le monde, de ce que sont les hommes que je portais en moi ce jour-là, que je porte en moi chaque jour. Et c’est ce dont je tente de rendre compte : comment parler de ce sentiment permanent de chuter, de plonger dans l’absence de sens. Je ne suis personne pour prétendre donner quoi que ce soit à voir ou à comprendre, mais il était important pour moi de garder une trace de ce processus d’effondrement, de cette impossibilité de faire sens. Je pense que nous portons tous cela en nous. Et c’est important de chercher à donner une forme à cette violence, à rendre tangibles, explicites, la violence qui nous est faite et celles que nous générons, parce que cela me permet non seulement de vivre avec elles mais d’aller au-delà, d’en faire quelque chose. C’est important dans mon travail en général. Mais je ne voulais pas que cette série ait une place pivot dans l’espace…

[F. L.] Dans l’espace du BAL ?

[A. d’A.] Oui, tu dis que les images étaient difficilement visibles, en hauteur… C’est parce qu’il ne fallait pas que cette série d’images prenne le pas sur…

[F. L.] Que ce soit plus important que le reste ?

[A. d’A.] Affronter notre histoire collective est essentiel, mais il ne fallait pas que cette référence à l’histoire écrase le récit de ma traversée de la violence du monde contemporain, ni par ce qui est visible ni par le sens. Ces images d’Auschwitz étaient présentes comme une référence incontournable, inévitable, irrémédiable, importante parce que tout peut et doit être lu à l’aune de cette référence. Mais les portraits d’enfants violés, de migrants, de prostituées sont eux aussi fondamentaux, essentiels à la compréhension de mon engagement… Pour moi, toute violence économique, historique, urbanistique, relève du même type d’anéantissement que le viol, la guerre, le meurtre… Tout s’entremêle et se contamine, et il est important de vivre les effets de cette violence avant de prétendre la montrer. Il est difficile de rendre compte de certaines violences invisibles mais oui, on peut tout montrer. On peut essayer de montrer la violence économique dans ses implications, dans sa généalogie… Pour moi, la contamination est un principe physique important parce que je suis rarement dans l’effort de l’explicitation, de la démonstration, ou dans le travers de l’illustration, mais j’essaie plutôt de montrer des réalités brutales dans leur forme, dans leur agencement, et montrer comment ces réalités s’imposent, se contaminent, contaminent le spectateur, contaminent mes stratégies de vie, la compréhension que j’ai de mon propre destin, et les moyens que je me donne pour changer le cours des choses, pour réinventer, jour après jour, mon propre chemin…

[F. L.] Tu parlais tout à l’heure, à cause de l’addiction, de la lourde charge d’ennui qui peut s’abattre sur toi quand tu n’es pas à un haut niveau chimique…

[A. d’A.] C’est cette raréfaction des sentiments et des sensations qui suit irrémédiablement, et pour toujours, la saturation chimique et l’intensité émotionnelle ou physiologique qui m’accompagne, qui est la vraie cause des addictions. Surtout aujourd’hui avec la prolifération des molécules artificielles (MDMA, méthamphétamine, drogues synthétiques inédites…). Parce que le corps et la pensée font l’expérience de ces états d’intensité, il devient impossible de se résoudre à revenir à une existence banale, à basse intensité… Je suis devenu incapable de vivre la normalité ennuyeuse à mourir d’une existence sobre…

[F. L.] Et pour entrer dans le camp d’Auschwitz, tu es obligé aussi de te mettre dans cet état ?

[A. d’A.] Non. Comme je te disais tout à l’heure, je photographie les deux faces d’une même violence qui se répondent dans un cercle vicieux de croissance insensée, et que j’appelle violences du jour et de la nuit… Celle du jour, c’est la violence telle que je la devine, telle que je la comprends, telle que je la subis, parce que je considère comme un devoir la nécessité de m’exposer, de faire l’expérience dans ma chair de la misère, de la guerre, de la désespérance économique, du crime même. L’exploitation des hommes par les hommes prend d’abord la forme économique mais transpire à travers l’architecture des villes, les rituels du travail ou le vide social qui est le sort de ceux qui n’ont pas accès au travail, le lent remplacement des conflits sociaux par les conflits armés, l’apparition quasi organique et constante de nouveaux flux migratoires. (Je n’ai pas encore fait de livre – même si Anticorps s’en rapproche – qui montre cette logique de guerre larvée, cette dichotomie politique de la violence du monde de façon aussi subtile et flagrante que je le voudrais.)

