Un ciel bleu avec quelques nuages pour meubler


Une conversation avec Florian Tourneux à propos de la Dolpo Box

Nyons, le 4 mars 2017

Florian Tourneux est étudiant en dernière année de photographie à l’École Supérieure des Arts de Saint-Luc, à Liège. Au printemps 2017 il a effectué son stage de fin d’études à mes côtés, et a mené avec moi la direction artistique du projet Dolpo Box, à propos duquel a eu lieu la conversation qui suit.

 

[Florian Tourneux] D’où les images de la Dolpo Box proviennent-elles ?

[Frédéric Lecloux] Les images de la Dolpo Box sont des diapositives prises pour la plupart en Asie centrale et en Himalaya durant mes premiers voyages, entre 1994 et 1998.

[F. T.] Qu’est-ce qui t’a donné envie de partir alors ?

[F. L.] À cette époque je partais pour découvrir par moi-même des territoires que j’avais aimés dans les récits des anciens voyageurs et dans les livres de photographies de voyage. Je voulais faire des images qui correspondaient à ce que j’avais vu chez Roland et Sabrina Michaud, Eric Valli ou Steve McCurry. Ma culture photographique se limitait à ces photographes-là et quelques autres. C’est ce qui m’intéressait et m’émouvait. Je ne connaissais pas la photographie dite d’auteur (même si cette catégorisation ne veut pas dire grand chose). J’étais attiré par l’Asie en tant que lieu où valider par la photographie une vision de l’ailleurs découverte par ces lectures. J’ai commencé par le Népal en 1994. De là, j’ai fait un voyage de presque une année entre Katmandou et Katmandou en passant par le Ladakh et le Zanskar dans le nord de l’Inde, Gilgit et la Hunza dans le nord du Pakistan, Kashgar et le Turkestan chinois, puis enfin le Tibet. J’ai continué à voyager comme ça, régulièrement, jusqu’en 1998.

Les images de la Dolpo Box ont donc été prises pendant ces années-là, en grande partie lors d’un séjour au Dolpo, au nord-ouest du Népal, en 1996. Mais je les avais écartées parce qu’elles ne me semblaient pas techniquement assez bonnes pour satisfaire mon ambition de faire de « belles photographies », des « cartes postales », à la façon des photographes que j’ai cités. En tant que « belles images » elles n’étaient même pas des seconds choix.

Je ne me rappelle plus quand exactement, ni sur quel coup de tête, mais un jour il y a longtemps, ces images de « moins que second choix », je les ai jetées. Enfin, c’est ce que je croyais. Mais vers 2013 ou 2014, dans le grenier chez mes parents en Belgique, j’ai retrouvé un carton contenant ces milliers de diapositives rapportées du Népal, du Pakistan, d’Inde, de Kashgar, d’Ouzbékistan, du Kirghizstan et de tous ces voyages des années 1994-1998, et que j’avais oubliées. Je me suis dit : « incroyable ! Je n’avais pas jeté ces diapositives ! »

Je ne sais comment elles étaient arrivées là. Peut-être avais-je manqué de place après le déménagement vers la France en 2001 ? Mais je ne me souviens pas les avoir jamais rapatriées en Belgique, ni les avoir jetées avant mon départ. Bref, toujours est-il qu’entre le moment ou je les avais faussement jetées et le moment ou je les ai retrouvées s’est déroulée une partie de ma vie au cours de laquelle j’ai appris que la photographie était bien plus qu’un moyen d’enfermer l’autre dans une vision de lui-même se bornant à confirmer mes propres fantasmes.

[F. T.] Est-ce là la différence entre une photo de voyage, une photo touristique, une carte postale et une photo plus personnelle ?

[F. L.] Je ne pense pas que les frontières entre ces genres soient si nettes. Peut être y a-t-il quand même une différence entre une photo carte postale et une photo touristique ? Où la photo touristique, ce serait simplement le fait de déclencher pour garder un souvenir de là où l’on est allé, parfois en se mettant en scène, soi ou les siens, dans le paysage ou devant le monument ? Ou non, mais enfin une image qui veuille dire : on a vu ça, on prend une photo et on passe à la suite ? Peut-être.