Cette violence du jour, je la photographie de manière lucide, froide, sensée, distante. C’est-à-dire que je me fais violence pour y accéder. Je me force, parce qu’elle me fait peur. Je n’ai aucune envie d’être au chevet d’une fille qui meurt du Sida, d’entendre siffler les balles en Cisjordanie, d’avoir les yeux bandés et le canon d’un revolver dans la bouche à San Salvador, d’errer dans la jungle de Calais ou dans l’Atlas, ou dans un refuge pour enfants violés par des touristes pédophiles je ne sais où, ou dans une usine à Saint-Étienne. Mais je fais l’effort de vivre ces expériences, et je tente d’appréhender l’horreur du monde non seulement par la raison mais par ma présence et mon expérience propre, aussi douloureuse soit-elle. Et je m’efforce de ne jamais être dans une logique ou dans un fonctionnement professionnels, ni un système, quel qu’il soit. Encore une fois, il est important pour moi de générer des perspectives propres, d’improviser des stratégies narratives inédites et des solutions techniques adéquates sur le moment même, de manière instinctive, quand je suis sous l’effet de cette violence, donc quand la peur et la rage prennent le pas sur la raison, j’ai appris ce qu’est la nécessité d’une position photographique entre les mains des escadrons de la mort au Salvador, après avoir perdu un œil entre les mains de la police à Marseille, et je me fais une piqure de rappel quand les migrants me renvoient mon statut de privilégié occidental à la gueule, et que je dois les photographier de dos pour ne pas les humilier plus encore qu’ils ne le sont déjà… J’élabore ces stratégies de façon aussi intelligente – pour ainsi dire – et aussi juste que je le peux. La justesse du regard, et sa pertinence sont ce qui m’importe.

L’autre violence est celle de la nuit. Elle est le contraire de celle du jour, son envers, son antidote. Je ne peux plus, ni ne veux plus penser. Je veux renoncer à la raison, remédier à la distance, reléguer l’appareil au superflu. J’utilise d’autres types de stratégies, stratégies de vie qui consistent à laisser l’expérience fermenter, à intensifier ces dimensions vitales que sont le risque, le hasard, l’imprévu. Je me défais doucement, je me débarrasse de la fausse responsabilité du témoin. Et je redeviens un personnage à part entière des situations que je vis, j’assume ma responsabilité et mes limites, mon aspiration à savoir et mon ignorance, mon désir et ma brutalité. Je veux vivre ces choses-là comme personne ne l’a fait jusque là, je veux prendre position dans le monde physique et remettre en question l’entendement que mes contemporains ont du monde, leur sentiment de ce qui est acceptable ou pas, leur perception de ce qui est de l’ordre du possible ou de l’impossible, leur compréhension et acceptation de ce qu’est le Mal, le confort et l’illusion qu’ils ont de leur propre position. Je veux juste aller vers l’autre, me laisser entraîner, entraîner les autres, en espérant que les images se fassent, comme elles peuvent être faites.

Face à ces deux types de violences, donc, j’applique deux types de stratégies photographiques antagonistes, deux logiques extrêmes mais opposées, et finalement je produis deux types d’images fatalement contradictoires, indissociables l’une de l’autre. Dans l’exposition du BAL on pressentait effectivement que ces deux langages coexistent et se répondent, s’entraînent… La violence de mes expériences, leur nature même qui relève du chaos et de l’excès, font que je prends rarement le temps d’élaborer un discours clair, toute mon attention ayant été consacrée jusqu’à présent à survivre aux défis que je me lance, à vivre à la hauteur de mes croyances et mes raisonnements.