[F. T.] Dans la Dolpo Box il y a justement une ou deux diapositives qui sont des selfies…

[F. L.] Oui, c’est possible. Ce n’est pas forcément moi qui… Tu as retrouvé des images où j’étais dessus ?

[F. T.] Oui il y en a une, un selfie avec les bras devant l’appareil…

[F. L.] Merde. Ah oui, j’ai dû faire ça… Bon…

[F. T.] Et une, je pense, où tu apparais sur la photo et où en effet c’est quelqu’un d’autre qui l’a prise et qui d’ailleurs a raté la mise au point…

[F. L.] Mais donc si l’on veut faire une typologie de cela (je réfléchis tout haut, il n’y a aucune vérité absolue dans ce que j’avance), peut être pourrait-on dire que la « photo touristique », ce serait juste une image que l’on prend en passant pour valider son état de vacancier à tel endroit. Une « carte postale » ce serait alors une version de la photographie touristique poussée à une perfection technique extrêmement codifiée, et transformée en produit commercial à l’intention de ceux qui ne veulent pas s’embêter ou ne sont pas capables de prendre leurs propres photos en respectant ces codes. À leur façon, avec un niveau de qualité alors inédit et représentant des ailleurs largement inaccessibles, c’est un peu ce que faisaient Eric Valli ou Steve McCurry à une époque. Même s’il y a une ambition documentaire dans leur travail, avec des narrations construites racontant leur idée de ce qu’étaient ces ailleurs. Pour Eric Valli c’est le Dolpo (1) ou les Chasseurs de miel (2). Pour Steve McCurry c’est la Mousson (3) ou la guerre indo-pakistanaise sur le glacier du Siachen. Il y a derrière ces images un projet qui peut être critiquable, mais qui est peu ou prou documentaire.

Et en même temps ce sont des photos impeccables d’où jamais rien ne dépasse, où tout est maitrisé, figé – et, peut être plus que figé, je l’ai déjà dis je crois – enfermant. Ces images enferment l’autre dans une vision que le photographe n’assume pas comme sa propre vision. Je n’ai pas l’impression que ces gens-là, à cette époque-là, disaient avec autant de franchise que peuvent le dire aujourd’hui des gens comme Petersen ou Moriyama ou Max Pam ou qui sais-je encore : voilà comment je vois les choses. Voilà ce que je vois au Népal, voilà ce que je vois au Dolpo : « il y a là une civilisation perdue d’inspiration bouddhiste tibétaine et moi, Eric Valli, je suis allé passé x années avec ma femme et mes enfants là-bas et j’ai ramené des images de cette culture qui va sans doute disparaître un jour ou l’autre… Eh bien ces images ne racontent pas la vie de ces gens, elles racontent comment je l’ai vue ». Non : ce n’est pas ce que nous dit Eric Valli. Pareil pour Steve McCurry. Quand il prend l’image d’un train qui passe devant le Taj Mahal avec des gens sur la locomotive, il produit une image de l’Inde qui est tellement, c’est difficile d’utiliser le mot de « cliché » car il est lui-même un cliché, mais qui est chargée d’une telle profusion de significations qu’elles s’annulent toutes. Elle nous dit : voilà l’Inde. Mais ce faisant elle expose sa propre contradiction, tant elle ne parle déjà plus de ce dont elle parle mais du souhait de l’auteur de rassembler en elle un ensemble de signes destinés à nous conforter dans ce que nous pouvons déjà croire à l’avance souhaiter voir de l’Inde (ou de n’importe quel endroit). À tel point qu’elle confine au mauvais goût, voire à une pureté malsaine. En bref elle est kitsch, comme le rappelait Jörg Colberg il y a quelques temps. Je dis cela mais j’ai adoré les images de Steve McCurry à une époque.

Après il y a eu la rencontre avec Lise Sarfati, en 2001, qui a été déterminante, et dont j’ai déjà parlé dans différents textes. C’est avec elle que j’ai compris que la photographie pouvait être autre chose : plus uniquement un moyen de garder trace d’une chose vécue, plus un moyen de réduire l’ailleurs à ce qui va bientôt en disparaître à cause de la modernité, mais simplement le langage principal de ma présence au monde. Depuis la rencontre avec Lise et armé de ce qu’elle m’avait appris, mon chemin s’est construit. J’ai beaucoup lu sur la photographie, beaucoup regardé, beaucoup pratiqué. D’autres gens sont entré dans ma vie, comme Christian Caujolle qui m’a accepté à l’agence Vu en 2003 et m’a aussi aidé à préciser ce rapport au monde. Cette recherche d’une Asie fantasmatique, d’une sorte d’âge d’or un peu nauséabond, m’est bientôt devenue complètement étrangère.

C’est chargé de ce bagage-là qu’un jour, en 2013 ou 2014 je ne sais plus, j’ai retrouvé cette boite contenant ces diapositives que je pensais avoir jetées. Je ne sais plus si je les avais jetées avant Lise parce qu’elles n’étaient définitivement pas de « belles images », ou après, persuadé qu’elles n’entreraient jamais dans l’écriture nouvelle que je travaillais alors. Quoi qu’il en soit cette écriture a elle aussi évolué. Et le temps a passé. Ces images sont devenues documents, par leur contenu et par leur forme. Elles ont aussi une charge nostalgique forte, dont je ne suis pas obligé de me méfier, mais dont je dois tenir compte. Alors évidemment je les ai regardées différemment. Je les ai regardées comme quelqu’un de 2013 ou 2014 et pas comme un jeune voyageur encore plein de naïveté de 1998.

[F. T.] Et qu’est ce qui avait alors changé dans ton regard ?

[F. L.] Aujourd’hui je peux regarder ces images même si elles ne sont pas parfaite, et je peux y chercher autre chose comme sens. Dans cette boite il y reste une grosse majorité d’image qui je pense ne méritent pas d’être montrées ni même d’être regardées et qui pourraient partir définitivement à la poubelle, quoique je ne sais pas si c’est bien de jeter des choses. Mais il y a des images sur lesquelles je parviens à porter un regard nouveau qui me semble aller dans deux directions.

La première serait simplement une trace documentaire de l’état d’un pays, essentiellement du Népal, et particulièrement du Dolpo. Le voyage au Dolpo date de 1996. Je suis parti de Pokhara, la deuxième ville du Népal, et je suis allé à pied jusque Dunahi, capitale du Dolpo, par un très bel itinéraire qui remonte toute la vallée de la Myagdi jusque Dorpathan et franchit ensuite plusieurs cols à plus de 4000 mètres d’altitude. Un beau voyage. Vingt ans plus tard je retrouve des images qui parlent de ce qu’était ce trajet-là en 1996.

Mais je trouve aussi des images que je peux reconnaître comme faisant partie de mon univers d’aujourd’hui. Des images marquées par des accidents, ou avec un certain rapport à la banalité du quotidien. À l’époque la banalité n’était pas ce que je cherchais. Je cherchais l’éclat, la brillance, l’extraordinaire, et j’écartais le banal. Dans cette banalité écartée, ou ce rendez-vous raté avec extraordinaire, si je peux voir aujourd’hui plus que ce que l’image raconte et que je peux m’y projeter et laisser cheminer mon imagination, alors j’ai envie de lui donner une nouvelle chance, une seconde vie.

[F. T.] Et pourtant, moi qui je ne suis jamais allé en Asie, en travaillant cette matière j’ai envie d’y aller et de voir ces paysages qui sont – à mes yeux – exceptionnels. Je vois des choses qui me font rêver et fantasmer.