[F. L.] On le sent bien dans Désordres aussi.

[A. d’A.] On le devine, mais dans Désordres, il s’agissait surtout de réaffirmer cette nécessité documentaire de la photographie, parce que nous avons tendance à la négliger, sinon à l’oublier. Cela dit je ne suis jamais dans une logique finale de perfection, ou de spécificité éditoriale. Chaque livre est une étape essentielle dans l’élaboration de la route que je trace, mais m’importe peu en tant que tel. Mais donc, pour revenir à l’exposition du BAL, Anticorps, c’est important de voir comment deux registres de langages peuvent s’y côtoyer sans se contredire : d’une part des images floues, aléatoires (même si je me suis défait de cette forme du flou, pour éviter qu’elle ne devienne un confort stylistique, une autre de ces certitudes aisées et vidées de leur sens qui font le quotidien pathétique de l’art qui nous est contemporain, dans sa définition la plus banale et la plus sommaire), des images sombres et abyssales où le spectateur se perd, et où je me perds moi-même – et de l’autre des images cruelles, précises, sérielles, presque maniaques, à la distance assumée, portant en elles l’ambivalence même, et la radicalité de mon rapport au monde, de l’usage que j’en fais, et l’engagement extrême qui découle d’un rapport athéiste et politique aux réalités brutes que je m’efforce de fouiller et de me réapproprier – alors que la nuit que je porte en moi est aberrante, et exige que je définisse ma position sans accepter de compromis, sans renoncer à la douleur ni au plaisir, sans renoncer à la folie d’exister.

[F. L.] Tu écris beaucoup. Quel est le statut de l’écriture pour toi ? Et particulièrement dans son rapport avec l’image ? Est-elle incluse dans ce que tu considères être une pratique artistique valable ou n’est-elle qu’un accessoire de l’image ?

[A. d’A.] D’abord l’écriture a pour moi une fonction purement utilitaire, rien de littéraire – même si je me suis toujours nourri de la chose littéraire, de la force propre à la littérature, pour élaborer le cours de ma propre existence. Les mots me sont utiles parce que je ressens parfois le besoin de préciser mon propos, même si ce n’est pas vraiment une priorité, ni même une nécessité. Parce que ma photographie est un effort sur le temps d’une vie, et que cet effort commence avant la photographie et va bien au-delà de la photographie. Je ne suis jamais dans le fini, mon positionnement n’est pas arrêté mais relève du geste, de la tension. Mon langage est une parole de résistance parce qu’il énonce la nécessité d’élaborer d’autres gestes possibles. Mes actes tendent vers le vide et l’impossible parce qu’il n’y a d’autre issue que de braver la mort, que de la défier et d’exister à travers l’affirmation d’une position aussi digne qu’intenable. Je suis toujours dans une logique d’apprentissage, dans une nécessité imposée par l’absence absolue de sens, dans une tentative de vivre dignement et intensément dans un contexte dont la seule tangibilité est son absurdité… Mala Noche (En Vues, 1996) ou Ice ne sont ni des projets ni des histoires finies, ce sont des expériences intenses et fragiles qu’on ne peut comprendre, ou accepter, que dans une continuité. Ce sont les étapes distinctes d’un même effort continu, les traces d’une fidélité absolue à un idéal impossible. Je sais où j’en suis. Je sais qu’aucun de mes efforts, de mes mots, de mes gestes ne naît de l’habitude ou de l’aléatoire.