[F. L.] Ils sont peut-être exceptionnels à tes yeux parce, mais ces images ne correspondaient pas à l’époque à ce que je recherchais. Il manquait une belle lumière, par exemple. Ou j’avais cherché à faire un effet extraordinaire et j’avais raté mon coup. Mais aujourd’hui, ayant tellement voyagé au Népal dans des paysages de brume, ou avec une lumière plate, ou trop forte, ou tout simplement ou les choses ne sont pas équilibrées, face à ces images j’oublie le filtre de la « belle photo » et je regarde simplement le paysage tel qu’il est montré, et je le reconnais. Un paysage comme on en traverse beaucoup quand on se promène sur les sentiers du Népal ou sur les routes des Monts Célestes en Asie Centrale. Juste un paysage. Plus simple que jadis. Pas du tout dénoué de l’intervention d’un « je » qui parle… Moi, en réactivant ce paysage aujourd’hui, c’est moi à 44 ans qui m’exprime, même si c’est une photo que j’ai prise il y a 20 ans et que le but que je m’étais fixé en la prenant, je l’ai manqué jadis. Aujourd’hui je peux lui donner un nouveau sens. Même si ce ciel est gris, il me semble que cela n’a plus d’importance aujourd’hui, et que l’image peut raconter quelque chose sur la façon dont je me projette dans le monde.

[F. T.] Il ne faut pas forcément un ciel bleu avec quelques nuages pour le meubler afin de faire une belle photo.

[F. L.] Voilà ! Il faut pas forcément un ciel bleu meublé de quelques nuages. Je ne le voyais pas à l’époque. Maintenant, ça fait partie d’une évidence pour moi. Donc j’ai eu envie de voir si dans cette boite il y avait suffisamment de matière, quelque dizaines d’images qui vaillent la peine d’essayer de leur offrir une nouvelle vie.

[F. T.] Et quelle serait cette nouvelle vie ?

[F. L.] L’idée qui préside à cette nouvelle vie n’est pas de moi. Elle m’a été offerte, le mot est juste, par un photographe qui s’appelle Bruno Dewaele. Nous nous sommes rencontrés ici à Nyons, disons que le courant est passé, puis je suis allé le voir chez lui à Lille. Il m’a raconté une histoire étonnante. Il y a quelques temps il avait pris une année sabbatique. Mais pour une raison extérieure à la présente conversation, à la veille de cette année il s’est avéré que les moyens par lesquels il avait prévu de tirer sa subsistance durant ce congé ne pourraient être mis en œuvre. Alors un ami lui a dit : « voilà ce que nous allons faire. Je vais organiser une souscription. Je m’occupe de tout. Nous allons proposer à ceux que ça intéresse, à ton réseau, au mien, à ceux qui aiment ton travail et qui le suivent, de recevoir pendant un an, tous les mois dans leur boite au lettre, un tirage d’une de tes images, limité, numéroté et signé, sur un beau papier. Les souscripteurs sauront qu’ils recevront une image de toi, toujours différente, et jamais la même que celle d’autre souscripteur, mais ils ne sauront pas à l’avance laquelle. Tout ce qu’ils sauront c’est que chaque tirage sera limité à deux exemplaires : le leur, et un que tu garderas pour toi. » Bruno a accepté. Ils ont mis cette souscription en place pour le prix de 500 euros pour l’année,10 tirages tout au long de l’année, relâche durant l’été, et un portfolio de rangement sérigraphié à la main.

[F. T.] C’est très peu pour une photographie.

[F. L.] C’est peu cher, c’est un beau tirage sur papier Hahnemühle en encres pigmentaires. Et ça a fonctionné. Il a trouvé trente souscripteurs la première année. Le projet a continué. Au fil des années certains sont partis, d’autres se sont ajoutés. Je crois qu’aujourd’hui il y a toujours une quinzaine de souscripteurs. Et il organise tout les ans un repas avec ses souscripteurs, au cours duquel ils s’échangent parfois des tirages. Tel mois tu as reçu une photographie qui ne te plaît pas tellement ? Tu l’échanges avec un autre souscripteur. Cela donne lieu à toutes sortes de discussions autours de l’image.

[F. T.] Une foire d’échange, et un salon de discussion aussi… Pourquoi je préfère celle-là et toi tu préfères celle-là ? Pourquoi les échanger ?

[F. L.] Oui. Et ainsi, cela place la photographie au milieu d’un débat sur la question du sens, de l’esthétique, du choix… Donc Bruno Dewaele m’a raconté cette histoire un jour ou il est venu ici chercher un des derniers exemplaires de l’Usure du monde qu’il avait commandé et que je lui avais rapporté du Bec en l’air à Marseille.

Alors en voyant ce qu’il y avait dans cette boîte en carton, toutes ces images du Dolpo surtout, je me suis dit que c’était peut-être ça, la seconde vie que je pouvais essayer d’offrir à ces images : proposer, par le biais de mon site Internet ou d’autres réseaux, à ceux que cela intéresse, de souscrire à un envoi mensuel d’une image de cette boîte, exactement comme le proposait Bruno. Et ainsi ce projet a pris le nom de Dolpo Box. Il devrait peut-être s’appeler autrement parce qu’il y a des images d’Asie Centrale dans la boîte, et puis c’est un nom anglais et il n’y a pas vraiment de raison pour baptiser ce projet en anglais. Mais j’aime bien le nom de Dolpo Box, alors jusqu’à nouvel ordre, ça restera Dolpo Box.

Et donc je me suis mis à chercher dans la boîte des images, surtout des paysages, que des gens pourraient avoir envie d’acquérir à un prix très peu cher et de mettre au mur chez eux, avec la petite surprise de ne pas savoir ce que ils achètent. Le jeu est basé sur la confiance du souscripteur dans le fait que je lui enverrai une image qui a un certain intérêt. Et pour moi, l’enjeu est de ne pas le décevoir. Je ne voudrais pas qu’il se dise : « qu’est ce que Lecloux m’a envoyé comme image nulle ! ».

[F. T.] Et dans l’idéal la souscription se reproduirait d’année en année…

[F. L.] Oui, si ça marche. Donc en bref, il s’agit de porter un regard neuf sur des images qui ont été faites avec en tête un certain nombres de critères qui ne sont plus les miens aujourd’hui, et de voir si elles peuvent malgré tout traverser le temps. C’est ça l’idée de la Dolpo Box. Les tirages seront faits ici sur mon imprimante, en encres pigmentaires, à partir des scans que tu réalises pendant ton stage. J’aimerais mettre le projet en ligne en septembre prochain.

Il y a une question que tu oublies de poser c’est ce que tu fais toi, là dedans dans cette aventure.

 

La Dolpo Box, Nyons, France, mars 2017 (photographie : Florian Tourneux)

 

[F. T.] Ah ! Excellente question. Ce que je fais, c’est trier les images pour les sélectionner. Cela prend du temps. C’est assez contraignant. Mais ce qui me rend curieux c’est la façon dont après tant d’années elles reviennent, et on se dit « oui mais finalement ce n’était pas si mal »…

[F. L.] Oui mais avec un autre critère. L’enjeu est peut être même ailleurs que de se dire « ce n’était pas si mal ». On oublie ce que ça a été bien ou mal, et on se demande si cela peut prendre un sens avec les critères d’aujourd’hui, avec mon regard contemporain.

Mais toi, ton travail est important. Quand tu m’as demandé si tu pouvais faire un stage auprès de moi, d’abord j’ai dit non. Pas du tout parce que je n’avais pas envie, mais parce que j’étais démuni. Je ne voyais pas ce que je pouvais te faire faire et ne voulais pas que tu perdes ton temps pendant quinze jours. Mais outre que j’ai reçu une commande d’une compagnie qui m’a permis de te proposer de m’accompagner, le point de basculement entre le moment ou j’ai dis non et le moment ou j’ai dis oui, ç’a été d’avoir fait le lien entre la conversation avec Bruno Dewaele et la Dolpo Box.