J’agis rarement – et uniquement pour des raisons extraordinaires de nécessité économique – en dehors de cette logique de cohérence absolue et de refus de compromis. Ce qui, de l’extérieur semble être un désordre chaotique relève de la capacité acquise, à tout prix, de vivre pleinement, absolument, entièrement, passionnément chaque instant de mon existence, de ne jamais sacrifier la peur et le désir au confort ou à la paresse. Je fais un effort intense, chaque jour, pour m’assurer de ne jamais me fourvoyer dans un rapport à l’autre ou une activité qui ne seraient pas dictés par une absolue nécessité. Dans cet effort sur le long terme je ne fais des livres que comme je le peux. Je ne fais des livres que dans la mesure du possible – que dans le temps qui m’est donné, pour ne pas perdre, surtout, le fil de la vie. Et naît la mauvaise compréhension qu’a souvent le lecteur, critique ou pas de mon travail, parce qu’il recherche la qualité et la conformité d’avec ce qu’on pourrait nommer spectacle, ou divertissement, au lieu de la cohérence et de l’intransigeance que j’entrevois, ou en tout cas que je poursuis. Ce qui prête le flanc à des malentendus. Ainsi, très longtemps, ce faux romantisme de la nuit et de la perdition, cette fausse poésie de l’obscurité et du flou, les références faciles à l’expressionnisme, à Francis Bacon, ont donné lieu à des tentatives répétés de me réduire à des données qui pour moi sont réelles mais anecdotiques, ou circonstancielles. De fait, je suis obligé d’écrire pour expliciter mon action. Mais ce processus est celui d’une écriture contrainte, nécessaire, jamais issue d’un réel plaisir de l’explicitation. Je n’ai jamais tenu de journal intime. Je n’écris que pour forcer le regard, et violenter la raison, de ceux qui ne veulent rien entendre.

[F. L.] C’est difficile d’écrire ?

[A. d’A.] Ça m’est très difficile. Parce que j’ai toujours parlé, et écrit, sous la menace de ne pas être pris pour ce que je suis, de n’exister, au regard de l’autre, que comme ce qu’il veut bien voir en moi. D’où les répétitions et les obsessions. Comment faire l’impasse du verbe quand on tente, comme je le fais, ne consacrer à la production des images qu’un effort minimal ? Ma photographie, ma perspective photographique, ma pratique de ce langage galvaudé plus que jamais sont une négation de toutes les photographies antérieures. Je me suis prémuni de toute filiation, de toute influence possible, pour mieux imposer, par un processus que je nomme de contamination, une idéologie nouvelle, authentique et fondamentale du langage photographique. La photographie ne peut plus prétendre, et se contenter de célébrer, à tort, une excellence, neutre et inoffensive, du regard. La photographie ne relève pas du regard mais du geste, elle n’affirme pas une vision, mais une perspective. La photographie n’est pas un art du regard mais un art de l’action. À cet égard, la photographie est un possible outil de la mise en pratique de l’idéal situationniste parce qu’il n’entrave pas la possibilité de création de situations vécues mais, au contraire, exige et s’efface devant la nécessité impérative de générer une beauté intrinsèque au geste. La photographie est le langage de l’action parce qu’elle est immédiate, conçue et aboutie dans l’instant, au sein même du geste qui la génère. Et parce qu’elle ne requiert plus, de par les perfectionnements techniques contemporains, d’autre aptitude que celle à vivre, la photographie se révèle être la négation d’une idée convenue que les artistes se font aujourd’hui de leur propre parole : passive, inoffensive et parasite. La photographie utilisée à bon escient, c’est à dire réduite à sa capacité d’indiquer la perspective qui la génère, est la résolution, jusque-là impossible, de l’indécence de l’art, du déchirement fondamental entre les impératifs antagonistes de l’action et du langage. C’est cela et seulement cela que les mots me permettent encore et encore de réaffirmer.

[F. L.] Pourtant tes textes évoluent me semble-t-il. D’une réflexion sur la possibilité de dire, novatrice alors mais désormais principe a minima de toute prise de parole photographique (« À la recherche d’hypothétiques vérités, le photographe peut-il affirmer autre chose que sa propre position ? », Mala Noche, 1996), d’une réflexion aussi sur la possibilité du beau (« La beauté naît de la violence subie et retournée, de la capacité à réagir, à survivre, du temps de l’agonie. », Studio Malick Sidibé, 1999), ils tendent avec le temps vers plus de vide, une familiarité plus grande avec l’horreur et avec la peur (Agonie, 2012). Et pourtant, tous restent traversés par une tension entre toi et le monde. C’est un invariant. Je veux dire que même si tes images donnent l’impression que plus rien n’a de sens et que tout se referme dans un tumulte chimique et sexuel hors du monde, dans tes textes le monde continue d’exister au moins en tant que ce à quoi tu réagis, en tant qu’objet de la lutte, contre lequel tu construis ta propre existence.