Dans un premier temps j’avais juste pensé te faire faire les scans d’un choix définitif des images. Mais au moment de venir chez toi à Namur je n’avais pas eu le temps de finaliser une sélection étroite à partir de la première sélection large tirée de la Dolpo Bbox. Alors, en repensant aux travaux que tu m’avais montrés quand tu es venu me voir à Paris Photo, j’ai eu envie de te faire confiance, et de te proposer de mener toi-même le processus de sélection finale. Sous ma supervision, mais je suis certain que lorsque viendra le moment de valider ta sélection, je n’aurais que de petites modifications à faire. Te permettre de te plonger dans ce matériaux, de comprendre comment mon regard a évolué entre 1994 et 2017, de comprendre comment je vais oser proposer à un acheteur des tirages d’images qui ont 23 ans et que je n’avais pas trouve bonne à l’époque, j’ai trouvé qu’il y avait là un point de vue pédagogique intéressant. Et d’un point de vue artistique cela ne me pose absolument aucun problème. Je te fais totale confiance sur la sélection qui va avoir lieu. J’aurais presque envie de ne pas regarder ce que tu as éjecté. Tu en as déjà sélectionné cent, donc nous avons la matière pour dix souscripteurs la première année.

Encore une chose : comme chez Bruno Dewaele toutes les images seront différentes, mais elles seront numérotées « un sur un ». Je ne ferai sans doute pas de second tirages pour moi. J’ai la diapositive, donc j’ai pas besoin d’un tirage. Et j’aimerais aussi faire un dîner annuel avec les souscripteurs, je trouve cette idée belle.

[F. T.] Tu te gardes la possibilité au besoin de faire un tirage personnel au cas où ?

[F. L.] Oui peut-être. Enfin non, je ne crois pas. Ou juste pour moi.

Je ne pense pas que je m’adresse à des collectionneurs d’autant que je ne suis as représenté par une galerie et mes tirages n’ont pas de valeurs marchandes significative. Je m’adresse simplement à des gens qui auront envies d’avoir une image chez eux. C’est un des critères principaux : se demander si le souscripteur aura envie de mettre l’image dans son salon, sa cuisine, son bureau… C’est un critère simple, facile à évaluer en regardant les images.

[F. T.] En fait la Dolpo Box sera réussie si la majorité des tirages se trouvent accrochés dans de beaux cadres sur des murs, plutôt que rangées dans leur portfolio glissé dans une bibliothèque…

[F. L.] Oui, ou si la personne le sort régulièrement de sa bibliothèque et se dit : « Ah ! celle là elle est belle ». Ou alors si le souscripteur garde son portfolio dans sa bibliothèque, et choisit de ne mettre qu’un tirage au mur en changeant change régulièrement. J’espère en tout cas que cela fera plaisir à des lecteurs, que ce nouveau regard porté sur une matière ancienne intéressera.

[F. T.] Tu disais que j’avais oublié de parler de ce que tu faisais maintenant ?

[F. L.] Non, j’ai dis que tu avais oublié de parler de ce que toi, tu faisais dans mon histoire…

[F. T.] La petite main ?

[F. L.] Non, pas la petite main ! En vérité tu es le directeur artistique de ce projet.

[F. T.] Merci de me rajouter de la pression !

[F. L.] Mais non, c’est ce que tu fais !

[F. T.] J’aime bien être directeur artistique dans l’ombre, c’est ça le problème… Je voudrais revenir sur l’intérêt de partir de l’ancien pour faire du neuf. Il y a de plus en plus de photographes qui revisitent leurs archives. Ils ne proposent peut-être pas de souscription, mais parfois refont une exposition ou une livre… Et en retournant à leurs planches contact ils se disent souvent : celle-là, ou celle-là pourquoi je ne l’ai pas vue, elle est magnifique ! »

[F. L.] Oui, la première sélection sur laquelle tu as travaillée, c’est une sélection large que j’ai faite ici sur la table lumineuse. Et à plusieurs moment je me suis dis « enfin, j’allais jeter ça à la poubelle ? C’est pourtant magnifique ! Elle marche très bien cette image ». C’est précisément parce que les critères que j’avais pour trouver une image bonne ou forte ont changé. Et faire du neuf avec du vieux n’est pas une idée à prendre péjorativement. Il ne s’agit pas de recycler des vieux trucs mais de se demander voir comment les choses anciennes peuvent prendre un autre sens, une autre valeur esthétique. Et en effet, cela s’inscrit peut-être dans un intérêt très contemporain pour la photographie vernaculaire, la photographie trouvée, la photographie de famille. Il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui travaillent sur la base d’un matériau ancien ou qui n’est pas le leur. J’ai aussi un travail un cours, Le journal d’un autre, où j’utilise des diapositives trouvées ou reçues de gens qui voulaient les mettre à la poubelle. En les mettant ensemble je parviens à raconter des histoire qui me sont personnelles. Mais c’est une autre histoire.

Mais toi, que ressens-tu face à ce travail ? Comment as-tu reçu cette proposition, que t’inspire-t-elle ?

[F. T.] Moi, j’étais simplement stagiaire donc j’espérais ne pas devoir faire le café (même si la cafetière italienne, j’aime bien). Je ne m’attendais pas à avoir un rôle actif. Je m’attendais plus à avoir un rôle passif : « voici la sélection d’images, scanne-les », et à la rigueur de pouvoir faire le travail de dépoussiérage et de repiquage pour te faciliter le travail. Mais si on m’avait dit : il va te passer des tupperware avec des images dedans, te demander de faire une sélection presque sans vouloir voir ce que tu as écarté, je ne l’aurais pas cru. Pour moi c’est une marque de confiance et une responsabilité assez extraordinaire. Je me dis que je dois adopter ton regard d’une certaine manière, car c’est toi qui signes, ce n’est pas moi. Donc il y en a une charge émotive… Parfois je me dis : celle-là, je la lui vole, je la scanne et l’imprime en A3 et je la mets chez moi, et tant pis ! D’autres où j’ai juste envie de prendre mon sac et d’aller marcher… J’espère que les souscripteurs auront aussi des impressions, des envies, des désirs du même ordre…

[F. L.] De ce que tu connais de la photographie, de là ou tu en es de ton parcours, comment qualifierais-tu ces images ? Plutôt anciennes ou plutôt contemporaines ? Sont-elles dans le monde d’aujourd’hui ou viennent-elles d’un monde passé ?

[F. T.] Je dirais le monde d’aujourd’hui, même si elles sont beaucoup plus simples que la photographie contemporaine qui est souvent très étrange ou incompréhensible. Elles me font penser à des carnets. Un peu comme une édition avec un beau carnet avec des notes manuscrites… Quant à savoir quelle est leur légitimité, c’est moi qui suis perdu et qui n’ai pas encore les termes pour m’exprimer…

[F. L.] C’est une des questions que je me pose : où s’inscrivent-elles dans l’état actuel de l’histoire du médium…

[F. T.] Dans une remise en cause dans tout les cas, puisque le fait de reprendre un matériau retrouvé tout à fait par hasard, c’est déjà une remise en question. « J’ai fait des images jadis, il me reste les ratées, que faire de ces ratées ? Je les jette directement ? Je les regarde ? Alors je me remets en question : pourquoi j’ai fait ce paysage comme ça, pourquoi je ne l’ai pas fait comme ça… Avec la charge émotive et de mémoire qui revient.

[F. L.] Ça c’est important. La dimension mémorielle me touche beaucoup. J’avais 21 ans, j’étais partis en Himalaya et j’ai vu tout ça. Et voilà comment j’ai photographié les choses. Il y a beaucoup de fragilité dans ce qu’il en reste aujourd’hui. Et si j’avais eu plus de maturité visuelle à l’époque j’aurais fait des images complètement différentes mais je serais aussi passé à côté d’autres choses sans doute…

[F. T.] Il faudrait que tu exprimes un peu ce qu’est la mémoire pour toi. Tu as survolé le sujet à l’instant mais sans t’y attarder. Car la photographie est un médium de la mémoire.