[A. d’A.] La forme que prennent les textes évolue. Ma compréhension de mes expériences de vie et de mes expérimentations esthétiques ou linguistiques s’affine. Il est vrai aussi que le temps me rattrape, que je m’épuise avec les années, avec l’accumulations des excès. Les conséquences mentales et physiques sont terribles. Mais la relation au monde qui m’entoure reste fondamentale, je n’existe qu’à travers le rapport à l’autre, même si je trouve, au sein de l’épuisement, une certaine sérénité née de la force des mes convictions et de la tangibilité des expériences vécues. Effectivement j’énonçais des principes photographiques à travers des mots et des images, il y a vingt ans, qui ont fini par devenir ce qu’on pourrait appeler des évidences. En 1999, dans un texte intitulé Jusqu’à ce que le monde n’existe plus, j’affirmais vouloir détruire la réalité, la triturer, devenir moi-même image pour pénétrer l’idée, pour pénétrer l’image que je me faisais du monde, et personne ne semblait comprendre ce que je voulais dire. Sûrement le disais-je mal. Je n’ai appris à parler, à écrire, à vivre qu’au cœur de mon expérience de la nuit. Mais je tente de faire sens, de prendre des risques et de rendre des comptes. Je semble avoir un appétit insatiable, résister à la violence de la vie, retomber sur mes pattes en permanence. Mon surnom dans les rues de Marseille, à l’époque où la blanche courait les rues et les veines de la ville, était Double Dose. Oui, je me fourvoie, oui je me perds, parce que l’écriture n’est pas un processus que je maîtrise, mais au fond, les mots ne servent qu’un lent et douloureux apprentissage de la vie.

On revient à ce titre de Nicolas Bouvier, l’Usage du Monde, incroyable parce qu’il contient en lui-même, en deux mots, toute une possibilité, une nécessité plutôt, qui tient en ceci : que fait-on de la position spécifique qui est la nôtre ? Comment assumer la responsabilité qui est la nôtre d’être acteur et non spectateur de notre existence ? Comment, à cette fin, puiser dans les paysages et les êtres qui nous entourent, la force, la beauté, la rage nécessaires pour rester éveillé, pour ne pas s’enfermer dans sa propre douleur, pour ne pas chercher le confort des sens à tout prix qui anesthésie la souffrance ? Que faire de cette opportunité que beaucoup ignorent, de la possibilité que nous avons tous, d’inventer une perspective et une attitude qui n’appartiendraient à nul autre ? C’est là pour moi la responsabilité qui nous incombe, la seule chose digne que l’on puisse réaliser au cours de nos existences : décider, quels que soient nos moyens, de l’usage qu’on fera de ce temps de vie que le sort nous réserve. La réponse ne peut être d’entretenir un rapport purement émotionnel à un contexte, de se perdre dans une langueur introspective alimentée par une série d’états d’âme, d’élaborer une poésie aux propriétés somnifères, de porter au monde un intérêt qui ne viserait qu’à l’empathie humaniste ou humanitaire, à affirmer une bienveillance des sentiments, à une conformité du comportement qui relèveraient de l’innocuité sociale, de l’insignifiance physiologique. Il est nécessaire d’inventer un rapport contraignant au contexte, d’agir de façon tangible sur ce même contexte, de faire appel à l’autre, aux autres, de na pas se protéger, d’absorber ce qui nous entoure et de laisser le dehors…