[F. L.] Il y a une phrase de Nicolas Bouvier qui dit ceci : « Si à tous ceux qui vieillissent on interdisait cette petite phrase “Vous souvenez-vous ?”, il n’y aurait plus de conversation du tout : nous pourrions tous, et tout de suite, nous trancher paisiblement la gorge. » Mon rapport à la mémoire ne doit pas être loin de cela. Mais il y a une autre question, importante pour moi, liée à celle de la mémoire, présente en filigrane dans la Dolpo Box : revoir toutes ses images me donne envie de tout reprendre à zéro, en me débarrassant de cette espèce de graisse que l’on a autour de l’œil, ou du moins que j’avais autours de l’œil, qui me faisait tout voir en débarrassant le réel de ce qui était trop contemporain.

[F. T.] C’est vrai que dans les images il y a très peu de modernité, il y en a quelques unes ou l’on voit des voitures au loin, des routes, des pylônes électriques, mais c’est rare…

[F. L.] J’évitais cela comme la peste, je voulais vider mon cadre de tout ce qui était le présent. Et aujourd’hui face aux images de cette nature sauvage, ces petits villages paumés, ce peuple que j’aime, je n’ai qu’une envie c’est d’y retourner, mais sans appareil photo, juste pour vivre l’instant.

[F. T.] Ou à la limite avec l’appareil du Smartphone ou un appareil en jouet…

[F. L.] Même pas : partir sans et vivre ! En voyant la Dolpo Box, je me dis que j’ai un peu raté ça…

[F. T.] Si je n’avais pas eu l’appareil et la volonté de prendre une image, alors est-ce que je n’aurais pas pris un thé et prolongé la conversation ?

[F. L.] Exactement. C’est la mémoire de cela aussi que convoque ce projet : la mémoire de la partie du voyage que je n’ai pas vécue comme j’aimerais aujourd’hui l’avoir vécue. Il n’y a pas de regrets. Les choses ont été ce qu’elles ont été. Mais cela me donne envie de réessayer différemment. Parce que par contre, mon intérêt et mon envie d’être au Népal n’ont pas faibli. J’aimerais beaucoup traversé le Népal d’est en ouest à pied…

[F. T.] Juste à la limite avec un petit carnet pour noter des impressions, tes pensées, sans appareil, téléphone, rien… Es-tu déjà parti sans appareil photo ?

[F. L.] Je suis déjà parti sans utiliser l’appareil photo, mais je crois que j’ai toujours l’appareil avec moi. Ce serait l’occasion…

[F. T.] J’ai lu un livre, je ne me souviens plus de l’auteur, c’est Les 36 photos que je croyais avoir prises à Séville (4) . C’est un couple, une pellicule, ils la charge dans le magasin et ils vont à Séville deux ou trois jours. Quand ils reviennent, ils se rendent compte que l’amorce n’avait pas pris. Film vierge. D’ou le contre-pied : l’auteur réécrit chaque photo en décrivant ce qu’il n’a pas enregistré. C’est un peu cette idée-là que tu dis : de ne pas enregistrer les choses sur la pellicule mais dans la mémoire, pour pouvoir les restituer après, à la limite, au besoin.

[F. L.] Et même pas « à la limite ». Ou alors les restituer, oui, mais dans vingt ans, la mémoire ayant joué son rôle de filtre. Nicolas Bouvier dit aussi quelque part qu’il a fait des dizaines de voyages qui n’ont pas laissé une ligne ni une image. Je pense que c’est important. La Dolpo Box me confronte à nouveau à la force de ce pays, intrinsèque en soi, mais pas pour en dire quelque chose, mais simplement pour le vivre…

 

 


Photographies de Florian Tourneux : La Dolpo Box, Nyons, Mars 2017.


(1) Eric Valli & Diane Summers, Dolpo, Le Chêne, 1986.
(2) Eric Valli & Diane Summers, Chasseurs de miel, La Martinière, 1988.
(3) Steve McCurry, Monsoon, Thames & Hudson, 1988.
(4) Dominique Noguez, Les 36 photos que je croyais avoir prises à Séville, Maurice Nadeau, 1993