Tout cela laisse peu de place à la photographie, et moins encore à l’écriture. Je poursuis en ce moment une série de courts entretiens avec deux personnes, qui chacune prépare un petit livre. Je n’ai aucune envie d’écrire. Je n’ai rien à construire d’essentiel aujourd’hui qui passe par l’étape de l’écriture. Mais je m’y tiens, j’essaie de me concentrer sur cette parole, le temps de ces entretiens, parce que quelque chose va en être fait, qui en fin de compte est l’indicateur d’un état des choses, à un moment donné. L’ambition est modeste mais ma priorité aujourd’hui est de vivre, de sentir, de gaspiller, de dépenser le peu de temps que j’ai sans renoncer à le faire de manière insensée. L’essentiel est d’énoncer les choses, tout en espérant que cette parole fera sens, pour autrui. Mais je n’ai pas besoin d’être rassuré, je me suffis à moi-même. J’ai moins besoin que les images soient vues, que les mots soient lus. Je trouve un certain équilibre parce que je reconnais dans ma position une certaine cohérence. Et je crois être allé au bout de mes possibilités. Ce qui ne veux pas dire bien sûr que je n’aie pas commis toutes les erreurs. Je me construis, et reconstruis les réalités que je traverse à travers une maigre écriture, à travers quelques rares images et mots. Je tente de préserver ma liberté de mouvement, mouvement ininterrompu qui est mon bien le plus précieux. C’est déjà compliqué parfois de ne pas s’arrêter, j’ai dû apprendre à me donner les moyens de continuer sans céder à la gesticulation, qui est un travers chaque jour plus commun. J’essaie de me définir et de définir le monde dans lequel j’évolue. Le reste, la définition de la perspective qui est la mienne, coule de source.

[F. L.] À la radio en venant, j’écoutais une émission de philosophie où Heinz Wismann parlait d’Héraclite. Il expliquait que toute la pensée d’Héraclite porte sur le fonctionnement du langage, qui dit autre chose que ce qu’il prétend dire. Le langage joue des tours à l’homme qui, exprimant en permanence autre chose que ce qu’il exprime, se trouve ainsi détaché de lui-même. Raison pour laquelle Wismann parlait d’une conscience tragique de l’existence chez Héraclite. Cette idée de conscience tragique du monde rejoint ce que nous sommes en train de dire, il me semble…

[A. d’A.] Oui, je crois comprendre. J’agis au jour le jour comme je le peux, pour ne pas me perdre, pour ne pas m’effacer dans la séparation, pour vivre la banalité de mon existence sans renoncer à la possible dimension de tout destin, de toute pensée, de toute conscience de la réalité de notre condition. Et dans le même temps, je lutte tous les jours, à coup d’injections, de situations délibérément provoquées pour ne pas me poser, pour ne pas céder. Aujourd’hui, je fais mon sac alors que je n’ai aucune envie de repartir et que je n’en ai même pas l’énergie, parce que je m’efforce de renouveler le risque, de réaffirmer cette nécessité de plonger dans une matière que je ne maîtrise pas. Je m’efforce de ne pas m’installer dans le confort d’une pensée ou d’une gestuelle qui serait définie, définissable, compréhensible, acceptable. Je suis toujours dans l’effort permanent de remettre en question mes modes de fonctionnement, mes états émotionnels, la relation que j’entretiens aux autres… Et c’est un processus violent. On m’a souvent reproché d’être auto-destructif, de détruire aussi ce qui m’entoure. Ce ne sont pas des choses que je fais pour le plaisir. J’agis avec cette violence de façon brutale envers les autres et moi-même parce qu’il y a en moi une nécessité de ne rien préserver, de ne pas m’économiser, d’être dans la nudité, dans la fragilité de la sensation, dans un état d’équilibre incertain, de douleur même, qui me permet de réagir de la façon la plus sincère possible aux événements que je traverse. Ne rien construire pour rester capable de continuer avec la même curiosité et le même désir, avec une sensibilité plus aiguë à ce qui m’entoure, malgré l’épuisement. Lutter contre le cynisme, et pour cela briser toute possibilité, toute velléité, toute tentation de confort…

[F. L.] Tu parles beaucoup de renoncement à la tentation du confort, de ne rien avoir. Une notice biographique à ton sujet, toujours accessible sur Wikipédia, signale aussi que tu n’as « pas un lieu fixe de résidence ». Tu m’as dit il y a quelques années que tu avais fini par acheter une chambre ici à Arles. C’est le studio où nous nous trouvons. Tu m’as aussi dit tout à l’heure que tu n’y avais passé que deux nuits en quatre mois. Que représente cette chambre pour toi ? Jusqu’où as-tu lutté pour continuer à errer plutôt que te fixer ici, et quand as-tu ressenti le besoin d’avoir un endroit ? Qu’est-ce qui t’a décidé à devenir propriétaire ? Cela compromet quoi et cela apaise quoi ? Pardonne-moi si ma question te semble triviale, mais j’ai l’impression que la problématique du chez-soi minimal, du lieu où poser son sac n’est pas anodine pour toi.

[A. d’A.] Cette pièce est restée vide des années. Comme si après onze années de nomadisme forcé, je voulais conjurer toute possibilité de m’arrêter. L’épuisement du corps, la lassitude, ne sont pas quantifiables. Ce que m’apporte la possibilité d’avoir pu me poser, quelques journées ces derniers mois, dans un lieu clos, n’est pas mesurable en nombre de nuits passées. Mais je reconnais l’importance que prend, en fin de compte, l’opportunité d’avoir une centaine de livres sous la main, une étagère où les poser, un vieille table de bistrot, quelques boites qui renferment de maigres souvenirs, un mur de vieilles pierres romaines comme seul horizon. Il est devenu essentiel pour moi, après moins d’une année, de compter sur cette possibilité, illusoire peut-être, de retour – force intérieure abstraite mais bien réelle qui m’accompagne où que je sois, espérance de revenir sur un lieu que mes filles décrivent comme un tombeau mais où je peux m’adonner à mon addiction sans le regard scrutateur des caméras espionnes des bureaux de Magnum, sans la paranoïa rampante qui suinte des murs des chambres d’hôtels. Ce lieu est fermé sur lui-même, étouffant, claustrophobique. Aucun horizon possible mais c’est ce qui me rassure aussi. Il y a un dehors, une minuscule cour intérieure qui relève de l’architecture des cours de prison, sans perspective autre qu’un carré de ciel. Cette pièce effectivement est un refuge. Ne pas disposer d’un lieu où poser mon sac, pendant de longues années, tenait de la pathologie. Je sentais le besoin de fuir me gagner chaque fois que je me posais ne serait-ce que quelques journées dans un même lieu. J’avais pris l’habitude d’être en mouvement perpétuel. Tu parles des deux nuits que j’ai passées ici au cours de ces quatre derniers mois : ces quelques heures passées à faire et refaire mon sac m’ont permis de souffler. Même si la cour est à l’abandon, le fait que quelques plantes survivent suffit à m’apaiser. Les quelques objets qui sont ici ont une importance énorme. Aujourd’hui, sans cela je n’aurais plus la force. C’est la raison pour laquelle je reviens, quand je le peux : je n’ai plus la force de continuer comme je le faisais. Je commençais à tourner à vide. Le vide m’envahissait, me rongeait, était en moi, commençait à me détruire de l’intérieur. Depuis l’âge de dix-sept ans, je suis nomade. Je parlais de folie. Je commençais à perdre la raison. Il fallait que je brise cet engrenage, que j’interrompe le mouvement continu… Mettre trois cailloux les uns sur les autres, quelques gestes qui m’ont permis de me retrouver… Ce lieu m’a aidé, étrangement…

[F. L.] le fait de savoir qu’il existe…

[A. d’A.] Oui, savoir qu’il existe… Même si l’idée du lieu est plus forte que le lieu lui-même… Cet espace est disons… fragile, mais m’apporte une sérénité et une force dont j’avais pu me passer jusque là.

 

*

à suivre…

 

 


Photographie : Antoine d’Agata, My Heart Pub, Phnom Penh, Cambodge, décembre 2008.